14/07/2005 – Le programme pour toute une vie : « JE est un Autre »

Conférence
– Genève – 21 sept. 1969 (Fin, partie 5)

L’enseignement de Zundel peut être infiniment libérateur, à condition qu’on le reçoive dans les meilleures conditions. Elles exigent un climat de silence, un grand recueillement. Il faudrait presque lire ces pages tout haut tout seul, et les reprendre, à des moments différents. Cela vaut pour presque toutes les paroles de Zundel.

Dieu étant un pur dedans ne peut entrer dans notre histoire

que dans, par, et à travers notre intimité.

Merveilleuse fin d’une conférence merveilleuse !

« Puisqu’Il ne peut se poser nulle part que dans l’intimité qui l’accueille, la seule chose que puisse faire l’Amour si nous ne l’accueillons pas, la seule ressource qui lui reste, c’est de mourir d’Amour .Et c’est ce qu’il ne cesse de faire ! Et voilà pourquoi la Croix de Notre Seigneur est un Evangile si convainquant ! Ce scandale de la mort de Jésus sur la Croix, cette folie, comme le nomme Saint Paul, c’est toute notre lumière.

Quelle sécurité pour nous devant ce Dieu qui aime jusqu’à la mort de la Croix ! Devant ce Dieu qui nous révèle ainsi que, en effet, il n’y a de grandeur, il n’y a d’existence authentique, que dans ce vide total que l’on fait de soi en faveur de l’Autre ! Et c’est cela qui est le cœur du cœur de notre cœur, de notre expérience, le cœur du cœur de nos relations avec nous-même, comme de nos relations avec les autres. C’est cela qui est le centre de nos amours et de nos tendresses qui n’ont de consistance que si elles sont une respiration de cette Présence et de cette Offrande infinies.

Et c’est cela la tâche qui est devant nous. Il ne s’agit pas de contester la contestation de notre époque, on la comprend tout à fait lorsqu’on est aux abois, lorsqu’on ne voit plus le sens de sa vie, lorsqu’on ne trouve personne pour vous en indiquer une signification authentique, on ne peut plus alors, dans la fureur de ne pas la trouver, que se casser la tête contre les murs ! On ne peut souhaiter que tout détruire – en commençant par soi-même ! Ce qu’il nous faut apporter, c’est l’Evangile de vie ! Et l’apporter en devenant nous-même cet Evangile de vie, cet Evangile vivant, dans notre effacement en la Présence de l’Unique.

« JE est un Autre ». Rien n’est plus certain et, quand il n’y a pas cet Autre, il n’y a personne ! Il n’y a personne ! Rien n’est vide et creux comme le talent même le plus prestigieux quand il n’est pas axé sur la démission, sur l’humilité, sur l’amour.

« JE est un Autre » : il s’agit de nous effacer en cet Autre pour exister en forme de don et pour apporter aux autres l’espace où ils découvriront leur propre grandeur.

Mais revenons au cœur du cœur, si l’on peut dire, de notre vérité. Nous ne l’atteignons que si l’on a compris que c’est dans la démission totale que se situe la grandeur, que si l’on a compris que Dieu est la démission infinie au plus intime de nous, que si l’on a compris qu’en vertu de cette démission qu’Il est, II ne peut que nous attendre éternellement ! On comprend aussi qu’il s’agit de L’assumer aujourd’hui, immédiatement, de L’assumer pour qu’il puisse trouver à s’exprimer dans notre histoire. Car justement Dieu étant ce qu’il est, un pur dedans, ne peut entrer dans notre histoire qu’à travers notre intimité.

S’il n’y a pas d’homme qui accueille cette Présence de Dieu et s’efface en elle, Dieu va être absent, II sera comme inexistant. La seule chance pour les hommes de se faire homme leur échappera alors parce qu’ils ne rencontreront pas comme une réalité de leur vie « Ce Visage Adorable qu’on reconnaît aussitôt qu’on Le rencontre. »

II ne s’agit donc pas pour nous de gémir, de condamner, de refuser, de réfuter, de combattre ! Mais bien de prendre conscience que Dieu nous est confié jusqu’à la mort de la Croix, qu’Il est un souffle, un souffle, comme dans la vision d’Elie à l’Horeb : Il est un souffle imperceptible, Il est ce qu’il y a de plus fragile, comme II est ce qu’il y a de plus précieux.

