13-21/08/2015 – L’Assomption dans la pensée chrétienne

Conférence
de Maurice Zundel à Paris/le Caire en 1951, en rapport avec la fête de l’Assomption. Non édité.

Réflexions sur les discussions ordinaires

La vie livrée au bavardage quotidien comporte plusieurs aspects. Ce bavardage peut être une forme de respect pour les plus hautes valeurs et pour le mystère de l’âme qui les abrite. On n’y touche pas de peur de les abîmer. On glisse à la surface des choses pour ne pas troubler le secret des profondeurs.

C’est une manière de récréation qui repose d’une sublimité dont la continuité serait écrasante. C’est aussi une sorte d’attente sans pesanteur qui laisse la porte ouverte aux confidences, sans les solliciter. Un des partenaires à la conversation pourra se sentir d’autant plus incliné à se confier qu’il n’a point à se mettre en garde contre aucune forme d’indiscrétion. En pareil cas, si une intimité se fait jour, le ton du meneur du jeu s’adapte immédiatement à ce changement de plan car, au vrai, ses propos superficiels gravitaient autour de cette intimité dont ils entendaient simplement préserver le mystère jusqu’à ce qu’elle choisisse elle-même de se manifester.

Et, de fait, il est exclu qu’un être normal se livre à des aveux qu’une certaine densité de silence n’aurait point préparés.

Les médiocrités du bavardage

Mais cette réserve est terriblement compensée dans la forme commune du bavardage quotidien par le déballage de l’intimité des absents, par le touche-à-tout d’une curiosité qui épingle en hâte ses jugements éclairs sur tout le connaissable, par les sectarismes des options partisanes qui lisent le monde à travers leurs passions, par l’automatisme enfin des formules qui offrent les mots tout faits adaptés à toute situation, dont Heidegger nous rend cruellement sensible la sottise et la lâcheté.

Mais il y a pire encore, et c’est de faire de Dieu un aliment au bavardage, ce qui se produit, d’une manière savante ou vulgaire, toutes les fois qu’on en parle sans s’engager, sans être actuellement en contact avec lui. Rien n’écorche l’âme comme cet élément du mystère sur le plan du discours, où le divin s’aligne sur nos curiosités comme sur une rallonge à nos plus médiocres préoccupations, où la Révélation est débitée sous forme de renseignements qui complètent notre bagage de notions, en ajoutant une description de l’Au-delà à celle de l’en deçà, d’un en deçà d’ailleurs singulièrement étriqué, sans aucun souci de la nouvelle naissance dont Jésus dit à Nicodème qu’elle peut seule introduire au Règne de Dieu sur lequel les apôtres eux-mêmes se méprirent tant qu’ils s’en tinrent à l’écorce des mots.

Une intimité humaine ne se livre qu’à une intimité en équation de silence avec elle, dans un échange où les mots prennent la figure des personnes.

Nous savons, pourtant, qu’une intimité humaine ne se livre qu’à une intimité en équation de silence avec elle dans un échange où les mots prennent la figure des personnes. Comment, dès lors, pourrions-nous admettre que l’intimité divine nous fût accessible tout de go, par le seul énoncé d’une proposition matériellement entendue, sans que notre intimité dût la laisser vivre en soi en s’identifiant à travers elle avec l’intimité divine qu’elle entend nous communiquer ?

Des affirmations qui font obstacle

Déjà la simple affirmation que Dieu existe peut donner lieu à d’innombrables malentendus. De quel Dieu s’agit-il en effet ? La Samaritaine logeait le sien au sommet d’une montagne. Et c’est au nom du leur que les adversaires du Christ décidèrent sa Crucifixion. Tant qu’une telle affirmation ne se fait pas jour dans une expérience spirituelle où l’âme se transforme en lumière et en amour, elle peut constituer un obstacle à la véritable rencontre autant qu’un acheminement.

Cela se vérifie d’ailleurs en toute connaissance : jamais l’univers physique n’a été plus complètement qu’aujourd’hui entre les mains de l’homme et jamais l’homme n’a été plus effrayé de son pouvoir.

