17-21/02/2013 – Homélie – Les hôtels-Dieu

Homélie
de Maurice Zundel, pour le 1er dimanche de carême 1956, journée des malades. Publié dans « Ta Parole comme une source », page 217 (*)

 

Avec la voix de Maurice Zundel qui nous permet d’entrer plus profondément dans le texte.

Les vieux hôpitaux français portent jusqu’aujourd’hui le nom d’Hôtel-Dieu. Ce nom admirable d’Hôtel-Dieu condense toute une théologie. Il nous rappelle d’abord, il nous rend sensible la compassion de Dieu. Nous avons tous dans le souvenir, dans cette mémoire du cœur sans laquelle on ne peut pas lire l’Évangile, ce texte admirable de Matthieu 25 :  » J’étais malade et vous m’avez visité « . L’Hôtel-Dieu reçoit donc dans ses murs, reçoit le Christ souffrant. Tous les malades ensemble sont assumés par le Christ et en chacun d’eux, c’est Jésus qui est infirme. Et si Jésus est infirme, si Dieu souffre dans les malades, c’est que Dieu a un cœur maternel, c’est que Dieu est miséricordieux et le mot miséricordieux veut dire précisément avoir un cœur misérable quand les êtres qu’on aime sont dans la tribulation.

 

 Et c’est là justement le principe même de la Rédemption : cette humanité abandonnée à elle-même parce que, elle a abandonné Dieu, cette humanité, Dieu la regarde toujours avec des yeux de mère et, puisqu’elle s’est précipitée elle-même dans la catastrophe, Dieu l’aime d’un amour compatissant, il souffre en elle, il souffre avec elle, il souffre pour elle, il souffre avant elle, comme le fait une vraie mère dans ses propres enfants.

Et c’est pourquoi l’hôpital est l’Hôtel-Dieu. Dans tous les malades, la foi retrouve le Christ. Dans tous les malades, la foi honore le Christ qui s’est identifié avec chacun, qui souffre en chacun comme une mère souffre la première dans ses enfants.

Mais si Dieu souffre de cette manière – c’est la question qui monte spontanément de notre cœur à nos lèvres – si Dieu souffre ainsi dans ses enfants, si il est vraiment compatissant dans le sens le plus fort, si il est le premier atteint par la maladie, pourquoi ne l’empêche-t-il pas ? Ce serait si simple, puisqu’il est le Créateur, de faire un monde où la mort ne puisse se produire, où la maladie soit inconnue. C’est du moins ce que nous sommes portés à penser toutes les fois que nous oublions que le seul monde que Dieu puisse créer est un monde axé sur l’amour, un monde qui est le don de sa tendresse, un monde qui est une histoire à deux, un monde où Dieu ne peut rien tout seul.

La liberté, qui est un privilège divin, cette liberté qui fait de nous des hommes, cette liberté qui nous associe à l’œuvre de Dieu, cette liberté peut se refuser à l’appel de sa tendresse, se mettre en travers de son dessein Créateur et faire de l’univers, au lieu d’une création où se joue l’éternelle sagesse, où se révèle l’éternel Amour, une dé création où l’être se défait, où il est livré à tous les désordres, où l’organisme disloqué s’offre lui-même en proie à la mort.

Et c’est de là que va naître un autre aspect de l’Hôtel-Dieu. Le Christ compatissant, le Christ fraternel, le Christ plus maternel que la plus tendre des mères, s’identifie avec chaque malade, c’est certain :  » J’étais infirme et vous m’avez visité. » Le Christ ne peut pas empêcher la maladie, toutes les maladies, pas plus qu’il ne peut empêcher toutes les morts parce que la Création est une histoire à deux et que au Créateur, l’homme peut s’opposer comme un dé créateur.

Mais justement, parce que l’œuvre de Dieu peut être saccagée, parce que sa tendresse peut être méconnue, parce que son amour peut être rejeté, va naître dans le cœur chrétien une compassion mystérieuse à l’égard de Dieu dont la Vierge la première a été l’illustration infinie au pied de la Croix, mais dans laquelle sont entrés tous, tous les amis de Dieu, tous les véritables disciples de Jésus-Christ, dont le plus merveilleux est saint François. Il est certain que François a compati à la douleur divine à un degré tel que, il a perdu la vue à pleurer sur la douleur divine.

