14-21/05/2017 – Conférence – Sauver Dieu de nous-même

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Conférence de Maurice Zundel à St-Germain-en-Laye en 1974.

Avec la voix de Maurice Zundel qui nous permet d’entrer plus profondément dans le texte. Pour l’écoute, affichez immédiatement le texte complet en cliquant sur « lire la suite ». Les titres et le texte en exergue sont ajoutés.

L’expérience de Dieu intérieur à soi-même

Nous avons vu [référence à la 1ère conférence] que Toute expérience spirituelle ne peut que se greffer sur cette expérience première de l’homme et de Dieu, que nous avons ébauchée. Ceci ne peut pas être remis en question. Dieu ne peut se trouver que là où l’homme se trouve et Augustin nous a rendu sensible cette simultanéité de l’expérience de l’homme et de l’expérience de Dieu. Car, aussitôt que il a rencontré Dieu, il s’est rencontré lui-même. C’est à partir de cette « Beauté si antique et si nouvelle », ressentie comme intérieure à lui-même, qu’il a accédé à sa propre intimité et que, pour la première fois, il est devenu réellement lui-même : le vrai lui-même – en passant du dehors au-dedans et du moi possessif ou moi oblatif. Et il en a été tellement comblé que il n’a pas cessé de célébrer cette libération, avec un lyrisme admirable et d’une profondeur infiniment humaine.

Si donc il y a d’autres expériences, elles ne peuvent être que l’enrichissement de celle-ci et son explicitation. Elles ne sauraient jamais la contredire. Et nous voulons justement, ce soir, essayer d’envisager ce que le Christianisme – dans ce qu’il a de plus profond, de plus essentiel – essayer de tenter de voir ce qu’il apporte, la manière dont il enrichit ces expériences fondamentales.

Et c’est cela, en effet, qui importe. Il y a mille expériences qui sont marginales, mais l’expérience qui intéresse cette relation mystique est première, et c’est toujours à elle qu’il faut se référer. Si donc nous voulons atteindre l’essence de l’Evangile, l’essence du message de Jésus, il faut le prendre à son sommet et à sa source qui est la Trinité divine.

Amour source et amour origine

Pour nous intéresser à cette Trinité, pour la percevoir comme quelque chose qui nous intéresse et nous passionne, comme quelque chose qui mord sur notre vie, comme quelque chose qui est infiniment actuel, il faut nous rappeler – ce qui est élémentaire – que notre libération s’accomplit en passant du donné au don et que ce don, lui-même, ne peut se faire qu’à quelqu’un qui est capable de l’assumer, parce qu’il est incapable de le posséder. C’est parce que cette « Beauté si antique et si nouvelle » se révèle comme purement « donnante », comme purement libératrice, comme infiniment respectueuse de notre inviolabilité, que elle est perçue comme le souverain Bien.

Mais si elle est amour – et amour-source, et amour-origine, et amour infini, et amour éternel – comment cet amour peut-il se vivre ?

Un amour qui se répand, se communique et se donne

C’est ce que signifie la Trinité divine : Dieu est unique, mais il n’est pas solitaire… Cette unicité ne peut être qu’une unicité de valeur de sainteté, de charité, d’amour. Or l’amour… tend vers l’autre, pour être lui-même. Et la Trinité veut dire qu’en Dieu, l’amour tend vers l’autre.

L’Islam dit : « Lam yalid walam youlad » [citation en arabe] « Dieu n’engendre pas et il n’est pas engendré ». Son monothéisme est strictement unitaire et il affirme l’unicité de Dieu en affirmant la solitude de Dieu.

Mais justement, ce que la Trinité manifeste et révèle, c’est que l’amour, l’amour ne veut pas être solitaire, à moins d’être un amour narcissique, un amour empoisonné, un amour mortel. Les anciens avaient compris déjà – dans le mythe de Narcisse – ils avaient compris qu’un amour qui tourne autour de soi est un amour qui conduit à la mort : en retrouvant son image dans un étang – cette image dont il est épris avec une passion unique – Narcisse se précipite dans l’étang et y périt.