C’est qu’une découverte peut s’arrêter au niveau technique, d’ailleurs indispensable, d’un rationalisme opératoire qui livre des possibilités de construction que rien n’empêche d’être, tout aussi bien, des possibilités de destruction. L’homme par-là accroît son pouvoir et non sa valeur et la plus parfaite barbarie peut coexister avec un tel progrès.

Pour qu’une découverte devienne un levain de culture et d’humanité, aussi bien, il faut que le dialogue avec l’univers se personnifie, que le savant s’y sente engagé par le plus intime de soi, parce que responsable d’une valeur qui donne sens et plénitude à sa vie, même quand elle en réclame le sacrifice.

La découverte – dépassant sa formule – est promue au rang de Vérité … la pensée… l’affranchit de ses frontières et de ses partialités.

Alors la découverte – dépassant sa formule – est promue au rang de Vérité parce que, précisément, elle se fait jour dans la pensée, parce qu’elle l’affranchit de ses frontières et de ses partialités et que le savant devient, par-là même, une valeur universelle, un bien commun, un ferment de lumière et de liberté.

A partir des mots du dogme, l’amorce d’une expérience spirituelle

Ces prémices étant posées, on comprendra qu’il ne saurait suffire de répéter que la Mère du Christ, « au terme de sa vie terrestre a été assumée en corps et en âme à la gloire céleste » (1), pour entrer dans l’esprit de la foi. Ces mots ne signifient rien, en effet, s’ils n’amorcent point une expérience spirituelle grâce à laquelle ils deviendront lumière en nous.

L’expérience de la mort

La première question qu’ils soulèvent nous confronte avec l’expérience de la mort. Or, face à la mort envisagée comme le point final de l’aventure terrestre, il est impossible d’admettre la destruction des valeurs qui donnent un sens à la vie. Il s’agit là d’une évidence expérimentale. Je ne pose pas la question : Que signifie la vie ? C’est elle-même qui s’atteste par sa propre clarté dans la personne de M. Vincent, aumônier des galères (2), comme en la présence de tous les héros dont la présence éclaire et purifie notre intimité en nous élevant, pour un instant tout au moins, à l’étage de l’existence authentique.

Si la mort physique pouvait détruire l’existence authentique, l’indifférence à l’égard des valeurs serait le dernier mot de l’univers.

Si la mort physique pouvait détruire celle-ci, l’indifférence à l’égard des valeurs serait le dernier mot de l’univers. L’absurde triompherait. L’héroïsme et la sainteté ne seraient qu’une grimace de la biologie. Nous ne serions pas seulement des animaux comme les autres : nous serions moqués et joués par une affreuse comédie de conscience et de liberté. La vie ne se bornerait pas à être une histoire racontée par un idiot : le monde serait pervers.

Une telle conception de l’univers ne s’accorde pas avec notre expérience. Le héros qui se sacrifie nous paraît être le gagnant – et non l’embusqué qui sauve sa peau. Nous sommes sans inquiétude sur le sort du héros. Nous sentons qu’il devient valeur à travers la mort et que celle-ci ne peut porter atteinte à cette valeur dont elle est, au contraire, la condition. L’embusqué, en revanche, qui laisse mourir les autres à sa place, n’est plus porté dans l’existence que par sa biologie. Il a cessé de vivre humainement. Il est donc un mort en sursis et sa mort ne fera que consacrer l’absence qu’il est devenu, en préférant une survivance animale à une immortalité de valeur.

Saint François nous rend merveilleusement sensible, dans sa mort, ce triomphe de l’immortalité. Tous les frères qui l’ont pu sont accourus auprès de leur Père. François ne veut point qu’ils s’abandonnent à la tristesse. Il appelle Ange et Léon et leur demande de chanter le Cantique du Soleil. Il ne quitte pas ce monde que Dieu a fait et sur lequel il n’a cessé, depuis plus de vingt ans, de chanter son amour.

