17-25/05/2016 – Conférence – La sainte Trinité, source du mystère de l’homme

Conférence
de Maurice Zundel à Paris le 3 février 1974. Non édité. Les titres sont ajoutés.

Avec la voix de Maurice Zundel qui nous permet d’entrer plus profondément dans le texte. Pour l’écoute, affichez immédiatement le texte complet en cliquant sur « lire la suite ».

Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs,

Où situer la morale ? Y a-t-il une morale ?

Observer les commandements

Il y a une lettre de Bossuet à Louis XIV, lui demandant de se séparer de la Montespan si il veut faire ses Pâques comme tout bon chrétien doit les faire. Et le roi accepta cette lettre. Il avait assez de foi, à son point de vue, assez de foi pour trouver que l’évêque était dans son rôle en lui rappelant son devoir. Et, s’il était pécheur, il avait conscience de l’être. Il admettait donc qu’il ne pouvait pas, comme n’importe quel chrétien, faire ses Pâques sans se résoudre à observer les commandements de Dieu.

Cette situation ne se retrouve pas très souvent aujourd’hui, car ce qui est en question, aujourd’hui, c’est précisément la légitimité de ces commandements. Louis XIV pouvait pécher, il savait qu’il était pécheur, il savait qu’il relevait comme toute créature, du haut domaine de Dieu, tel qu’il le concevait, et que il n’y avait pas d’exception pour les rois, qu’ils étaient des chrétiens comme les autres, et qu’ils avaient à se conformer à la morale proposée par l’Eglise.

Une morale qui vient du dehors

Si l’homme est inviolable, il veut l’être aussi pour Dieu. Et il récuse précisément Dieu, si Dieu ne respecte pas son inviolabilité.

Aujourd’hui, cette position est de plus en plus contestée parce que, on n’imagine plus ou on souffre de moins en moins, une morale qui vienne du dehors, et qui ait l’apparence d’une contrainte ou d’un interdit. On le souffre d’autant moins que le freudisme a ouvert les vannes, et que, il a révélé ces soubassements de notre inconscient qui plonge dans le cosmos et qui en quelque sorte prolonge les racines de notre animalité.

Et il est sûr que, le commandement – comme saint Paul l’avait bien vu – le commandement donne toujours le désir de transgression par cela même qu’il est le commandement. Je ne connaîtrais pas la convoitise, dit saint Paul au 8ème chapitre de l’Epître aux Romains, je ne connaîtrais pas la convoitise si la loi ne disait pas : tu ne convoiteras pas.

Il y a dans cette rébellion comme l’expression de cette autonomie qui est une des expériences fondamentales de notre humanité : si l’homme est inviolable, il veut l’être aussi pour Dieu. Et il récuse précisément Dieu, si Dieu ne respecte pas son inviolabilité. C’est là une des racines les plus profondes de la contestation, c’est le refus d’être régi du dehors et la volonté de construire sa vie sur une autonomie radicale.

Le fléchissement des exigences morales est patent, il est éclatant, il se manifeste partout, et il semble que, on ne soit pas à la page, si on n’entre pas dans le rang des contestataires, il faut absolument dire non à toute la tradition pour être dans la vérité d’aujourd’hui.

On comprend d’ailleurs, on comprend bien cette attitude, du moins on en perçoit le fondement, dans la mesure où la conscience de notre autonomie et de notre inviolabilité est effectivement l’expérience la plus prégnante et la plus fondamentale de notre humanité.

Le Décalogue

Pourquoi promouvoir ce Décalogue comme l’expression dernière de la volonté divine et de la perfection chrétienne ?

Et, il est certain que le Décalogue, qui a régi la chrétienté d’une manière assez paradoxale, puisque le décalogue vient du judaïsme, et qu’on aurait pu s’attendre à ce que les chrétiens tirent la formule de leur morale des paroles mêmes du Seigneur. Quoiqu’il en soit, c’est ce Décalogue qui a formé la chrétienté, qui lui a donné sa morale et qui nous a été enseigné dès notre prime enfance.