Dieu ne peut pas être un amour narcissique, un amour qui tourne autour de soi : Il ne veut être qu’un amour qui se répand, qui se communique et qui se donne. C’est-à-dire qu’il faut qu’il ait en Lui de quoi accomplir un amour altruiste, un amour qui tend vers l’autre, un amour de pure communication, un amour de dépouillement et de désappropriation. Et c’est précisément ce que signifie la Trinité divine : Dieu est unique, mais il n’est pas solitaire. Et Il est unique parce qu’Il n’est pas solitaire. En effet, cette unicité ne peut pas être l’unicité d’une monarchie absolue qui aurait absorbé toutes les divinités dans une seule, en constituant un pouvoir illimité. Cette unicité ne peut être qu’une unicité de valeur, de valeur de sainteté, de charité, d’amour. Or l’amour va vers l’autre, comme dit saint Grégoire. L’amour tend vers l’autre, pour être lui-même. Et la Trinité veut dire qu’en Dieu, l’amour tend vers l’autre.

Un amour de dépouillement, pauvreté, humilité

Dans cette expérience que le Christ est de la Trinité… il y a une lumière infinie sur notre propre expérience. Nous comprenons pourquoi nous répugnons à toute dépendance, servile, pourquoi notre autonomie ne peut s’accomplir que dans l’amour, pourquoi notre libération c’est ce décollement de soi dans un pur élan vers l’autre.

Et ce qu’on appelle les « Personnes » en Dieu, ce sont justement ces relations, cette symphonie de relations, par quoi la Divinité se désapproprie totalement d’elle-même : le Père n’étant qu’un regard vers le Fils et le Fils vers le Père, qui sont une pure aspiration d’amour vers l’Esprit saint, qui est une re-spiration d’amour vers le Père et le Fils. Donc, au lieu que l’amour soit statique, figé dans un regard sur soi qui serait impossible et monstrueux, l’amour se répand, se diffuse, se communique. Et Dieu est Dieu précisément parce que il est cet Amour ; parce qu’il ne se possède pas ; parce qu’il ne colle pas à Soi ; parce qu’il est dépouillement, pauvreté, humilité ; parce qu’il n’a rien.

Il est tout parce qu’il n’a rien. Il est tout parce qu’il ne peut rien posséder, Il est tout dans l’ordre de la valeur parce qu’Il n’est rien dans l’ordre de la possession.

C’est pourquoi Dieu est l’innocence éternelle, l’enfance infinie, la nouveauté inépuisable, la transparence ineffable. C’est pourquoi Il n’est qu’un Cœur. C’est pourquoi on ne peut l’atteindre que par l’amour, parce que il est l’Amour.

Si Dieu est un Dieu personnel, c’est qu’il est un Dieu tri-personnel. S’il est la source de toute lumière, c’est parce qu’il est le dépouillement infini.

Il y a dans cette révélation, dans cette expérience que le Christ est de la Trinité – en laquelle Il est lui-même enraciné – il y a dans cette expérience une lumière infinie sur notre propre expérience. Nous comprenons pourquoi nous répugnons à toute dépendance, servile, pourquoi notre autonomie ne peut s’accomplir que dans l’amour, pourquoi notre libération c’est ce décollement de soi dans un pur élan vers l’autre. Nous comprenons enfin pourquoi Dieu est un autre – plutôt pourquoi « Je est un Autre » – parce que c’est la formule même, c’est l’expression même de la vie divine : « Je est un Autre ». Si Dieu est un Dieu personnel, c’est qu’il est un Dieu tri-personnel. S’il est la source de toute lumière, c’est parce que il est le dépouillement infini.

Une relation personnifiante

La Trinité nous délivre de Dieu au sens d’un Dieu qui nous surplomberait en nous dominant et en enfermant notre destin dans ses décrets.