Tout l’univers est présent dans l’offertoire où son être se consume. Il ne reste plus qu’à accueillir la mort qui doit consommer son offrande. Son médecin est chargé d’annoncer cette visite comme le héraut annonce le roi dans un cortège. François se soulève et salue : « Bienvenue soit notre sœur la mort ! » Et maintenant, il rend son dernier hommage à Dame Pauvreté : il se fait dépouiller de ses vêtements et le voilà, nu sur la terre nue. Il recueille une pincée de poussière et il s’en asperge en souriant pour faire à la poussière l’abandon de son corps avant de se confondre avec elle. Tout est accompli désormais. Le soir tombe, le couchant s’empourpre, les alouettes chantent et François remet son âme à Dieu en répétant l’appel du psalmiste : « De toute ma voix, j’ai crié vers le Seigneur, de toute ma voix j’ai crié vers le Seigneur ».

Ainsi s’accomplit, avec une prodigieuse surabondance, le vœu des frères consigné dans le « speculum perfectionis » : Que ta mort, ainsi que ta vie soit miroir et lumière ! Il reste pourtant que François est mort, sans préjudice de la permanence unique de son rayonnement, que sa chair, consacrée par les plaies du Seigneur, n’en a pas moins subi, dans sa dissolution, la loi de toute chair. Il y avait encore en elle quelque chose à purifier, quelque chose qui la soustrayait, dans une certaine mesure, à la source de vie et qui creusait en elle ce trou d’absence par où nous échappons à la Présence vivifiante de Dieu.

La mort n’a prise que sur la mort, sur ce qui appartient encore à l’ordre biologique et s’épuise avec lui. Autrement dit, seule la mort doit mourir.

Si tout avait été vie et valeur en elle, quelle raison eut-elle eu de se dissoudre en la mort ? Car la mort n’a prise que sur la mort, sur ce qui appartient encore, de quelque manière, à l’ordre biologique et s’épuise avec lui. Autrement dit, seule la mort doit mourir. Aussi bien, Dieu n’est-il pas l’inventeur de la mort. Il la subit comme il subit l’absence constitutive du péché où la mort a ses racines, ainsi que nous le pressentons quand, las des exigences de notre liberté, nous retombons dans notre biologie, en nous laissant porter par elle au lieu de la porter. Nous ne sommes plus alors qu’un morceau d’univers livré à tous les hasards et enseveli dans l’opacité des choses, parce que détaché de la vie de notre vie. La lumière de vie s’oppose, dans les Ecritures, à l’ombre de la mort. Il n’y a pas de mort là où il n’y a pas d’ombre.

La lumière de vie s’oppose, dans les Ecritures, à l’ombre de la mort. Il n’y a pas de mort là où il n’y a pas d’ombre.

Et justement la Mère du Christ est appelée « Mère de la lumière ». Toute la question est de savoir dans quelle mesure cette lumière du Christ a reflué sur elle et la réponse à cette question est contenue dans la maternité de la Vierge dont le caractère unique ressort d’une comparaison avec la maternité commune.

Une maternité où la personne précède la nature

Une femme qui attend un enfant sait que, sauf accident, elle mettra au monde un être humain. Garçon ou fille, elle ne le sait. Elle ne sait pas davantage si elle se reconnaîtra dans cet enfant dont l’hérédité dominante pourra être très différente de la sienne. Elle ignore encore plus complètement quelle personnalité deviendra cet enfant, s’il en acquiert jamais une, car cela dépendra de l’usage qu’il fera de sa liberté. Ce qui veut dire que la maternité commune concerne, immédiatement et par elle-même, la nature humaine de l’être qui naîtra et non la personne qu’il aura à devenir et dont cette nature ne contient que la capacité indéterminée. Ici, autrement dit, la nature précède la personne.

C’est le contraire dans la maternité de la Vierge. Elle est d’abord ordonnée à une personne. Et cette personne est désignée dans le message de l’Annonciation sous le nom de Jésus qui préfigure sa mission de Sauveur. C’est-à-dire que, dans la conception virginale de Jésus, au sein de Marie, la personne précède la nature.

La personne de Jésus

Il faut donc nous tourner maintenant vers cette personne de Jésus dont la Vierge est devenue le berceau. Quel nom se donne-t-elle ? L’appellation sous laquelle le Christ apparaît couramment est celle de « Fils de l’homme », qui revient simplement à celle d’homme. Mais prenons garde à l’article : Jésus n’est pas seulement un homme, il est l’Homme. C’est pourquoi ce nom est, pour lui, un nom propre. Davantage : un nom unique. Etre un homme, rien de plus banal. Mais être l’Homme, rien de plus singulier.