Et c’est justement ce que les chrétiens du Moyen-Age ont compris lorsque, ils ont donné à leurs hôpitaux le nom d’Hôtel-Dieu : non seulement que Dieu s’identifiait avec chaque malade, non seulement que le Christ souffrait en chaque infirme, mais que chaque malade pouvait devenir le compatissant de Dieu, que chaque malade pouvait entrer dans le mystère de la Rédemption qui jaillit de la miséricorde divine, y pouvait entrer comme un Co rédempteur.  » J’achève en moi, disait saint Paul, ce qui manque à la Passion de Jésus-Christ  » (Col. 1, 24).

Et c’est peut-être sous cet aspect que la foi chrétienne a vu dans l’hôpital, c’est-à-dire finalement dans la maladie, une réalité qui peut devenir infiniment précieuse. Sans doute la maladie est en elle-même un mal, la maladie a des accointances avec ce refus d’amour dont le véritable nom ne peut être prononcé qu’au pied de la Croix. Mais, axée sur l’amour, devenue une libre acceptation, une offrande de tout l’être, la maladie peut être une Co rédemption, c’est-à-dire une participation à la souffrance de Dieu, une diminution de la douleur divine et comme un détachement du Christ de la Croix.

Et cela, nous le comprenons très facilement si nous nous rappelons cet exemple donné par Gandhi. Gandhi, dans l’ashram qu’il avait fondé à Sabarmati, avait une petite école et il apprit un jour que, un élève de cette école, pour se tirer d’affaire dans une circonstance difficile, avait menti. Il ne chercha pas le coupable, car il lui répugnait de punir, mais il se mit à jeûner. Et ces jeûnes de, ces jeûnes de Gandhi, qui étaient célèbres puisqu’ils faisaient reculer jusqu’à la Puissance, dite britannique, ces jeûnes de Gandhi étaient environnés d’une telle grandeur et prenaient une signification si profonde et si tragique que l’élève, qui apprit que Gandhi jeûnait à sa place, jeûnait pour assumer sa faute, en conçut une compassion si profonde qu’il fut infiniment plus puni, infiniment plus intérieurement atteint qu’il ne l’aurait été par n’importe quel châtiment. Il entra donc immédiatement dans cette compassion d’amour que lui ouvrait le cœur de Gandhi, il souffrit avec lui comme Gandhi avait souffert pour lui parce que c’était là la réponse spontanée de la générosité de l’enfant à celle du maître.

Tout naturellement, les chrétiens qui vivaient profondément la vie de la foi comprenaient que la compassion de Dieu va jusqu’à faire de Dieu la première victime de la maladie comme il est la première victime du péché et que le malade pouvait se substituer en quelque sorte à Jésus-Christ, entrer dans le mystère de sa Passion, le délivrer de son Agonie et le détacher de la Croix ; et c’est pourquoi la période de la maladie leur apparaissait comme une période sacrée, comme une sorte, une sorte de retraite dans le mystère de la Passion de Jésus-Christ où le malade pouvait devenir le compatissant de Dieu et, en recueillant les malades dans leurs Hôtels-Dieu, ils voulaient leur ménager cette chance glorieuse et magnifique de s’élever jusque-là, de compatir à la douleur de Jésus-Christ, de diminuer les affres de son Agonie et de faire de lui, au lieu du Dieu Crucifié, le Dieu Ressuscité.

Mais bien sûr que, dans la mesure où le Christ devient le Dieu vivant et Ressuscité, dans la mesure où il cesse d’être en Agonie, c’est toute l’humanité qui monte, qui s’élève dans l’échelle de la vie, qui s’approche de son terme, qui participe de plus près à l’intimité de Dieu, qui réalise mieux sa mission glorieuse de créatrice avec Dieu d’un monde nouveau où la maladie est surmontée et où la mort est vaincue.