Il n’a prise sur son être qu’en le communiquant. Il ne veut pas se regarder lui-même, parce que son regard, c’est justement cette relation, cette relation personnifiante qui constitue le Père d’une part, le Fils de l’autre, comme l’aspiration d’amour, et la respiration d’amour suscite l’Esprit saint. C’est dans ce concert de relations que jaillit la musique divine.

Et sous cet aspect, on peut dire que la révélation de la Trinité nous délivre de Dieu. Nous délivre de Dieu au sens d’un Dieu qui nous surplomberait en nous dominant et en enfermant notre destin dans ses décrets. Mais, dès l’abord, dès que on énonce cette révélation, dès qu’on en prend conscience comme d’une pauvreté, comme d’un dépouillement, comme d’une humilité, comme d’une innocence, comme d’une enfance éternelle, notre expérience en est magnifiquement vivifiée, parce que nous comprenons que c’est dans cette direction, en effet, qu’elle s’accomplit pour être l’imitation même de Dieu.

Notre humilité n’est pas un aplatissement, une dévalorisation. Notre humilité, c’est simplement l’envers de l’amour. L’amour ne peut être authentique qu’en se quittant lui-même. Il ne peut être authentique qu’en passant du donné au don. Il ne peut être authentique que si il est libération, s’il est accueil, s’il est espace, s’il est ouverture. Et c’est cela, Dieu.

La création prend le visage d’une histoire à deux

La créature aura à se créer elle-même, à fermer l’anneau d’or des fiançailles éternelles et Dieu sera, au-dedans d’elle, comme un amour qui fonde son inviolabilité.

Un autre Dieu, finalement. Un autre Dieu que ce Dieu que l’on obtient par voie de causalité, comme le premier anneau, le premier chaînon auquel tout est suspendu, un Dieu immédiatement intérieur, le Dieu de la vie de l’Esprit, le Dieu qui nous rend à nous-même.

Et toute la création, en effet, va prendre un autre aspect : la création ne sera plus le geste d’une toute-puissance non engagée, d’une toute-puissance qui se divertit en créant des êtres dont elle n’a pas besoin et en les soumettant à des épreuves auxquelles elle est étrangère, en les exposant à des dangers qu’elle ne court pas. La création ne peut être que le débordement de ce dépouillement, de cette pauvreté, de cette désappropriation, de cet Amour infini.

Si bien que la création prend immédiatement le visage d’une histoire à deux, l’histoire d’un mariage d’amour, où le « oui » – le « oui » de la créature – est indispensable au « oui » de Dieu, dont le dessein ne peut être que de susciter l’Esprit. C’est-à-dire que la créature aura à se créer elle-même, à fermer l’anneau d’or des fiançailles éternelles et que Dieu sera, au-dedans d’elle, comme un amour qui fonde son inviolabilité.

Le rythme du monde est encore un rythme nuptial, un rythme nuptial. Le monde ne peut être que cette collaboration d’amour entre Dieu et l’univers, où l’univers doit jouer sa part indispensable, et où la dépendance est réciproque.

Le monde-esprit doit collaborer à la création

Quand Nietzsche dit : « S’il y avait des dieux, qu’y aurait-il à faire ? » il pense évidemment à des dieux qui seraient complètement étrangers à ce mystère d’amour – qui ne seraient donc pas des dieux authentiques. Le Dieu qui se révèle en Jésus-Christ, c’est justement ce Dieu-là, qui est tout amour et qui ne peut qu’aimer, qui ne peut donc que susciter une création d’amour. La dignité de la création est donc infiniment assurée, puisque elle est dans une sorte d’égalité avec Dieu. Et cette égalité va si loin – ou plutôt cette réciprocité d’Amour va si loin – que Dieu peut échouer.

En effet, s’Il crée des esprits, s’il crée un monde-esprit, ce monde ne pourra pas s’accomplir sans sa propre collaboration, sans se faire lui-même – et Dieu le suscite pour cela en pensant [mots difficiles à identifier] pourvu qu’il se fasse lui-même : ce que nous pouvons comprendre aisément en nous rappelant que une paternité ou une maternité authentique dans l’expérience humaine, se trouve exactement dans la même situation.