Etre un homme, rien de plus banal. Mais être l’Homme, rien de plus singulier.

Cela suppose que Jésus contient en soi toute l’espèce humaine et que celle-ci est orientée vers lui, dans le « Moi divin » qui personnifie l’humanité du Sauveur et auquel s’ordonne toute personnalité humaine par l’élan même qui la constitue. Jésus n’est donc pas un chaînon dans la série des générations. Il est l’unité vivante, à la fois transcendante et immanente à la série, qui l’embrasse et qui la porte. C’est la raison pour laquelle il ne peut naître de la série et dans la série comme l’anneau intermédiaire, tel que chacun de nous, entre la génération qui meurt et celle qui naîtra, jusqu’à ce qu’il soit lui-même emporté par la mort. Il naît hors de la série, conçue comme suite charnelle et unité successive à travers la mort. Il entre dans le monde, autrement dit, selon la ligne verticale de la personne et non selon la ligne horizontale de la nature. Il naît comme une personne qui a son moi en Dieu et il naît d’une personne, c’est-à-dire qu’il naît de l’Esprit dans le sein d’une Vierge, ainsi qu’en fait foi le récit de l’Annonciation.

Il y a quelque chose d’immense, dont nous entreverrons le mystère, en songeant aux stigmates de saint François. Quand François descend de l’Alverne au mois de septembre 1224 portant dans ses membres et dans son flanc les plaies du Crucifié, tous les témoins de ce prodige comprennent que la contemplation de la Passion du Christ sur laquelle il a pleuré jusqu’à en perdre la vue, a débordé de son esprit sur sa chair pour le marquer tout entier de l’objet unique de son amour.

Marie, une chair qui n’est plus qu’oraison

Quelque chose d’analogue, dans un ordre plus élevé encore, s’accomplit dans la personne de la Vierge.

Son âme n’est qu’un cri vers la Rédemption du monde et vers le Rédempteur. Sans saisir la part unique qu’elle aura dans cette œuvre de salut, son esprit en dessine la figure dans la disponibilité totale qu’elle offre à son accomplissement. Et l’intensité de cet appel et la plénitude de cette contemplation entraînent sa chair dans cet élan qui ébranle toutes les puissances de son âme. Son corps devient prière. Sa chair n’est plus qu’oraison. Et la Présence qui est le désir de son cœur et la respiration de son esprit prends corps dans son corps et devient chair dans sa chair. Et le Christ naît selon la chair de la prière de ce corps, de l’oraison de cette chair.

Rien n’est plus naturel, au fond, que ce rejaillissement de l’esprit sur la chair, si le Christ entre dans le monde selon la ligne verticale de la personne, comme le nouvel Adam et si la maternité de la Vierge se situe sur le même plan que la personne de son Fils.

Plus on médite sur cette correspondance, plus il parait normal qu’une maternité destinée à atteindre un tel niveau s’enracine dans les plus lointaines préparations. Davantage : puisque ce n’est pas de la nature d’une femme considérée comme l’instrument de l’espèce que le Christ naît comme personne parfaite dans une nature encore soumise au devenir, il reste qu’il naisse de la personne de sa mère et que, partant, la maternité de la Vierge s’identifie avec sa personnalité et constitue celle-ci comme une relation jaillie du plus profond de son être pour l’ordonner tout entier à la personne de Jésus.

La maternité de la Vierge, … une relation jaillie du plus profond de son être pour l’ordonner tout entier à la personne de Jésus.

L’Immaculée Conception ne signifie pas autre chose. Dès le premier instant de son existence, elle n’a rien à soi, elle n’est rien pour soi, elle est toute entière à lui, de lui, par et pour lui. Mais lui est la vie éternelle, comme saint Paul le suggère dans cette confidence qu’il fait aux Ephésiens : « Pour moi, vivre c’est Christ. » Si donc la personnalité de Marie est constituée par son ordre à Jésus, c’est dire identiquement qu’elle est constituée par son ordre à la vie éternelle dont elle est imprégnée tout entière, corps et âme, comme un être pétri tout entier par le moi qu’il se choisit.

Qu’est-ce que la mort pouvait atteindre en Marie ?