Or ce Décalogue a des aspects assez universellement humains qu’on retrouve un peu partout d’ailleurs, et il a des aspects culturels, comme le sabbat, comme l’interdiction des images, auxquels les chrétiens ne se sont pas sentis liés. Alors pourquoi, pourquoi promouvoir ce Décalogue comme l’expression dernière de la volonté divine et de la perfection chrétienne ?

La morale a pu varier, on le voit bien dans la Bible où la polygamie a été en usage et où le plus sage de tous les rois d’Israël, nous dit-on, le grand Salomon, pouvait se glorifier d’avoir sept cents femmes et trois cents concubines. C’était là évidemment une manière orientale de glorifier, de glorifier sa majesté.

L’exigence de liberté

S’il s’agit pour être libre de nous libérer de nous-même… il est évident qu’il va en surgir une morale qui sera infiniment plus rigoureuse que le Décalogue, mais qui se présentera sous un aspect de totale intériorité.

Alors, où situer la morale ? Y a-t-il une morale ? Pouvons-nous retrouver un fondement qui suscite en nous une exigence indiscutable et qui soit en accord à la fois avec la conscience de notre autonomie, de notre inviolabilité, et avec cette soif inextinguible de liberté qui est en nous ?

Sans nul doute nous allons retrouver une telle morale. Et précisément, dans l’exigence de liberté si on traduit cette exigence de liberté par une exigence de libération. S’il s’agit pour être libre, de nous libérer de nous-même, d’atteindre à ce vide créateur où l’on n’est plus assujetti à ce fond passionnel et cosmique que nous découvrons sans cesse au fond de nous-même, il est évident que il va en surgir une morale qui sera encore infiniment plus rigoureuse que le Décalogue, mais qui se présentera précisément sous un aspect de totale intériorité.

Une morale chrétienne sur le modèle divin

Cette morale… va trouver une illustration extraordinairement bienvenue dans le mystère de Dieu, dans le modèle divin que nous offre la très sainte Trinité.

Il faut dire que cette morale qui nous est suggérée immédiatement, précisément par une prise de conscience suffisamment profonde de notre autonomie, entendue comme un appel à la libération, il faut dire que cette inspiration va trouver une illustration extraordinairement bienvenue dans le mystère de Dieu, dans le modèle divin que nous offre la très sainte Trinité.

Et il est certain que c’est sur ce terrain que il faut reconstituer une morale chrétienne qui est en réalité une mystique, une vie d’union avec Dieu, qui comporte notre union d’ailleurs avec toute l’humanité et tout l’univers.

C’est ce que nous pouvons voir, et vérifier en quelque manière, si nous passons en revue les passions, les passions les plus profondes qui nous animent. Vous vous rappelez le mot de saint Jean dans sa première Epître : « Tout ce qui est dans le monde, est convoitise de la chair, convoitise des yeux, et orgueil de la vie. » Cette convoitise de la chair, cette convoitise des yeux, surtout cette dernière, peut être illustrée par cet appétit de valoir dont Hesnard fait l’instinct fondamental de l’homme.

Valoir, valoir, se mettre en valeur, être reconnu comme une valeur. Plus profond, pense Hesnard, que tous les instincts et les animant tous, ce besoin de valoir.

[Repère enregistrement audio : 10’ 40’’]

Impossible de vivre sans croire à sa valeur

Cet instinct de valoir, ce désir de valoir et de se faire valoir est en nous comme une réalité qu’il faudra actualiser dans une direction ou dans une autre.

L’exhibitionnisme, ou le personnage de lady Macbeth

Il me semble que il y a dans cette affirmation un fond de vérité incontestable, car l’homme ne pourrait pas vivre s’il ne croyait pas à la valeur de sa vie : un homme qui serait absolument convaincu que sa vie n’a aucune valeur ne pourrait plus poursuivre sa carrière ; il se tuerait.

Il est donc certain que cet instinct de valoir, ce désir de valoir et de se faire valoir est en nous comme une réalité qu’il faudra actualiser dans une direction ou dans une autre. Il est impossible de le prétériter (1), impossible de l’ignorer, puisque c’est une des conditions mêmes de la poursuite de notre existence.