Et c’est là que le centre de l’aventure humaine devient lumineux, c’est là que l’aventure humaine prend toutes ses dimensions. Nous sommes porteurs d’un don infini, mais cet infini ne peut rien dans notre histoire, il ne peut rien dans l’univers visible, si nous ne devenons pas transparents à Sa Lumière, si nous ne nous effaçons pas dans Sa Présence, si nous ne sommes pas des sacrements de Son Amour.

Je crois que c’est là l’unique nécessaire : que nous puissions, à chaque instant, prendre conscience que nous ne sommes pas, que je ne suis pas, mais que je puis être, que je puis être en cet Autre qui m’attend au plus intime de moi !

Je ne suis pas ! Alors pourquoi feindrais-je d’être? Pourquoi est-ce que je m’entourerais d’une fausse grandeur qui n’est pas la mienne ? Pourquoi aurais-je l’air de savoir ce que j’ignore ? De pouvoir ce que je suis impuissant à réaliser? Pourquoi? Il s’agit uniquement pour moi, à partir de cette non-existence, de m’acheminer vers une existence authentique à travers cette démission de tout moi-même en cet Autre qui est l’Amour.

Ne cherchons pas une autre voie et n’imaginons pas une autre responsabilité que celle-ci, car elle est infinie, infinie ! Nous sommes responsables de l’Infini en personne, en nous, dans les autres, dans toute la Création, dans tout l’Univers ! Et c’est vrai !

Alors il n’y a pas de quoi se monter le bourrichon, il n’y a pas de quoi se prévaloir d’un avantage quelconque parce qu’on n’ose plus rien dire devant Ce Dieu qui ne se prévaut d’aucune chose : II est Celui qui se donne éternellement.

Il s’agit donc pour nous de faire tomber tous ces murs que nous avons construits à l’intérieur de nous-même, de laisser tomber ces querelles, ces ressentiments, ces rancunes, d’oublier ces blessures d’amour-propre, d’être un pardon vivant et, pour le demeurer, de prendre à chaque instant une plus vive conscience de ce que chaque affirmation volontaire et consciente de notre amour-propre, c’est la mort de Dieu, c’est la mort de Dieu !

C’est tout ! Si nous sommes devant ce Visage devant lequel François a pleuré pendant vingt ans, devant lequel il a pleuré à cause de la Passion de l’Eternel Amour, à cause de Sa Crucifixion, si nous sommes devant ce Visage au plus intime de nous ou des autres, si nous savons que Sa fragilité immense est remise entre nos mains, nous aurons un levier pour nous construire, une possibilité de nous faire homme et d’atteindre à une liberté qui soit enfin une libération.

Et tout cela tient dans un mot, encore une fois : « Je est un Autre. »

Si nous percevons la lumière de cette petite phrase : « Je est un Autre », nous saurons quel est notre chemin et que ce chemin vient à nous, que nous n’avons qu’à Le regarder sans cesse en se perdant dans sa lumière pour que l’homme surgisse en nous comme un ferment de libération.

Etre homme, c’est cela, c’est vraiment être un espace, un espace de lumière et d’amour où l’on puisse enfin découvrir le sens de l’aventure humaine, où l’on puisse découvrir le sens du sacré, c’est la même chose, ET la Présence Unique qui est la Vie de notre vie, on peut la percevoir finalement dans toutes les grandes œuvres de la pensée et de l’art, c’est elle qui est pressentie, suggérée, cherchée, au cœur de tous les amours.

Tout amour voudrait atteindre à une source infinie qui ne s’épuise jamais ! Cela veut dire que, finalement, tout l’univers est une aspiration vers cette Présence cachée au plus intime de nous-même et confiée à notre amour, dont nous avons la responsabilité à l’égard de toutes créatures et dont la fragilité justement peut seule nous guérir de nous-même.

Car comment résister à cet appel ? Si vraiment Dieu est menacé, s’Il est en agonie, comme dit Pascal, jusqu’à la fin du monde et depuis le commencement, comment résister à cet appel ? Rien ne peut plus compter, si nous en prenons conscience, seule compte cette Vie qu’il s’agit d’affirmer parce que personne ne La défend, sinon nous-même ! Voila le programme pour toute une vie. . . « JE est un Autre ». »

(Fin de la conférence)