C’est face à ces données qu’il faut envisager la mort de la Vierge. Qu’est-ce que la mort pouvait atteindre en elle ? Qu’est-ce qu’elle pouvait faire mourir ? Quelle non-valeur pouvait-elle consumer ? Qu’avait-elle à purifier en un mot en celle qui est, par toute sa personne, le berceau de la vie éternelle ?

Rien, sans aucun doute, si les prémices que nous avons posées sont fondées, car il n’y avait rien en Marie qui ne fut vivant de la vie éternelle, aucune ombre, aucun trou d’absence, aucun sursaut d’une biologie rebelle, rien que la transparence d’un être entièrement vidé de soi et parfaitement enraciné en Dieu.

La mort physique au sens ordinaire eut été ici une contradiction puisqu’elle aurait eu prise sur un être qui était tout entier, dans sa chair comme dans son esprit, vie et valeur.

Si donc la Vierge mourut, … ce ne fut pas d’une mort biologique, … mais d’une mort spirituelle, d’une mort de conformité et d’amour où elle s’identifie avec la mort du Seigneur pour l’œuvre de la Rédemption.

Si donc la Vierge mourut, comme je suis certain qu’elle le fit, bien que la définition de la Toussaint n’y fasse aucune allusion, ce ne fut pas d’une mort biologique qui entraîne la dissolution, mais d’une mort spirituelle, d’une mort de conformité et d’amour où elle s’identifie avec la mort du Seigneur pour l’œuvre de la Rédemption.

Une telle mort ne pouvait évidemment porter atteinte à aucune valeur, ni affaiblir aucunement le lien avec la vie éternelle enracinée dans la personne de Marie, ni, à plus forte raison, entraîner la dissolution qui résulte de la mort biologique. Partant, le retour à la vie était dû à celle qui fut, par tout son être, le berceau de la vie et il suivit de près cette mort de conformité et d’amour.

Cette résurrection est d’ailleurs moins étonnante que cette mort et l’on peut dire sans paradoxe que c’est la mort, dans ce cas, qui est le miracle et non le retour à la vie, puisque la mort ici, comme la maternité, au rebours de ce qui se passe en nous, est le fruit de l’esprit. Cette résurrection, enfin, fut une résurrection de gloire, c’est-à-dire en un mot que la Vierge vit ce qu’elle avait cru ; le voile se déchira qui la cachait à elle-même. Elle n’eut plus à croire dans la nuit, mais à contempler dans la lumière les grandes choses que Dieu avait accomplies en elle, ce qui revient à dire qu’elle ressuscite non pas pour entrer dans notre histoire et continuer sa carrière terrestre, mais pour vivre dans le face-à-face avec cette Présence que nous éprouvons comme infiniment réelle, assurément, mais que nous ne voyons pas, bien que nous la portions en nous.

Et c’est justement parce que ce Ciel-là, ce Ciel de lumière et d’amour est déjà en nous, bien que nous ne soyons pas encore en lui, que nous n’imaginons pas un instant un enlèvement de la Vierge vers le Ciel au-dessus de nos têtes, qui n’est qu’un mythe de poète. Elle a disparu du plan de notre histoire. C’est tout ce que nous pouvons dire. Rien n’empêche qu’elle soit parmi nous comme une Présence dont la clarté est inaccessible à la faiblesse de nos yeux.

Avons-nous dit l’essentiel ? Je l’espère, mais il nous faut, un instant encore, revenir au centre de ce mystère, le dogme n’est jamais qu’un jour qui s’ouvre sur la personne de Jésus, lequel ne cesse de se dire dans l’Eglise où il poursuit son Incarnation, en explicitant le sens spirituel de sa vie temporelle.

Les correspondances entre la maternité de la Vierge et la personne de son Fils

L’Assomption nous intéresse uniquement à ce titre, je veux dire en raison des correspondances qui règnent entre la maternité de la Vierge et la personne de son Fils, c’est parce que cette personne est ce qu’elle est que cette maternité revêt un caractère unique. Et, comme la Vierge est personnifiée tout entière par sa maternité, l’Immaculée Conception et l’Assomption ne font qu’annoncer son enracinement personnel, âme et corps, en Jésus et nous ne faisons autre chose, en affirmant ces privilèges, que de recueillir, à travers le prisme sacramentel d’une confidence qui vient à maturité, le rayonnement de Jésus.