Mais se faire valoir peut, d’une certaine façon, s’opérer sur deux versants différents. Il y a l’exhibitionnisme au sens où on s’étale, où on veut se montrer, se faire voir, où on veut faire parler de soi, où on veut être épinglé au point que on domine les autres et que l’on ait autour de soi une cour qui rend hommage à ce que l’on est.

Illustrons cela par le personnage de lady Macbeth, si vous voulez, qui a porté à l’absolu ce désir de se faire voir et d’être reconnue dans sa grandeur, qui n’a reculé devant aucun crime pour aboutir à cette primauté, qui équivalait pour elle à une sorte de divinisation. Ayant atteint ce sommet, elle pense avoir accompli son destin, puisque il n’y a rien au-dessus d’elle et que tout, est au-dessous d’elle. Elle boit les hommages qui lui sont offerts en oubliant les crimes qui lui ont permis de parvenir à ce faîte, jusqu’à ce que ceux-ci soient découverts, et à ce moment-là, évidemment, la pyramide s’écroule, parce que il lui est impossible de croire à une grandeur à laquelle les autres ne croient plus, puisque elle a assis, précisément, sa grandeur sur leur admiration, sur la reconnaissance qu’elle attendait d’eux, tout s’écroule quand elle ne lit plus dans les yeux des courtisans que le mépris et la haine et le désir de vengeance.

Mais, peu ou prou, nous connaissons bien cette tentation qui est une tentative, précisément, comme toute tentation, une tentative de réaliser un des aspects de notre être qui est de valoir, qui est de valoir, non seulement à nos propres yeux, mais de valoir aux yeux des autres, et d’être reconnu dans notre grandeur unique.

Le désir de dominer

Que de mal, disait Bossuet, que de mal Philippe le Macédonien s’est donné pour faire parler de lui ! Que de mal ! Et que dire d’Alexandre son fils ! Il est évident que les grands conquérants poursuivent ce désir de se faire valoir sous un aspect particulier qui est le désir de dominer.

Le désir de valoir comporte toujours une certaine domination dans ce sens que, on ne veut pas partager le gâteau avec tout le monde, on veut autant que possible le garder pour soi seul. Si on n’émergeait pas des autres, on n’aurait pas le sentiment de valoir ! D’où la tentation de l’exhibitionnisme qui court les rues, car combien d’hommes et de femmes sont occupés à se faire valoir, et remplissent les journaux et les mass media de leurs supposées valeurs.

Et l’on ne saurait d’ailleurs s’en étonner puisque, s’il est impossible de vivre sans croire à sa valeur, la tentation est bien compréhensible d’utiliser tous les moyens pour y parvenir et de se confirmer dans le sens de sa valeur par l’admiration que l’on suscite dans les autres.

Les grands conquérants – n’est-ce pas, comme Alexandre, comme César, comme Napoléon – les grands conquérants infléchissaient ce besoin de valeur, de valoir, dans le sens de la domination. C’est une approximation encore plus étroite de la divinité, puisque Alexandre en effet a cherché en Egypte le couronnement de sa carrière ; en se faisant reconnaître comme Dieu.

Délivré de l’humiliation

Le pouvoir, s’il est sans limite, le pouvoir si il est tout-puissant, donne évidemment à l’homme ce sentiment de sa divinité.

Le pouvoir, s’il est sans limite, le pouvoir si il est tout-puissant, donne évidemment à l’homme ce sentiment de sa divinité. Et on comprend le mot de César préférant être le premier dans un village que le second à Rome. Surtout jamais le second ! Parce que, il faut atteindre à la primauté, si l’on veut assouvir pleinement son désir de valoir.

C’est tous ces grands personnages qui remplissent l’histoire de leur bruit, tous ces grands personnages évidemment se sont trompés : ils ont abouti finalement à une impasse, mais on les comprend d’avoir cherché, étant donné le talent dont ils se sentaient possesseurs, d’avoir cherché à s’affirmer en transformant l’univers, en le malaxant selon leurs désirs, et en imposant leur marque à toute une époque.

C’est là que le modèle divin qui nous est donné par le Seigneur, le modèle divin qui est la Trinité sainte, c’est là que l’humilité de Dieu nous délivre de l’humiliation.

