Suite 6 et fin de la 5ème conférence donnée à Sainte Marie de la paix en mars 1961.
« Vous vous rappelez ce mot admirable du mystique Angélus Silesius : « L’abîme de mon esprit ne cesse d’invoquer dans un cri l’abîme de Dieu. De ces deux abîmes, dis, quel est le plus grand ? » pour nous laisser conclure que ce sont deux abîmes symétriques et que, finalement, l’infinité de Dieu ne peut se révéler que dans l’infinité de l’homme. Il faut que l’homme devienne sacrement et les sacrements n’ont pas d’autre sens, n’ont pas d’autre ordination, n’ont pas d’autre intention, à l’instar et sur le modèle de l’Humanité incomparable de Jésus Christ, c’est à cela que nous sommes appelés.
Tous les évangiles diffusés par la presse, toutes les traductions bibliques, toutes les lectures parlées seront absolument vaines, et ne seront que des ferments d’idolâtrie si, finalement, l’Evangile, ce n’est pas nous-même. Si l’Evangile ne passe pas par nos mains, si nos mains ne deviennent pas des mains de lumière, des mains qui donnent et ne veulent plus posséder, si notre visage ne porte pas ce sourire de la divine bonté, si notre corps tout entier ne devient pas le sanctuaire de l’Esprit ! tous les livres, tous les discours ne feront alors que brouiller les cartes et dresser des murs de séparation parce que, seule, une âme peut parler à une âme, seule, une intimité peut en éclairer une autre, seul, un amour peut susciter l’amour, et c’est pourquoi saint Jean de la Croix nous disait : « Là où il n’y a pas d’amour, mettez l’amour et vous en extrairez l’amour. «
Tout donc est changé. Nous entrons dans une immense aventure, nous avons la charge de Dieu. Ce serait sordide d’avoir la charge de nous-même et qu’est-ce que cela voudrait dire ? Si nous avions la charge de nous-même, nous resterions captifs de notre moi ! Or c’est justement de cela qu’il faut être sauvé, de ce moi qui nous possède, de ce moi qui nous limité, de ce moi qui est le faisceau de toutes nos servitudes. Mais comment décoller de ce moi sinon, justement, en sentant, en vivant, toute la fragilité désarmée, toute l’innocence déchirante de Dieu.
Ah! ce n’est pas de la littérature ! S’il n’y avait pas derrière le visage humain cette possibilité d’une révélation divine, nous pourrions tranquillement nous suicider ce soir, la vie n’aurait aucun sens ! mais c’est cela justement qui saisit un être attentif, c’est cette révélation de Dieu par l’absence ! Tous ces visages pourraient justement, s’ils étaient décontractés, s’ils étaient ouverts, apaisés, s’ils étaient recueillis, silencieux, s’ils laissaient passer à travers eux cette lumière éternelle, tous ces visages seraient autant de ferments de libération, tous ces visages annonceraient la paix et la communiqueraient parce que chacun, à travers eux, éprouverait la splendeur de la vie et l’importance décisive de chaque mouvement de sa volonté, de chaque battement de son coeur.
Oh ! Dieu fragile ! fragile infiniment ! Dieu caché comme le secret le plus profondément enfoui au coeur de notre cœur ! Et la Croix de Jésus atteste justement à quel point Il est victime de tous nos refus d’amour et que le mal est une blessure, une blessure faite à cet Amour qui n’est qu’Amour.
Et, puisque c’est dans l’humanité, puisque c’est dans la Création que Dieu saigne et qu’il meurt, c’est donc dans cette Création qu’il nous faut porter les remèdes de l’amour, qu’il nous faut déraciner le mal, qu’il nous faut répandre le rayonnement du bien.
Tout ce négativisme que nous entretenons, que nous propageons, tout ce négativisme, toutes ces façons de démolir, de détruire, de décourager, de déprimer, d’asphyxier tous les élans de l’âme, comme tout cela est anti-chrétien ! Justement les bras de la Croix, les bras de l’Amour étendus vers nous, nous pressent d’entrer dans le « oui » pour que l’univers soit, pour que l’existence rayonne, pour que le monde soit transfiguré, pour que toutes les fleurs se mettent à fleurir et que toutes les réalités se mettent à chanter.
Jésus ne meurt pas pour que nous macérions dans la méditation de la mort ! mais pour qu’avec Lui nous soyons des vainqueurs de la mort ! Et la vraie mort, c’est justement celle où nous stagnons dans la possession, dans l’instinctivité, dans le moi passionnel où nous sommes roulés comme une noix sur l’océan par les forces obscures que notre vocation est de clarifier, de décanter, d’apaiser, d’harmoniser pour en faire un monde, un cosmos, c’est-à-dire justement, selon le sens du mot, une chose pure, une chose belle ! »
(fin de la conférence du vendredi saint, fin de la semaine sainte)