Ceci étant admis, il reste à nous demander quel peut être l’opportunité d’attirer aujourd’hui notre attention sur l’Assomption de la Vierge, je ne reviendrai pas sur ce que j’ai dit de la mort, je ne pourrais rien y ajouter sans sortir de mon sujet.

La vocation divine de nos corps

Un autre aspect de ce mystère sollicite notre réflexion : c’est la vocation divine de nos corps, suggérée par la glorification corporelle de la Vierge. L’éducation de la pureté reçoit ici son programme. S’il y a en nous une complicité inépuisable aux désirs charnels, cela ne provient-il pas pour une bonne part, au moins dans notre hémisphère, de ce que des tabous innombrables ont confondu le sacré avec l’interdit en suscitant dans notre imagination, en face de nos pouvoirs créateurs, un sens de vertige et de fatalité auquel on n’échappe que par la fuite 

Mais la fuite n’est pas faite pour préparer le règne de la raison. Elle crée, au contraire, l’impression d’un domaine impénétrable à la raison et elle n’empêche pas le jeu des hormones qui font déferler en nous les grandes vagues cosmiques. Il s’ensuit que l’individu, ramené dans l’orbite de ses instincts par des sollicitations endocriniennes, n’a aucun moyen de diriger leurs impulsions et finit, de guerre lasse, par lâcher la bride à n’importe quelle suggestion, au moins dans son imagination, si les circonstances extérieures l’empêchent d’y donner suite.

Si le corps, au contraire, peut devenir prière et, à la limite, fécond de Dieu – chez les célibataires aussi bien que chez les gens mariés – il s’agit simplement de récupérer en lui un infini qui s’égare, en apprivoisant la chair et en l’appelant à se personnifier pour réaliser un état supérieur de la matière, en se faisant tout visage, c’est-à-dire lumière, espace et liberté.

Ceci nous deviendra plus clair si nous nous rappelons que l’Assomption, comme toute affirmation de la foi au sujet de Marie, nous introduit dans le rayonnement de Jésus.

Au dernier chant du Paradis de Dante, Saint Bernard entonne un hymne à la Vierge dont les premiers mots expriment d’une manière incomparable ce lien de la Mère au Fils : « Vierge Mère, Fille de ton Fils ».« Fille de ton Fils » : cela contient et dépasse le parallélisme tiré par les Pères de la vieille image biblique qui représente Eve issue du flanc d’Adam. La nouvelle Eve est issue, elle aussi, du nouvel Adam. Mais Dante précise qu’il s’agit ici d’une filiation et il nous ramène ainsi, sans y songer peut-être, à cette trinité humaine qui est la plus émouvante image de la Trinité divine et où l’homme représente le Père, la femme le Fils et l’enfant le Saint-Esprit, où donc la femme apparaît comme le fils de l’homme.

La trinité humaine

Rien ne me parait plus important pour situer les deux moitiés de l’humanité. La complémentarité physique des sexes saute aux yeux et, sur ce plan, l’homme et la femme sont les instruments de la biologie. Ils peuvent sans doute introduire dans ce rapport mille nuances fondées sur des affinités spirituelles, le dévouement, la fidélité et le don de soi. Mais cela leur fournit, finalement, autant de raisons de céder à l’instinct – pour l’amour de l’amour – au point que la marche inverse n’est pas moins concevable, où l’instinct fabrique ces situations idéales pour se délivrer de sa tension. La place de l’enfant est bien difficile à définir dans ce complexe de sentiments et de passions.

Si l’acte sexuel, en effet, trouve toute son explication et toute sa justification dans l’amour des deux partenaires, l’enfant n’est pas nécessaire et il risque souvent d’être de trop. S’il est de trop, l’amour peut disposer sans contrainte du mécanisme biologique puisque, de toutes manières, c’est par lui qu’il s’exprime. Ce n’est plus qu’une question de goût d’établir une certaine distance entre le désir et l’assouvissement par une hiérarchie d’affinités ou de tout réduire à un attrait physique. En fait, c’est bien cette dernière voie qui est la plus fréquentée et nous sommes inondés d’une littérature et d’un théâtre, doublés de films où tout le monde couche avec tout le monde dans une stéréotypie qui perd tout intérêt.