Dieu Esprit crée pour l’esprit qui est la liberté dans l’élan du don

Les enfants, sous un certain aspect, doivent tout à leurs parents. Ils dépendent essentiellement d’eux, quand ils sont petits ils ne peuvent subsister que par eux.

Mais la paternité et la maternité consistent précisément à annuler cette dépendance, dans le respect de la conscience de l’enfant. Un père authentique, une mère authentique, ce sont justement des parents qui savent qu’il serait monstrueux de contraindre la conscience au nom d’une dépendance matérielle – que l’enfant d’ailleurs n’a pas choisie et qui lui a été imposée.

Toute l’éducation consistera à libérer ces consciences, à les rendre à elles-mêmes pour que elles ne soient pas le reflet, servile, de leurs clans, de leurs parents et de leur milieu.

Eh bien ! Dieu – à plus forte raison – Dieu ne peut pas traiter l’univers avec moins de respect. S’Il crée, étant Esprit, c’est pour créer l’esprit, cette capacité, justement, de ne pas se subir – car c’est cela l’esprit, c’est la capacité de ne pas se subir, la capacité de surmonter ses déterminismes, de surmonter le donné et de faire jaillir la liberté dans l’élan du don. Il s’ensuivra que Dieu peut échouer – je viens de le dire – et qu’Il peut être victime dans sa création.

Dieu a traité l’univers comme si l’univers était son Dieu. Et cela vaut de chaque créature. Chacune est vue par Dieu comme si elle était son Dieu.

Un texte du Moyen-Age, extraordinaire, unique peut-être, est celui-ci – qu’on lit dans le « de Beatitudine », un écrit du 13ème siècle, que l’on attribue parfois à saint Thomas d’Aquin – ce texte inouï, prodigieux : « Ce qui enflamme l’âme à l’Amour divin, c’est cette humilité de Dieu qui s’est soumis aux anges et aux âmes saintes, comme un esclave que l’on achète sur le marché et comme si chacune de ses créatures était son Dieu ».

Je pense qu’on n’a jamais rien dit de plus fort : Dieu a traité l’univers comme si l’univers était son Dieu. Et cela vaut de chaque créature. Chacune est vue par Dieu comme si elle était son Dieu.

Encore une fois, l’expérience de la paternité et de la maternité humaines dessine une direction qui nous rend compréhensible ce retrait, cette démission d’amour devant des consciences inviolables qu’on pourrait avoir la tentation de contraindre en raison de leur dépendance matérielle, mais que l’on doit s’interdire, précisément, de forcer parce que toute leur dignité est d’être inviolables.

Dieu peut échouer et Dieu peut être victime

Dieu peut échouer et Dieu peut être victime. Et, au fond, le récit de la chute originelle, c’est cela, c’est – disons – le commencement de la Passion de Dieu, de la Crucifixion de Dieu.

C’est la rupture, dès l’origine, la rupture du mariage d’amour offert à tout l’univers.

Et c’est bien là l’aspect le plus profond de cette intuition – et de cette tradition – c’est qu’elle illustre ce caractère de victime que l’on retrouvera au maximum en Jésus-Christ, ce caractère de victime qui peut seule faire contrepoids au mystère du mal.

Le mal, en effet, quand il est irréductible au bien – le mal qui est, par exemple, le piétinement de l’humanité, qui est le mépris de la dignité humaine, le mal qui est un péché contre l’Esprit, contre l’esprit humain conçu comme un objet que l’on peut asservir – le mal sous toutes ses formes, quand il n’aboutit pas à l’Amour, quand il n’est pas simplement le noviciat de l’Amour – comme peut être la douleur chez des êtres assez grands pour en faire une offrande – le mal : c’est toujours Dieu-victime.

