16/11/08 La grandeur de Dieu dans la Trinité, modèle pour l’homme qui aspire à la vraie grandeur.

Suite 2 de la 4ème conférence donnée par M. Zundel à Timadeuc en avril 1973. Le mystère de la sainte Trinité.

L’homme a besoin de « valoir », mais il ne peut construire sa valeur que selon une image pyramidale, il la construit en se mettant au-dessus des autres, il la construit en se comparant aux autres, il la construit en cherchant à impressionner les autres, à obtenir leurs suffrages, leur admiration, leur confiance, leur estime, et, plus il aspire à la grandeur, plus il aspire à dominer, et dominer par la ruse, par la diplomatie s’il ne peut le faire par la force et la contrainte.

Songez à Pharaon, à l’investiture du Pharaon, que l’on retrouve constamment dans les temples de Louxor ou de Karnak, ce Pharaon dont l’image divinisée suggère précisé­ment qu’il est au-dessus, au-dessus, au-dessus ! que son autorité est indiscutable parce qu’elle est divine, et qu’il peut régner sur cette poussière de sujets, qui sont prosternés devant lui. Cette image pyramidale, elle est au fond de notre inconscient et elle s’érige constamment en nous; quand nous voulons affirmer notre valeur, nous ne pouvons l’affirmer que contre les autres, ou au détriment des autres, ou en tout cas, par comparaison avec les autres ! Il nous faut une sorte de contrepoids à notre propre grandeur, il faut que quelqu’un soit en dessous de nous pour que nous puissions affirmer, justement, notre valeur, et nous n’en sortons pas, nous n’en sortons pas ! Nous n’arrivons pas, même dans les cas les plus favorables : songez au génie de Nietzsche, à cet effort héroïque pour grimper au-dessus de sa tête, pour faire jaillir de lui le surhomme, il y a là une vie qui s’est consumée jusqu’à la folie pour atteindre à une grandeur qui jaillirait de lui-même !

Une vie sans grandeur ne vaut pas la peine d’être vécue, mais justement, la grandeur humaine est constamment en porte-à-faux, parce qu’elle n’a pas de modèle pour réaliser ses aspira­tions. Or la Trinité, justement, nous est révélée comme la confidence de l’intimité divine; elle éclate dans ce petit mot de la première épître de Saint Jean : « Dieu est Amour », Dieu est Amour ! Son être est l’Amour ! or, comme dit le Pape S.Grégoire : « Dilectio in alternum tendit ut caritas esse possit », « La dilection, la charité, va vers un autre pour pouvoir être charité ».

Sans ce mouvement vers l’autre il n’y a pas d’amour. Et c’est justement ce qu’implique l’affirmation de la première épître de Saint Jean : « Dieu est Amour », c’est que Dieu trouve dans son intimité l’Autre à qui se donner.

Dans la révélation de l’Ancien Testament comme dans le Coran, le monothéisme est un monothéisme solitaire, la divinité ne fait face qu’à elle-même, dans une solitude absolue. C’est d’ailleurs sur ce point que polémique le Coran : « Dieu n’engendre pas, dit-il, et Il n’est pas engendré ». Il voit précisément dans la Trinité une forme de polythéisme, et il se replie jalousement sur ce monothéisme solitaire qui est aussi celui de l’Ancien Testament.

Or c’est justement ce monothéisme solitaire qui nous scandalise ! Que fait ce Dieu qui est unique, qui fait face à Lui-même éternellement ? Que fait-il ? Est-ce qu’il est abandonné, livré à un narcissisme infini ? Est-ce qu’il se repaît de Lui-même, se loue Lui-même, s’admire Lui-même, se contemple Lui-même, s’adore Lui-même ? … C’est effrayant d’y penser seulement !

C’est qu’aussi bien, soit l’Ancien Testament, soit le Coran, considè­rent Dieu dans ses rapports avec le monde, mais non pas dans ses rapports avec Lui-même. L’immense nouveauté de la confidence trinitaire que nous fait le Seigneur, c’est précisément qu’elle nous introduit dans la Vie intime de Dieu. Qu’est-ce que Dieu en Lui-même ? C’est l’Amour ! c’est la Charité ! Et comment est-Il Charité ? Justement parce qu’Il n’est pas solitaire, justement parce qu’il trouve l’Autre en Lui, justement parce qu’Il n’a prise sur son être qu’en le communiquant ! prise virginale, à distance de soi, prise sur Soi-même dans la transparence d’un Amour où tout est don.

Et cela nous touche au plus profond de nous-même parce que Dieu apparaît, comme Saint François l’a si parfaitement saisi, comme l’éternelle Pauvreté. Dieu ne se possède pas, Il se donne ! Dieu ne possède rien, c’est pourquoi Il est Dieu. Il est tout dans l’être parce qu’il n’a rien dans l’avoir.

Nous concevons – nous qui n’arrivons pas à sortir de nous-mêmes, qui butons contre ce « moi » possessif qui nous enferme dans nos déterminismes, nous qui émergeons si rarement dans une liberté totale, nous qui émergeons si rarement dans un pur élan d’amour, ou qui arrivons si rarement à nous perdre de vue, quelle immense respiration d’apprendre que Dieu « décolle » éternellement de Lui-même, qu’il n’a pas d’adhérence à soi, qu’il ne peut pas Se regarder, parce que, en Lui, le regard est une relation subsistante à l’Autre, qu’il ne peut pas S’aimer, parce que, en Lui, l’Amour est une rela­tion à un Autre, parce que en Lui tout est désapproprié, la connaissance comme l’amour, parce que Dieu enfin est infiniment libre de Lui-même. C’est là la Perle du Royaume ! C’est là le Joyau incomparable ! C’est la Nouveauté imprévisible, inépuisable : c’est un autre Dieu !

Qui aurait songé à un tel Dieu ? Qui aurait pensé que Dieu est Dieu parce qu’Il n’a rien ? Que Dieu est l’anti-possession et l’anti-narcisse par essence ! C’est là notre Buisson Ardent, c’est là notre Sinaï, c ‘est là la lumière infinie. « Je est un autre », a dit Rimbaud, dans la « Lettre d’un voyant » : « Je est un autre ! » Nulle part ce mot ne se réalise plus pleinement que dans la Trinité Divine.

Nous savons nous-mêmes quand, pour un instant, nous sommes délivrés de nous-même, quand, dans l’émerveillement, nous nous perdons de vue, c’est qu’alors nous sommes suspendus à cette présence, c’est qu’ alors nous devenons intérieurs à elle, c’est que nous adhérons à nous-même à travers l’offrande que nous Lui faisons de nous-même. Ces moments rares sont d’ailleurs d’autant plus précieux, et ils nous font sentir dans quelle direction se situe ce mystère adorable que la méditation ecclésiale a éclairé d’ailleurs d’une manière si profonde et si nécessaire.

Le « homoousios » de Nicée, c’est un trésor : avoir compris en effet que la nature divine n’est pas multipliée, que c’est la même et identique substance qui est identiquement, éternellement, sans aucune priorité ni prééminence, dans le Père, le Fils, et le Saint-Esprit. C’est nous ramener précisément à cette vision d’une pluralité relative (relationnelle) où l’être divin est saisi tout entier par chaque relation qu’il porte, justement pour que cet être décolle, pour qu’il jaillisse dans une éternelle flamme d’amour. » (à suivre)