Et c’est là que justement que le modèle divin, qui nous est donné par le Seigneur, le modèle divin qui est la Trinité sainte, c’est là que l’humilité de Dieu nous délivre de l’humiliation, car celui qui n’atteint pas à l’expression de la grandeur à laquelle il prétend, se sent humilié, il a l’impression d’être sous-estimé, il a l’impression que sa vocation ne s’est pas accomplie, qu’il avait droit à une autre place que celle qui lui est allouée, et qu’il a manqué à son destin.

[Repère enregistrement audio : 18’ 58’’]

De la possibilité de canoniser les passions

L’humilité de Dieu

Jésus, par bonheur, nous a révélé l’humilité de Dieu. Vous vous rappelez ce beau texte du « De Beatitudine », ce texte incroyable et merveilleux qui émane du 13ème siècle, qui est peut-être de saint Thomas d’Aquin, et qui de toute façon est admirable : « Ce qui incite l’âme, ce qui l’enflamme à l’amour de Dieu, c’est cette humilité de Dieu qui s’est soumis aux anges et aux âmes saintes, comme un esclave que l’on achète sur le marché, comme si chacune de ses créatures était son Dieu. »

Je pense que, on n’est pas allé plus loin dans l’orthodoxie chrétienne, pour exprimer ce retournement de la situation, pour exprimer cette possibilité d’atteindre à l’humilité sans humiliation. Car justement la révélation de la très Sainte Trinité, c’est la révélation d’une grandeur, de la grandeur suprême dans le dépouillement absolu.

Notre appétit d’être Dieu peut donc être satisfait sans blasphème…, être parfait à la manière de Dieu consiste précisément à se dépouiller radicalement, en n’ayant prise sur son être qu’en le communiquant.

Notre appétit d’être Dieu peut donc être satisfait sans blasphème, alors que c’était cela qui constituait le péché originel dans la version de la Genèse, c’est cela au contraire qui constituera la perfection dans la version évangélique : être comme le Père céleste, être parfait comme Dieu, être parfait à la manière de Dieu qui consiste précisément à se dépouiller radicalement, en n’ayant prise sur son être qu’en le communiquant.

Il est certain que c’est dans cette perspective, seulement, qui est celle de l’agenouillement de notre Seigneur au lavement des pieds, il est certain que c’est dans cette perspective seulement que nous pouvons satisfaire à notre appétit, à notre appétit de grandeur, sans rencontrer jamais aucune déception, puisque cette grandeur ne peut se réaliser que par l’évacuation totale de notre moi possessif.

Le moi cosmique

Il faut dire d’ailleurs en faveur de ce moi possessif qu’il est aussi un moi cosmique, que il plonge ses racines dans toute l’histoire de l’univers, que le courant, l’élan vital monte du fond, du fond des abîmes de l’univers minéral à travers l’épanouissement végétal et animal jusqu’à nous ; il y a cet immense désir de la vie, qui est comme un océan qui déferle en nous et qui mime en quelque sorte l’infini, il y a un indéfini qui est le fondement du panthéisme ; il y a dans notre inconscient, quand il se manifeste avec puissance, il y a de quoi justifier le panthéisme, c’est à dire une divinité diffuse qui se confond avec le cosmos, qui épouse son tumulte, et qui finalement, se confond avec nos instincts magnifiés, et non rectifiés.

Alors comment ordonner ce moi cosmique, ce moi qui vibre de tous les courants d’univers ? Comment le rectifier ? Comment le transmuter ? Comment le libérer ?

La suprême grandeur c’est d’être à genoux, la suprême grandeur c’est de se donner…, la suprême grandeur c’est de ne pouvoir plus même se regarder.

Il faut l’infini en personne pour y combattre justement et tenir en respect cet indéfini qui mime l’infini, qui nous ensorcelle et nous donne le vertige. Et justement le véritable infini, dans sa simplicité adorable, se révèle comme dépouillement. Voilà la suprême grandeur : la suprême grandeur c’est d’être à genoux, la suprême grandeur c’est de se donner, la suprême grandeur c’est de ne pouvoir rien posséder, la suprême grandeur c’est de ne pouvoir plus même se regarder.