Le mal révèle l’immensité de la valeur à laquelle il s’attaque

Si la créature souffre…, si cette souffrance nous indigne…, c’est en raison de l’Infini qu’elle porte en elle. C’est en vertu de la valeur dont elle est dépositaire. Et c’est le piétinement de cette valeur qui nous apparaît comme sacrilège. Mais cette valeur, c’est Dieu Lui-même.

Vous vous rappelez comment Camus, dans « La peste » – en faisant écho à Dostoïesvski dans « Les frères Karamazov » – vous vous rappelez comment Camus dans la personne du Dr Rieux – qui voit des enfants mourir de la peste en étant livrés à d’atroces souffrances – comment le Dr Rieux s’exprime, en disant : « Le plus grand honneur que l’on puisse faire à Dieu, en assistant à la torture des innocents, c’est de croire qu’Il n’existe pas. »

Mais justement – et c’est ce que j’avais tenté de dire dans un entretien sur Camus, au Caire, qui m’a valu, de la façon la plus inattendue, une petite lettre de Camus – il est évident que plus le mal est révoltant, plus il nous comble d’indignation, plus il révèle l’immensité de la valeur à laquelle il s’attaque. C’est en raison même de cette valeur suprême que le mal prend son visage le plus atroce et le plus insoutenable. Mais quelle est cette valeur, sinon le Dieu vivant ?

Si la créature souffre d’une souffrance intolérable, si cette souffrance nous indigne, c’est en raison même de la dignité de la créature. C’est en raison de l’Infini qu’elle porte en elle. C’est en vertu de la valeur dont elle est dépositaire. Et c’est le piétinement de cette valeur qui nous apparaît, justement, comme sacrilège. Mais cette valeur, c’est Dieu Lui-même. Dieu est toujours du côté des victimes. Il est la première victime. Et il n’y a de mal au sens profond – au sens où le mal suscite l’indignation et l’horreur – il n’y a de mal que parce que Dieu est confié à toute conscience humaine, parce que chacun de nous a la charge de sa Présence et de sa Vie.

Il est évident que Job n’a pu résoudre son problème parce que il a été absolument incapable de voir en Dieu la victime première de ses propres tribulations, incapable de concevoir l’échec de Dieu comme la plus haute manifestation de son amour.

Dépendance d’amour

L’expérience de tous les jours nous apprend cette possibilité d’éteindre l’Esprit, d’éteindre Dieu. Et nous ne faisons guère autre chose que d’éteindre Dieu, que de faire écran à sa Présence et d’intercepter sa Lumière.

Nous tenons donc, ici, l’expérience la plus profonde de cette réciprocité qui fait que la dépendance est des deux côtés : dépendance d’amour de la créature à Dieu et de Dieu à la créature – ce Dieu qui considère chaque créature comme son Dieu. Le mystère de la création est donc finalement un mystère d’amour. Toute l’Histoire de l’univers est une histoire d’amour. Un dialogue nuptial, où Dieu est souvent vaincu et crucifié. La Passion est au commencement du monde comme elle durera jusqu’à la fin du monde : la Passion et la Crucifixion de Dieu.

Il s’ensuit un retournement qui mord sur la vie, qui est d’une actualité brûlante – et passionnante – à savoir que nous avons la charge de Dieu. Ce que Graham Greene exprime dans « La puissance et la Gloire » dans cette petite phrase si admirable : « Aimer Dieu, c’est vouloir le protéger contre nous-même ». Il n’y a là aucun paradoxe : je veux dire : nous ne sortons pas de l’expérience.

L’expérience de tous les jours nous apprend cette possibilité – comme dit saint Paul aux Thessaloniciens – d’éteindre l’Esprit, d’éteindre Dieu. Et nous ne faisons guère autre chose, au cours de nos journées, que d’éteindre Dieu, que de faire écran à sa Présence et d’intercepter sa Lumière.

