16/07/2010 – Homélie – Dieu est Dieu parce qu’Il n’a rien et n’est qu’Amour

En
1959, homélie de Maurice Zundel à Lausanne, pour le 3ème dimanche de l’Avent. Edité dans « Ton visage ma lumière ».

L’intégralité de l’homélie vous est proposée, à l’écoute, mais à l’aide du curseur, déplacé par la souris, vous pouvez morceler celle-ci, l’interrompant et la reprenant comme bon vous semble.

Newman, dans son Essai sur le développement de la doctrine chrétienne, affirme que la religion est pour les hommes et comme les hommes, c’est le thème de ce livre. Comme les hommes ne peuvent pas tout découvrir d’un seul coup, ce n’est que peu à peu qu’ils parviendront à exprimer dans un langage humain toutes les richesses de la Révélation de Jésus. Cela veut dire qu’il y a une certaine évolution de la pensée chrétienne, et nous nous en rendons compte d’une manière éclatante en lisant aujourd’hui, ce passage de l’épître aux Philippiens dont est tiré le thème de la liturgie d’aujourd’hui.

Dans cette épître, au Chapitre 2, versets 5 à 11, il y a, en effet, ce texte célèbre qui a été mille fois, commenté :

« Ayez entre vous les mêmes sentiments qui furent dans le Christ Jésus. Lui, de condition divine, il ne tint pas jalousement à être traité comme Dieu, mais il s’anéantit lui-même, prenant condition d’esclave et devenant semblable aux hommes. S’étant comporté comme un homme, il s’humilia plus encore, obéissant jusqu’à la mort, jusqu’à la mort sur une Croix. Aussi Dieu l’a-t-il exalté et lui a-t-il donné le nom qui est au-dessus de tout nom, pour que tout, au nom de Jésus, s’agenouille au plus haut des Cieux, sur la terre et dans les enfers. Et que toute langue proclame de Jésus-Christ : ‘il est Seigneur à la gloire de Dieu le Père’. »

Cet hymne admirablement construite, nous ne songerions plus à l’écrire aujourd’hui ! Si l’apôtre s’exprimait dans notre langage, il ne recourrait plus à ces mots qui, pour nous, n’ont plus une signification concrète ! Au temps de saint Paul, il y avait des esclaves, il y avait réellement des êtres humains qui étaient la propriété d’autres hommes ; au temps de saint Paul, il y avait un empereur dont le pouvoir était absolu. Aujourd’hui, les rois ne sont plus guère que des représentants des nations, qui sont gouvernées par un autre personnage qu’eux-mêmes.

Et puis enfin, il y a tout un ensemble d’expériences qui nous détourne absolument de considérer Dieu comme un roi entouré d’une gloire royale, et s’abaissant pour venir jusqu’à nous et se faire esclave comme l’un de nous, puisque nous n’avons pas du tout le sentiment, et nous n’avons aucunement la volonté d’être des esclaves !

Rien ne nous choque davantage, aujourd’hui, que le sentiment que l’homme peut être traité comme un esclave ! Et nous n’avons pas beaucoup non plus le goût d’avoir des maîtres ! Et ce n’est pas sous l’aspect d’un maître que Dieu nous apparaît ! En effet, depuis saint Paul, justement parce que l’humanité s’est transformée, parce que les institutions ont changé, parce que l’expérience chrétienne s’est développée à travers les siècles !