C’est cette humilité de Dieu, comme dit le « De Beatitudine », c’est cette humilité de Dieu qui peut à la fois exorciser le gauchissement de notre effort vers la grandeur, et accomplir notre vocation de grandeur, en nous donnant l’assurance que nous sommes appelés à être Dieu, c’est-à-dire à nous accomplir à la manière de Dieu, et que c’est là notre vocation la plus impérieuse et la plus profonde : il s’agit de devenir comme Dieu, à la manière de Dieu. Il n’y a plus d’obstacles !

Pour Nietzsche, Dieu, à un certain niveau, était le rival, le rival odieux, monstrueux, indécent !

« S’il y avait des dieux, comment supporterais-je de n’être pas dieu ! » Justement, parce que Dieu était perçu comme la limite, et non pas comme l’épanouissement suprême; Dieu était perçu comme l’interdit, et non pas comme le ferment de libération.

Il y a donc une possibilité de canoniser les passions, c’est de les rendre conformes, de les rendre conformes à leur exigence la plus profonde, en les acheminant vers cette grandeur intérieure, en les assumant dans la ligne de l’esprit, puisque l’esprit, c’est cette capacité qui enveloppe tout notre être, cette capacité de ne pas nous subir, mais de jaillir tout neufs à chaque instant, d’une rencontre nouvelle avec l’infini en personne.

[Repère enregistrement audio : 26’ 33’’]

Faire des passions le clavier des vertus

La convoitise de la chair

Il y a un autre aspect de cette gerbe de désirs et de convoitises que saint Paul, du moins saint Jean nomme en premier, la convoitise de la chair, et ici bien sûr nous n’avons pas à souligner que l’érotisme coule à pleins bords et que quiconque veut être dans le vent doit renoncer absolument aux tabous sexuels : il n’y a plus de tabous ! Pourquoi y en aurait-il ? Pourquoi est-ce que une fonction aussi naturelle ne pourrait-elle pas s’accomplir au grand jour, et sans aucune limitation ?

C’est là que de nouveau la Trinité divine va projeter la plus profonde lumière sur nos soubassements biologiques, parce que la Trinité est trinité : il y a trois personnes.

La désappropriation, justement, elle porte à la fois sur le connaître et sur l’aimer. L’acte de connaître jaillit entre le Père et le Fils dans une désappropriation radicale, et l’acte d’aimer jaillit entre le Père et le Fils d’un côté, et le Saint-Esprit de l’autre. C’est-à-dire que tout l’agir divin est désapproprié dans ce regard vers l’Autre qui constitue en Dieu toute la personnalité.

La troisième personne

Et c’est la justement que nous allons retrouver l’équilibre de l’amour humain, si nous le considérons comme trinitaire. Et il est facile de le considérer comme trinitaire à partir de la morphologie sexuelle elle-même, à partir des éléments qui constituent l’origine même de notre vie. Nous avons tous été d’abord un œuf fécondé, c’est-à-dire un ovule fécondé par un spermatozoïde, c’est par-là que notre carrière a débuté, et dans la différence des sexes on retrouve précisément cette ordination à ces éléments, l’ovule et le spermatozoïde qu’il s’agit de conjuguer, pour que la vie naisse et se développe.

Il est clair que la seule prise de conscience de ce fait que le spermatozoïde ou l’ovule sont en principe ou sont au principe d’une troisième personne, constitue une dimension prodigieuse.

Je ne peux pas disposer d’une troisième personne, si elle est déjà virtuellement confiée à mon organisme et à mon amour.

L’adolescent qui est convaincu ou l’adolescente qui est convaincue que ces germes qui se développent en lui ou en elle, qu’ils sont quelqu’un, qu’il y a une troisième personne, qu’il y a là une ordination à l’enfant, qu’il y a là tout le mystère d’une création d’une humanité qui veut jaillir de l’amour, tout cela transfigure le regard ; je ne peux pas disposer d’une troisième personne, si elle est déjà virtuellement confiée à mon organisme et à mon amour.