Si Dieu ne devient pas un événement de la vie quotidienne, s’Il ne s’actualise pas du fait de notre présence, Il est comme mort et comme inexistant. Il ne peut vivre effectivement dans l’humanité que s’Il est vécu par quelqu’un, à fond, comme un saint François d’Assise. Alors, la vie toute entière devient transparence à Dieu et Dieu se respire sans qu’il soit nécessaire de Le nommer.

Notre destin lié au destin de Dieu

Nous engageons Dieu dans toutes nos décisions, dans tous nos comportements, dans toutes nos affections… Nous décidons donc de son existence expérimentale dans le monde : il sera rencontré, et il sera vu, il sera reconnu dans la mesure où notre vie le laisse transparaître.

Et c’est sous cet aspect que la vie chrétienne, que la révélation essentielle – qui est celle de la Trinité – peut donner à notre vie le sens d’une aventure incroyable qui est celle de porter Dieu, de communiquer Dieu, d’engendrer Dieu. Comme dit Jésus, d’être la mère de Dieu : car « Quiconque fait la volonté de Dieu est mon frère est ma sœur est ma mère » (Matt. 12:50 ; Marc 3:35)

Il ne s’agit donc plus désormais de notre destin, mais du destin de Dieu ; non pas de ce qui nous arrive, mais de ce qui va Lui arriver. Car nous l’engageons dans toutes nos décisions, dans tous nos comportements, dans toutes nos affections. Nous l’engageons chaque fois que notre liberté joue et d’autant plus profondément qu’elle joue plus pleinement. Nous décidons donc de son existence expérimentale dans le monde : il sera rencontré, et il sera vu, il sera reconnu dans la mesure où notre vie le laisse transparaître.

Nous sommes là au cœur d’une mystique où l’exigence spirituelle signifie la vie même de Dieu confiée à notre amour. Le stimulant essentiel de notre effort – contre toute la marée des tentations, contre ces submersions cosmiques qui menacent constamment de nous envahir – le stimulant essentiel de notre générosité, c’est cela : c’est que la Vie divine est remise entre nos mains. Nous avons le pouvoir de laisser tomber Dieu, mais nous avons le pouvoir, aussi, de Le faire naître dans notre cœur et dans le cœur des autres.

Le nœud des relations humaines

Toute la vie professionnelle, quelle qu’elle soit, part de l’homme vers l’homme : elle est en contact, plus ou moins proche ou plus ou moins lointain, avec l’homme. C’est à l’homme, finalement qu’elle aboutit ; c’est en l’homme qu’elle produit un résultat. Mais l’homme n’est l’homme authentique que dans la mesure où il vit de cette Présence infinie. Et donc toute profession, quelle qu’elle soit ne peut être que le sacrement de cette activité [?] essentielle qui est de communiquer Dieu, ce qui revient à faire naître l’homme en naissant en nous-même à Dieu.

Il n’y a pas autre chose qui puisse donner à notre activité toute sa mesure que cette vision d’un Dieu qui dépend de nous pour son inscription temporelle et qui ne peut devenir un événement de l’histoire humaine qu’à travers nous.

Il y a là une oraison sur la vie, ou du moins le principe d’une oraison sur la vie qui est la prière, qui serait – si nous étions chrétiens – la prière continuelle du chrétien. Oraison sur la vie, c’est-à-dire perception des profondeurs de la vie. Perception dans les hommes avec lesquels nous sommes en relation – quelles que soient ces relations, aussi matérielles qu’elles puissent être en apparence – cette perception, dans chacun d’eux, d’une vie divine en attente [les quelques mots suivant manquent dans l’audio] et qu’il est de notre vocation de faire fructifier.

C’est par-là que toutes les vies humaines deviennent infinies et égales en valeur et en efficacité, parce que dans ce milieu divin – intérieur à nous-même – dans cette Présence confiée à notre amour, chaque décision a une portée infinie et un retentissement éternel.