Pour nous, tous ces termes employés par saint Paul ont perdu le relief qu’ils pouvaient avoir pour lui et pour ses auditeurs ! Saint Paul était juif de naissance, il vivait nécessairement dans le climat de l’Ancien Testament ; toutes les catégories de son esprit étaient celles de la théologie rabbinique, et pour exprimer le mystère chrétien, il recourt naturellement au langage qui est le sien, mais qui n’est plus le nôtre. Et quel est le nôtre ? Par bonheur pour nous, au cœur de l’Histoire chrétienne, il y a saint François d’Assise. Et saint François d’Assise a fait cette découverte incomparable qu’il a vécue dans toutes les fibres de son être : saint François d’Assise a découvert que la Pauvreté était Dieu. Lui, qui était un fils de marchand très riche ; lui, qui était nourri de romans de chevalerie ; lui, qui ne pensait qu’à devenir un prince et à s’illustrer sur les champs de bataille pour faire parler de lui et remplir l’histoire de ses hauts-faits, il a découvert, sous l’influence de la maladie, de la méditation, dans la rencontre avec les lépreux, il a découvert tout d’un coup que la Pauvreté était la véritable fiancée à laquelle il était destiné ; alors qu’il avait rêvé, autrefois, d’épouser la plus belle princesse du monde ! Et il s’est donné à la Pauvreté avec une passion infinie. Et, jusqu’à la fin, il a glorifié cette Pauvreté, il l’a chantée sur toutes les routes de la terre, et il a voulu lui être littéralement fidèle, en faisant d’elle le seul héritage qu’il pût transmettre à ses fils.

Et s’il a mis une telle passion à défendre la Pauvreté, c’est justement parce que – pour lui – la Pauvreté était Dieu.

Il a compris, et Dieu nous a fait comprendre à travers lui, dans ce développement magnifique de la pensée chrétienne à laquelle le Cardinal Newman fait allusion ! Dieu nous a fait comprendre, à travers lui, que sa grandeur n’était pas une grandeur de domination, mais une grandeur de générosité. Vous sentez toute la différence ! Si nous concevons Dieu comme un Pharaon, comme un monarque, comme un despote, comme un pouvoir qui s’étend sur nous et qui peut nous écraser ; si nous admettons que nous sommes par nature des esclaves de Dieu, alors nous n’avons plus rien à faire ! Les jeux sont faits ; Dieu décide de tout et, finalement, nous ne sommes que des marionnettes actionnées par ses caprices et par les décisions arbitraires de sa volonté !

Si, au contraire, Dieu est pure générosité, il ne s’agit plus entre lui et nous d’être dominés, il s’agit d’aimer. Et justement, saint Jean nous rapporte que le dernier geste de Jésus-Christ ou l’un des tout derniers, c’est le Lavement des pieds : ce Lavement des pieds qui a scandalisé les apôtres, qu’ils n’ont pas voulu accepter tout d’abord, parce qu’il leur paraissait indigne de la majesté du Seigneur, et que Jésus précisément leur a imposé comme la condition sans laquelle ils ne pourraient pas entrer dans le Royaume. Cela voulait dire qu’il faut que vous changiez complètement votre regard sur Dieu, Dieu n’est pas un roi. Il n’est pas une puissance qui domine et qui veut écraser. Voilà Dieu : il est à genoux, à genoux devant une humanité qui ne comprend rien, devant une humanité qui s’obstine à poursuivre des rêves de gloire dérisoire, parce que justement la grandeur de Dieu, c’est une grandeur de générosité.

Il y a là deux ordres absolument incompatibles, et notre Seigneur le savait bien. Nous rappelions, dimanche dernier, que Jésus en faisant l’éloge de saint Jean-Baptiste, et disant que saint Jean-Baptiste était le plus grand parmi les fils de la femme, ajoutait presque aussitôt :  » Et pourtant, dans le Royaume – c’est à dire dans la nouvelle économie, c’est à dire dans la religion de l’esprit, dans la religion qui va naître de la Croix – le plus petit est plus grand que Jean le Baptiste  » (Mt 11, 11) ; parce que, justement, Jésus apportait quelque chose de tellement nouveau, de tellement extraordinaire, que l’humanité devait, par lui, entrer dans un monde nouveau. Et ce monde nouveau, c’est le monde de la générosité et de l’amour.

Dieu n’est pas quelqu’un qui nous tient à sa merci, qui nous demande d’être devant lui comme des mendiants. Dieu est celui qui se communique, il est celui qui se donne, et toute sa vie c’est une communication dont la Trinité exprime le secret, car la Trinité ne veut rien dire d’autre que cela !

Dieu n’est pas un personnage solitaire qui se regarde, qui s’admire, qui tourne autour de lui-même et qui nous demande de l’admirer ! Dieu est une famille. Dieu est une sorte de société intérieure, spirituelle, unique, incomparable, mais où tout est communiqué parce que, justement, en Dieu, en Dieu rien ne peut être possédé, puisqu’en Dieu, le Père n’est qu’un élan vers le Fils, et le Fils un élan vers le Père dans l’unité du Saint-Esprit.