Et suivant cette ligne on voit bien en effet que toute la morphologie sexuelle de part et d’autre, chez l’homme et chez la femme, dessine précisément cet élan vers l’enfant ; c’est donc la troisième personne qui éclaire les deux autres en focalisant leur regard sur ce visage nouveau, inconnu, que les deux partenaires portent en eux.

L’amour s’est arrêté au duo

L’hérésie de l’amour, c’est justement de n’avoir pas réalisé la Trinité. L’hérésie de l’amour, c’est de s’être arrêté au duo : toutes les chansons d’amour parlent d’un duo, elles ne parlent jamais de la troisième personne et c’est cela qui cause la suprême perversion, parce que la liberté, elle ne peut jaillir qu’en face de l’infini, et que l’on n’échappe, on échappe à l’envoûtement de l’espèce que dans la lumière de la personne.

Si la sexualité s’est arrêtée au duo, c’est évidemment que l’homme naturel ne saurait y échapper, c’est la loi même de la génération dans toutes les espèces animales, supérieures en particulier, que les partenaires s’enivrent l’un et de l’autre, surtout le mâle à l’égard de la femelle, s’enivrent l’un de l’autre, sans avoir le moins du monde conscience qu’ils sont simplement les agents de la génération, qu’ils sont simplement au service de l’espèce, ils n’en ont aucune conscience, ils ont une conscience possessive, une conscience de leur propre jouissance, parce qu’ils sont incapables de dépasser les sollicitations de leur être hormonal.

L’homme qui n’est pas né de l’esprit, est nécessairement pris dans ce courant cosmique, dans ce courant de l’espèce, il en subit l’envoûtement et le vertige, et il ne saurait y échapper, tant que son psychisme est seul à l’œuvre, car, nous l’avons souvent remarqué, le psychisme, chez l’homme, est beaucoup plus profondément sexué que la physiologie animale, parce que justement c’est le psychisme qui doit créer cette tendance, cette propension, cette inclination à l’union indispensable à la propagation de l’espèce.

Il y a donc un envoûtement du psychisme qui va jusqu’à l’aveuglement complet, jusqu’à l’exclusion totale de la génération, tout en accomplissant l’acte générateur.

Un enfant qui naît au hasard

On ne peut sortir de cette ligne horizontale, on ne peut dépasser cet envoûtement psychique que en crevant le plafond, en voyant précisément que ce n’est pas le couple qui est concerné comme tel dans ces relations où les germes de vie sont concernés ou sont échangés, il y a une troisième personne qui leur est confiée, et qui fait appel à leur virginité, c’est-à-dire au dépouillement total d’eux-mêmes.

Car c’est ainsi, évidemment, que tout enfant voudrait naître, aucun enfant ne voudrait être la rançon d’un amour qui n’est pas le sien, qui ne le concerne pas, il ne voudrait pas être né d’un oubli, il ne voudrait pas être né simplement d’un transport où il n’avait aucune part, car c’est au hasard alors qu’il serait né, et c’est au hasard en effet que la plupart des enfants sont nés.

Si l’on veut surmonter ce hasard, il faut justement revenir à la Trinité qui comporte trois personnes. Le corps humain se recrée en s’intériorisant lorsque le visage de l’enfant s’imprime en lui, le visage de tous les enfants du monde qui pourraient sortir de ce couple, le visage de tous les enfants du monde qui sont confiés à notre amour.

Pour une maternité et une paternité de la personne

Le sens profond de la chasteté, c’est nous libérer de l’espèce pour l’assumer, pour l’intérioriser, pour échapper à une prolifération absurde, car il ne s’agit pas de multiplier à l’infini les individus, mais de susciter des personnes auxquelles on se consacre avec toute sa personne.

Et cela précisément comme une exigence de libération, car si l’on ne se délivre pas de l’espèce, il n’y a pas de liberté ; si l’espèce triomphe de la personne, il n’y a personne ! – Le sens de la chasteté, c’est précisément, de la chasteté qui comporte, ou du moins qui concerne tous les états, tous les états, tous les hommes, car aucun homme ne peut être dispensé de sa libération qui le fait homme et lui confère sa véritable dimension – Le sens profond de la chasteté, c’est cela : nous libérer de l’espèce pour l’assumer, pour l’intérioriser, pour échapper à une prolifération absurde, car il ne s’agit pas de multiplier à l’infini les individus, mais de susciter des personnes auxquelles on se consacre avec toute sa personne.