Et c’est pourquoi cette théologie de l’Hôtel-Dieu s’achève dans cette affirmation de la solidarité humaine que nous appelons de ce mot magnifique : la Communion des Saints. Tous les hommes sont un seul homme et chaque homme, dans la lumière de la foi, est appelé à reprendre la mission de Jésus-Christ. Chaque homme, comme le Second Adam, doit devenir à son tour l’origine et le commencement d’un monde nouveau. Chaque homme doit récapituler en lui toute l’Histoire humaine et devenir l’axe de l’univers.

Et c’est justement là ce qui fait la dignité du malade dans l’Hôtel-Dieu où il est associé au mystère de Jésus: C’est que, il est le représentant de toute l’humanité, c’est qu’il peut rassembler toutes les nations et tous les peuples dispersés, c’est qu’il peut rétablir l’unité du genre humain, c’est qu’il peut concourir à l’accomplissement du Corps Mystique où toute l’humanité ne constituera plus qu’une seule personne dans la Présence et dans l’Amour de Jésus.

C’est tout cela que les âges de foi voyaient dans le malade : la rédemption qui jaillit du Cœur de Dieu, la compassion maternelle de Dieu pour l’humanité, la dignité créatrice de l’homme qui ne peut décréer l’univers que parce qu’il était appelé à le créer avec Dieu, la compassion de l’homme pour Dieu parce que la Rédemption est remise entre nos mains, parce que nous avons à poursuivre le mystère de l’Incarnation et à perpétuer l’œuvre de Jésus et que, en le détachant de la Croix, c’est toute l’humanité que nous acheminons vers sa résurrection, parce qu’enfin chacun de nous est appelé à devenir l’axe du monde et le centre de l’Histoire, parce que chacun de nous est une origine, une source, parce que chacun de nous a cette dignité infinie qui fait de lui, vraiment, le centre de l’humanité et de l’univers.

C’est assez dire dans quelle estime l’Église tient, je ne dis pas la maladie, qu’il faudra toujours combattre avec tous les moyens que la science met à notre disposition mais le malade, le malade qu’elle conçoit comme introduit dans une période de retraite, comme voué pour un temps à une mission monastique où il porte dans son cœur, où il porte dans sa souffrance, avec le Christ Rédempteur, toute l’humanité qui doit bénéficier de la miséricorde infinie et qui doit jeter sur l’univers déchiré par le mal ce pont merveilleux de l’amour qui en rétablit l’intégrité, la splendeur et la joie.

On ne pouvait mieux affirmer qu’en Jésus il n’y a pas le oui et le non. Dieu n’aime pas le mal, Dieu n’aime pas la maladie mais Dieu aime l’homme, Dieu a la passion de l’homme et c’est pourquoi l’homme peut avoir la passion de Dieu. Tout est oui en Jésus-Christ et nous sommes appelés par l’Évangile, qui est la Bonne Nouvelle, à remonter le cours du mal, à le tarir jusque dans sa source en axant de nouveau tout l’univers sur le Cœur de Dieu afin qu’il devienne cette histoire à deux, ce merveilleux mariage d’amour qui est l’éternel dessein de Dieu que Jésus Christ nous a appris, qu’il nous a confié et que nous devons accomplir en union avec lui.

C’est pourquoi dans cette journée des malades nous ne pouvons tirer de toute cette théologie de l’Hôtel-Dieu qu’une profonde compassion pour ceux qui souffrent et qui sont aux yeux de notre foi le Christ souffrant, et une profonde estime pour l’état de malade.

Car les malades ne sont pas des bouches inutiles, comme le régime hitlérien voulait nous le faire croire, mais les malades offrent à l’humanité cette chance de se dépasser pour reprendre le plan de la Rédemption, pour accomplir cette Création qui, dans l’esprit de Dieu, est pleine d’harmonie, de beauté, de grâce et de jeunesse, afin qu’elle soit digne de lui et digne de nous, car l’Évangile n’est pas l’Évangile de la douleur, pas plus qu’il n’est l’Évangile de la mort. L’Évangile est l’Évangile de la grâce, de la jeunesse et de l’Amour et, comme le dit le Cantique :  » L’Amour est plus fort que la mort  » (Ct. 8, 6)


 

(*) TRCUSLivre « Ta parole comme une source, 85 sermons inédits »

Publié par Anne Sigier, Sillery, août 2001, 442 pages

ISBN : 2-89129-082-8