Le nœud des relations humaines, finalement, c’est cela, c’est que Dieu est engagé jusqu’à la mort dans ces contacts avec nous-même et avec les autres – et avec tout cet univers qui est notre corps immense dans lequel nous sommes plongés pour nous y ravitailler physiquement, mais qui est enraciné en nous pour s’accomplir dans la ligne de l’Esprit.

L’oraison sur la vie

Comment croire à l’immortalité si on ne vit pas l’Éternité dans la vie d’aujourd’hui ? Si on ne s’aperçoit pas que les seuls moments vivants sont ceux où l’on échange Dieu, non pas en paroles, non pas en significations explicites, mais comme on respire.

Il s’agit donc de sauver Dieu et non pas de nous sauver nous-même, de Le sauver de nous, de nos limites, de notre opacité, de notre égoïsme, de notre esprit de possession. C’est là la grande oraison, celle de la vie et sur la vie. C’est la grande contemplation au cœur de l’action – l’action ne pouvant déboucher humainement que dans cette Lumière.

C’est là la transfiguration de tous les rapports humains qui symbolisent, qui sont le véhicule – du moins qui peuvent le devenir – le véhicule d’une communication divine. Une poignée de main, un sourire, un service rendu, une marque de respect, enfin tous ces riens qui sont les nuances de l’amour, c’est cela même qui constitue l’oraison sur la vie et la plus haute contemplation. Car la contemplation ne peut pas se détacher de l’univers. Où trouverait-elle Dieu ? Sinon dans l’homme – en soi et dans les autres –, sinon dans une transfiguration de l’homme et de l’univers, sinon dans ce mariage d’amour où le « oui » de l’homme est indispensable au « oui » de Dieu.

La vie spirituelle – en bref toute la vie – elle ne peut pas être une catégorie mise à part, comme l’œuvre du dimanche, c’est la vie dans son essence, c’est la vie dans sa source et dans sa fin, c’est la vie dans sa dimension infinie. Nous n’en doutons pas, d’ailleurs. Nous savons, par expérience, que nous n’avons reçu Dieu que dans la mesure où nous l’avons rencontré : soit dans notre expérience, soit dans un visage humain. Et les visages humains qui demeurent vivants en nous sont ceux, précisément qui ont été pour nous la source d’une vie inépuisable et à travers lesquels nous avons pu percevoir la Présence infinie.

La prière, vue dans cette lumière, n’est plus une spécialité ; elle n’est plus un acte à part des autres – ce qui n’exclut pas d’ailleurs les prières de groupe et les prières liturgiques. Mais il y a cette prière qui est la fin dernière de toutes les prières, c’est-à-dire cette communion entre les hommes, à travers la respiration de Dieu. C’est déjà l’expérience de l’Eternité.

Comment croire à l’immortalité si on ne vit pas l’Eternité dans la vie d’aujourd’hui ? Si on ne s’aperçoit pas que les seuls moments vivants sont ceux où l’on échange Dieu, non pas en paroles, non pas en significations explicites, mais comme on respire.

L’intimité des êtres n’atteint son sommet que dans cet échange de Dieu. C’est la Vie éternelle qui est la vie d’ici-bas, la vraie vie d’ici-bas. C’est l’Eternité qui donne sens au temps. C’est l’Infini qui transfigure le fini. C’est l’Amour éternel qui éternise toutes nos tendresses.

Un régime nuptial où la réciprocité est totale

Il n’y a donc aucun doute que la Révélation de la Trinité divine constitue une richesse inépuisable qui nous délivre du cauchemar de ce Dieu solitaire qui tourne autour de soi et qui ne peut qu’aimer soi-même.

Dieu ne s’aime pas lui-même, justement parce que son lui-même c’est l’autre. « Je est un autre », en Dieu d’abord, en nous et dans toute la création, comme un rejaillissement de ce dépouillement divin. L’humilité de Dieu, la pauvreté de Dieu sont les plus grandes richesses de la vie spirituelle.