On s’est donc engagé dans une impasse. Il faut trouver entre l’homme et la femme une autre complémentarité que celle du sexe physique, infiniment plus profonde et spécifiquement humaine, suggérée d’ailleurs dans ce rapport d’une façon magnifique : la femme, fils de l’homme, nous accédons par-là à un plan qui les concerne exclusivement et où ils ont quelque chose d’essentiel à échanger, car c’est leur personnalité même qui est ici tout entière en question, C’est dans la ligne de la personne, en effet, que la femme doit naître de l’homme, dans une atmosphère infiniment délicate : de protection, de respect, de sécurité et de tendresse.

Or la personne, c’est l’Himalaya intérieur qui surgit en à pic sur la biologie, en aimantant toutes les énergies de celle-ci vers la lumière et la joie de la cime. L’amour devient ainsi tout le contraire d’un cheminement, différent ou brutal, vers la promiscuité : l’art de créer des distances, de faire surgir inépuisablement de nouveaux sommets où l’amour reprend son élan pour un nouveau départ vers de plus hautes cimes dont la découverte renouvelle éternellement sa jeunesse et sa ferveur.

Alors, ce n’est plus que l’infini seul que l’on peut échanger dans la liberté merveilleuse du silence de soi où chacun devient pour l’autre un espace illimité dont la Présence divine remplit toute l’étendue. Car l’homme n’atteint toute sa taille qu’en donnant à la femme toute la sienne, comme la femme ne concourt à la grandeur de l’homme qu’en remettant sans cesse entre ses mains sa propre exigence de grandeur. A ce niveau, l’amour se scelle dans le cœur de Dieu et revêt ainsi sa dignité de sacrement et tout l’univers a part à cette Fête-Dieu. Chargé d’infini, il peut alors se retourner, sans complexité, vers l’acte créateur car c’est vers un autre infini qu’il se meut dans la troisième personne, dans l’enfant dont il mesure et assume tous les risques en lui apportant le contrepoids de grâce, de sainteté et d’amour qui les équilibre. Ainsi se construit cette échelle de Jacob qui va de la trinité humaine à la Trinité divine, en passant par la mystérieuse naissance de la Vierge au cœur de son Fils qui naît d’elle à son tour pour naître en nous. Il faut suivre cet itinéraire vertical pour atteindre à la sérénité d’un regard délivré, exempt de convoitise et d’autant plus capable d’aimer.

Voici la nouvelle genèse du monde nouveau dont le Christ est l’origine, le centre et la fin, Marie naissant de Jésus, avant que Jésus ne naisse d’elle pour nous et en nous.

Dans la mesure où l’on progresse, l’Assomption de la Vierge devient plus concrètement probable, j’entends qu’elle prend, peu à peu, la forme d’une expérience vécue dans la légèreté divine de la grâce. L’homme ne peut se trouver sans la femme, ni la femme sans l’homme. Nul discours ne parvient à les situer et à sauver l’amour des mirages qui finissent en marécages. Il nous fallait pour le découvrir une Incarnation, c’est-à-dire une vérité qui fut vie, présence et personne. Et voici la nouvelle genèse du monde nouveau dont le Christ est l’origine, le centre et la fin, Marie naissant de Jésus, avant que Jésus ne naisse d’elle pour nous et en nous. C’est ce que Dante nous laisse entendre dans cette prière qu’il met sur les lèvres de Bernard et qui est la sienne et la nôtre : « Vierge Mère, Fille de ton Fils ».


(1) Note. Dogme de l’Assomption de Marie dans les termes définit par le pape Pie XII le 1er novembre 1950. Le verbe assumere employé dans la définition (Zundel traduit : assumée) a le sens de prendre ou être pris, et non pas le sens de s’élever et être élevé, comme on le rencontre fréquemment. En termes théologiques, on pourrait dire que Marie a été assumée par Dieu, conjointe à Lui, corps et âme.

(2) Vincent de Paul, aumônier général des galères, nommé en 1618. Il fit tout ce qui était en son pouvoir pour améliorer le sort des forçats.