Il y a une maternité de l’espèce, de, une maternité de l’espèce qui est spontanée, instinctive, mais il y a une maternité de la personne qui est infiniment plus essentielle, et une paternité de la personne qui n’est pas moins nécessaire, qui concerne justement la libération dans cet enfant, à l’égard de son moi possessif, libération à laquelle on ne peut concourir que dans la mesure où on s’est libéré soi-même.

Celui qui ne s’est pas libéré ou qui n’est pas sur le chemin de la libération qui ne l’entreprend pas sérieusement, comment pourrait-il assister, je veux dire : concourir au développement d’une libération dans son enfant ! Il faut un espace infini pour que l’esprit découvre son espace, et c’est justement cette libération infinie qui est requise des parents s’ils veulent la susciter dans leur enfant.

Fixer son regard sur la Trinité divine

Il y a trois personnes, et non pas deux.

Tout devient intelligible, tout devient transparent si on regarde l’être humain dans ses deux expressions, masculine et féminine, si on le regarde à travers le visage de l’enfant.

Toute possession est exclue, toute possession de l’homme par la femme et de la femme par l’homme, toute possession de l’enfant par ses parents, et réciproquement, dans la mesure justement où on fixe son regard sur la Trinité divine où la vie circule sans jamais être possédée dans l’éternité de l’amour.

Il y a d’ailleurs un autre aspect dans l’univers passionnel.

Il s’agit de transmuter, et non pas ni de réprimer, ni de supprimer, mais de transmuter, en faisant des passions elles-mêmes, le clavier des vertus.

Il s’agit de transmuter, et non pas ni de réprimer, ni de supprimer, mais de transmuter, en faisant des passions elles-mêmes, le clavier des vertus. Comme on fait des sons qui peuvent être terrifiants dans le bruit. Comme on en fait de la musique, quand ces vibrations de l’être sont harmonisées, alors ce bruit s’intériorise tellement qu’il devient en nous la source même du silence. C’est ce qu’il s’agit de faire de ces passions, il faut les ordonner et non pas les détruire, les transfigurer et non pas les mépriser.

[Repère enregistrement audio : 41’ 09’’]

La justice suppose une vision de l’homme revêtu de sa dignité infinie

La passion de la justice

Il y a donc un autre aspect de la passion, de la passion de la justice, qui est encore une revendication de la valeur. Je veux être traité comme les autres, ou je veux que les autres soient traités comme moi, je refuse l’inégalité de principe qui donne aux uns la primauté sur les autres, sans que, d’ailleurs, ils aient, ils n’aient rien fait pour l’acquérir. Il y a un instinct de justice qui veut s’exprimer d’une façon à la fois généreuse et passionnée, et mobiliser des êtres qui engageront leur vie elle-même pour le triomphe de la cause au nom de laquelle ils militent.

La justice n’a aucun sens si l’homme est le produit du hasard. La justice suppose une vision de l’homme revêtu de sa dignité infinie.

Et là encore évidemment le modèle trinitaire est indispensable. Il ne faut pas oublier en effet que la justice ne peut pas être à sens unique, que la justice ne peut pas être partisane, ni d’un côté, ni de l’autre, que la justice n’a aucun sens si l’homme est le produit du hasard. La justice suppose une vision de l’homme revêtu de sa dignité infinie. S’il y a, en effet, dans chacun la même présence divine, si chacun est le porteur de Dieu, si la révélation de Dieu est confiée à chacun, ce qui est criminel c’est de mettre un homme, fût-ce un seul homme, dans des conditions telles qu’il ne puisse pas exprimer la vie de l’esprit, qu’il soit tellement conditionné par les charges matérielles qui l’accablent, qu’il ne puisse pas connaître cette respiration de lumière et d’amour où la Présence de Dieu se révèle. Donc la justice, c’est la revendication pour chacun de pouvoir devenir le sanctuaire de cette Présence.