On comprend – aussi éloigné, éloigné infiniment, qu’on le soit de la sainteté de saint François – on comprend l’éblouissement de cet homme devant la pauvreté, parce qu’il avait compris, il avait senti tout au moins avec son cœur, que la pauvreté était Dieu. Et s’il la défendait avec tant de passion – comme son épouse –, c’est que, pour lui, elle était le Dieu vivant.

Il n’y a donc plus à redire le mot de Nietzsche : « S’il y avait des Dieux, comment supporterais-je de n’être pas Dieu ? » parce que nous sommes justement dans un régime nuptial où la réciprocité est totale ; où l’acte de fondation même du Christianisme, c’est la mort de Dieu : par respect de l’inviolabilité de l’homme.

La sainteté de Dieu intime à nous-même

La sainteté de Dieu, ce n’est pas qu’Il soit à part et séparé, mais qu’il est plus intime à nous-même que le plus intime de nous-même, c’est qu’Il soit le pur dépouillement, la pure désappropriation et l’infinie pauvreté.

La sainteté de Dieu, c’est donc cela. La sainteté de Dieu, ce n’est pas qu’Il soit à part et séparé, mais qu’il est plus intime à nous-même que le plus intime de nous-même, c’est qu’Il soit le pur dépouillement, la pure désappropriation et l’infinie pauvreté.

Quand on Le verra sous cet aspect, quand on prendra conscience que c’est Sa vie qui est en jeu, on ne se dépensera pas en contestations marginales. Là est le problème, le problème fondamental :

– qu’est-ce qui va arriver à Dieu ?
– est-ce que Dieu va mourir ?
– est-ce que nous éteindrons sa lumière ?
– est-ce que nous ne le sauverons pas de nos ténèbres ?

– est-ce que notre vie ne s’emploiera pas à communiquer sa Présence ?

C’est cela qui ne souffre aucun délai. C’est cela le cœur de la foi comme c’est le cœur de notre aventure. Nous souhaitons trouver dans les hommes un espace illimité et, au fond, ce que nous cherchons en eux c’est l’immensité de Dieu. Ce que nous voudrions trouver en eux, c’est cela : l’Infini en Personne !

Nous sommes appelés à nous effacer en Lui

Eh bien ! Cet Infini nous Le portons en nous et nous sommes appelés à Le donner. Je pense que c’est ce que Jésus voulait dire lorsqu’il disait : « Celui qui fait la volonté de Dieu est mon frère et ma sœur et ma mère ».

Cette sorte de maternité divine, dont Bède le Vénérable disait, justement, qu’elle comporte « la naissance de Dieu à l’intérieur de nous et la naissance de Dieu dans le cœur des autres ».

Bien sûr que tout cela ne peut pas être dit et qu’il est vain de le dire sans le vivre.

Mais enfin, de méditer sur ces abîmes d’amour c’est quand même reconnaître la direction où nous sommes appelés à nous engager, ce qui ne peut être que, finalement, à nous effacer en Lui, pour qu’Il soit tout en nous.

Une petite fille qui faisait sa première communion et qui l’avait faite vraiment en vivant cet événement, s’entretenait avec ses petites camarades qui avaient communié avec elle, le même jour de ce grand événement. Et ces enfants livrés à eux-mêmes, ne sachant pas qu’on pouvait les entendre, échangeaient en effet leurs impressions et chacun enchérissait sur l’autre avec des clichés empruntés à ses lectures. Et la petite fille dit seulement ce mot bouleversant : « Eh bien ! Moi, Il m’efface ! » C’est cela, Il m’efface. Comme le Père s’efface dans le Fils et le Fils dans le Père, dans l’embrassement du saint Esprit. Dieu nous efface – ou plutôt nous sommes appelés à nous effacer en Lui – dans cette transparence d’amour qui Le fera vivre dans le cœur des hommes.

C’est là, finalement, le sens de notre aventure que nous pouvons résumer dans le mot de Graham Greene : « Aimer Dieu, c’est vouloir Le protéger contre nous-même. » (« La Puissance et la Gloire »)