C’est cela la formidable richesse de l’Evangile, de nous avoir délivrés d’un Dieu pharaon, d’un Dieu dont la puissance pourrait nous écraser, pour nous conduire à un Dieu qui n’est qu’un cœur, un Dieu qui n’est qu’amour, un Dieu qui est éternelle communication, un Dieu qui ne peut rien posséder parce que sa vie est le don de l’éternelle lumière en l’éternel Amour.

Dieu est Dieu parce qu’il n’a rien ! C’est ce que saint François a découvert magnifiquement, c’est ce qu’il a vécu avec une intensité brûlante, et c’est cela justement qui nous oblige à lire le texte de saint Paul avec d’autres yeux. Pour nous, maintenant, nous savons bien que ces images ne sont que des images ! Dieu n’est pas là-haut, derrière les étoiles, Il est ici au-dedans de nous. Il était toujours déjà là, Il était toujours dans l’humanité, Il était toujours dans le cœur de l’homme, c’est le cœur de l’homme qui n’était pas encore en Dieu.

Et c’est parce que justement le cœur de l’homme n’était pas encore en Dieu que l’homme donnait à Dieu ce visage de Pharaon, de dominateur, de puissance écrasante et redoutable. Mais justement, en Jésus-Christ, en Jésus Christ dans le Sein de Marie, est créée une humanité toute neuve, une humanité transparente, une humanité qui n’a rien, une humanité entièrement dépouillée, une humanité-sacrement ; et c’est dans cette humanité de Jésus-Christ qui est infiniment dépouillée d’elle-même, qui ne peut même plus dire  » moi « , qui ne peut rien posséder, et qui ne témoigne que de Dieu, que Dieu va apparaître et transparaître, comme celui qui n’a rien et qui donne tout.

Et c’est là, justement, que nous pouvons estimer la grâce d’appartenir à l’Eglise vivante de Jésus-Christ et j’entends par là très exactement ceci : de n’être pas liés à un texte, à un livre, car le livre ne bouge pas, et les mots du livre ne bougent pas ; mais la pensée bouge, la pensée se transforme autant que l’humanité évolue. Et voilà qu’aujourd’hui nous pouvons formuler et exprimer joyeusement le Mystère de Jésus dans un langage tout à fait différent, et qui va, bien entendu, dans le sens de tout ce que l’apôtre voulait dire, mais qui le dit sous la lumière de l’Esprit saint, qui le dit avec des mots plus dépouillés, plus transparents, plus purs, plus éternels.

En sorte que nous pouvons, dans un certain sens, nous réjouir de ne pas appartenir à l’Eglise primitive, nous réjouir de n’avoir pas été les auditeurs des premiers apôtres dont les catégories étaient encore des catégories anciennes ; nous pouvons nous réjouir de bénéficier de cette expérience de 2.000 ans ! Et de pouvoir, aujourd’hui, contempler en Dieu la Pauvreté qui ne s’abaisse pas en venant à nous, parce que il n’a pas à venir à nous : il est toujours déjà là ! Il ne peut pas s’abaisser, puisqu’il n’a rien. Il ne peut rien laisser et abandonner ! C’est éternellement qu’il a tout donné, c’est éternellement qu’il est dépouillé, c’est éternellement qu’il est l’Amour.

C’est pourquoi, pour nous, le Mystère de Jésus, c’est le Mystère adorable qui nous délivre justement du Dieu pharaon, pour nous conduire au Dieu qui est pure générosité, au Dieu qui est Amour, au Dieu qui ne peut qu’aimer, et qui nous appelle à notre tour à aimer.

En sorte que l’on puisse résumer tout le Christianisme dans des mots très simples qui sont des mots éternels, et que saint François a scellés magnifiquement dans la transparence de son dépouillement et de sa joie. Et ces mots sont ceux-ci, qu’il est facile de retenir :  » Dieu est Amour. Il faut l’aimer et le faire aimer en aimant « .