La méconnaissance de l’intériorité de l’homme

Il faut comprendre que toute révolution qui ne s’accomplit pas du dedans, pour aboutir précisément à cette affirmation de l’esprit au plus intime de chacun, est condamnée à l’échec et à provoquer d’innombrables catastrophes.

Et c’est ce qui paraît si paradoxal dans le marxisme, je veux dire en principe, c’est la méconnaissance de cette intériorité unique, personnelle, qui est le véritable bien commun, comme une musique nous rassemble dans la mesure où chacun la vit. Elle nous rassemble d’autant plus que chacun la vit au plus intime de soi, comme les biens de l’esprit ne peuvent circuler que s’ils sont vécus, comme un maître ne peut enseigner que s’il est d’abord en possession de sa discipline, la communiquant d’autant mieux qu’il s’en nourrit davantage.

Ce qui est stupéfiant, c’est justement cette méconnaissance de l’intériorité de l’homme. Toute la civilisation, toute la construction de la Cité, devrait être ordonnée à la possibilité de cette expression totalement personnelle au sens où il s’agit d’une libération au plus profond de soi, car, si cette libération au plus profond de soi qui va exercer sa contagion de proche en proche sur toute l’humanité, si ce n’est pas cela que l’on veut préserver, alors on aboutira à une justice de classe, et on voyait précisément tout récemment en Chine populaire le rejet de Mozart, de Beethoven, de Schubert, comme d’artistes bourgeois dont la musique n’exprime pas l’esprit de classe. Si l’esprit de classe doit être la seule légitimation de l’activité humaine, tous ceux qui ne sont pas de cette classe sont exclus, et cet esprit de classe mobilise finalement un instinct grégaire qui va à contre-courant d’une libération authentique.

Il est donc clair que il ne s’agit pas de se gargariser du mot de révolution pour être dans le vent, il faut comprendre le risque qu’il comporte, il faut comprendre que toute révolution qui ne s’accomplit pas du dedans, pour aboutir précisément à cette affirmation de l’esprit au plus intime de chacun, est condamnée à l’échec et à provoquer d’innombrables catastrophes.

La suprême grandeur est au-dedans

Il y a une morale possible, mais elle devient une mystique : il s’agit de regarder ce visage adorable imprimé au plus profond de nos cœurs, qui est le visage du Père et du Fils et du Saint-Esprit.

Justement, parce que nous avons à réaliser le modèle divin, je veux dire que le modèle divin, seul, peut nous éclairer sur nos propres réalisations, et puisque la suprême grandeur est au-dedans, cette évacuation de soi, cette libération de soi, dans un amour sans frontières, c’est évidemment dans cette direction que doit s’accomplir toute révolution authentique, sans mépris de personne, sans exclusion de personne, en changeant les structures de manière à ce que tous puissent reconnaître leur humanité et la développer sans fin dans cette ligne de libération qui resplendit au cœur de la Trinité divine.

Il y a donc une morale possible, une morale de l’intériorité, une morale de la libération qui exige tout, toujours et à chaque instant, puisque c’est à la racine de la personne qu’elle se situe et que c’est le moi qui est le centre de gravité de toute notre existence et de toute notre action, il y a une morale possible, mais elle devient finalement une mystique : il s’agit de regarder, de regarder ce visage adorable imprimé au plus profond de nos cœurs, qui est le visage du Père et du Fils et du Saint-Esprit.

Cette lumière suprême éclaire nos plus intimes soubassements et nous permet d’affirmer chacune de nos passions, mais redressée, mais rectifiée, mais intériorisée, pour faire de tout cet organisme, de toutes ces pulsions, le clavier des vertus.

C’est dans ce regard sur Dieu que nous nous libérons le plus profondément, puisque nous entrons dans le rythme même de la personnalisation en Dieu qui est relation pure. Et tout cela n’a rien de chimérique puisque cette lumière suprême éclaire nos plus intimes soubassements et nous permet d’affirmer chacune de nos passions, mais redressée, mais rectifiée, mais intériorisée, pour faire de tout cet organisme, de toutes ces pulsions, le clavier des vertus.


(1) Terme de Suisse romande d’origine juridique : léser, désavantager.