13/07/2010 – Homélie – L’humilité, s’émerveiller de l’autre, ne plus penser à soi

A
Lausanne, en 1960, homélie de Maurice Zundel à des jeunes, Sexagesime, Epître: 2 Co.11 (4ème dimanche de Carême).

L’intégralité de l’homélie vous est proposée, à l’écoute, mais à l’aide du curseur, déplacé par la souris, vous pouvez morceler celle-ci, l’interrompant et la reprenant comme bon vous semble.

« A la suite d’un examen d’histoire, un élève trouvant que sa note n’était pas suffisante se plaignit amèrement au professeur qu’il n’avait pas suffisamment estimé sa composition. Comme il ne s’agissait pas d’un examen d’état, que le professeur voulait éviter toute discussion, il dit à l’élève :  » Eh bien ! combien voulez-vous que je vous donne ?  » et il mit la note que l’élève estimait mériter.

Ce sont des choses que l’on peut faire, mais en quoi est-ce que cela change pour l’esprit de l’élève, la situation qu’il occupe par rapport à l’histoire ? Est-ce qu’il en est plus savant parce que on a monté la note ? évidemment non ! Ce jugement, la note donnée par le professeur reste extérieur à son esprit, il est monté dans le classement, mais il n’est pas monté dans la science, dans la connaissance et son esprit ne s’est nullement enrichi !

Voilà une petite parabole qui nous permet de nous poser la question – en écoutant l’épître d’aujourd’hui où saint Paul après avoir parlé de tous ses travaux, de ce martyre qu’il a subi au service du Christ, en vient aux visions extraordinaires ou plutôt à la vision extraordinaire dont il a été favorisé, pour conclure que tout cela finalement n’est rien auprès de son infirmité, c’est de cela qu’il veut se glorifier, cette infirmité, cette faiblesse de sa santé : probablement des fièvres dont il devait souffrir ! C’est de tout cela qu’il veut se glorifier beaucoup plus que, et de tous les travaux qu’il a accomplis, et de la vision extraordinaire dont il a été le sujet et le témoin. Nous pourrions être induits par ces paroles de saint Paul à une conception de l’humilité qui correspondrait un peu à l’attitude de l’élève devant l’histoire !

Et je me demande, je pense à un jeune homme qui entre dans la vie avec un enthousiasme créateur, qui est un chercheur. Peut-il entrer vraiment dans cette attitude en se disant :  » Je suis un pauvre type, je suis un misérable, je ne suis rien, je ne suis qu’un mendiant, je dois me glorifier de ma misère ?  » Evidemment non. On ne peut pas proposer, non plus, à un enfant qui adore les belles histoires, qui est heureux de vivre – comme ce petit garçon qui disait à sa prière du soir, après la mort d’un de ses petits cousins :  » Mon Dieu ne me faisez pas mourir parce que je m’amuse trop bien !  » – eh bien ! évidemment, à ce petit garçon, on ne peut pas proposer cet horizon de se mettre devant Dieu en disant :  » Je ne suis qu’un pauvre type, je ne suis rien du tout « , parce que ce n’est pas une attitude créatrice.

Et c’est là justement une tentation, une tentation à laquelle nous pourrions être peut-être induits par les textes qui nous parlent un peu trop souvent de notre état de mendiants devant Dieu. Nous ne sommes jamais rien, jamais rien, nous sommes toujours misérables ! Nous avons toujours besoin d’être pardonnés ! Je pense que cette attitude finit par être dangereuse parce que d’abord ça nous déprime, ça nous replie sur nous-même, parce que pour se déclarer misérable, il faut se regarder – et quand on se regarde, on risque justement de devenir misérable et ensuite parce que, si vraiment nous avons un rôle à jouer dans la vie, si nous avons à être les créateurs de quelque chose, il ne faut pas sans cesse nous répéter que nous ne pouvons rien. Il faut nous mettre au travail avec tout notre courage, et il faut espérer que nous réussirons dans l’œuvre que nous avons entreprise.

Il s’agit donc de savoir qu’il n’y a pas une autre forme d’humilité qui est finalement la plus belle humilité chrétienne, une autre forme d’humilité qui pourrait être créatrice.

Je suis toujours inquiet lorsque quelqu’un me dit :  » Je suis un pauvre type vous savez ! Bien sûr je suis plein de péchés, mais enfin le Bon Dieu est si bon, il me mettra dans le paradis !  » Mais, je me dis, mais le Paradis, ce n’est pas un classement où on vous met 5 ou 6 (*), où on force la note parce qu’on veut être bon prince ! Le paradis, le vrai paradis, c’est la connaissance, c’est la connaissance et l’amour de Dieu. C’est cette lumière intérieure dans laquelle il faut entrer et qu’il faut devenir ! C’est exactement la même situation que celle de l’élève devant la science : s’il a été classé à un rang qu’il ne mérite pas – je suppose que l’École d’Ingénieurs lui ait donné un diplôme qu’il ne mérite pas – il pourra construire des ponts qui s’effondreront, des bâtiments qui enseveliront leurs habitants sous leurs ruines, et ce sera très grave, parce que justement ce n’est pas le parchemin, le papier qui fait de lui un ingénieur, mais c’est la science qu’il a acquise personnellement, c’est la connaissance qu’il s’est assimilée.

Eh bien, le paradis, c’est une connaissance qu’il faut s’assimiler, c’est une lumière qu’il faut devenir, c’est une générosité qui doit jaillir en nous comme de sa source.

Par conséquent, il est parfaitement inutile d’imaginer que Dieu va nous classer à un bon rang ou nous donner un petit strapontin pour que nous puissions tout de même assister au spectacle ! Le paradis n’est pas un spectacle ! Le ciel, c’est justement cette communion de tout notre être avec Dieu, c’est l’enracinement de notre intimité dans celle de Dieu. Par conséquent il n’y a pas de classement qui tienne, il faut une transformation radicale de nous-même. Et c’est par cette transformation seulement que nous serons au niveau de la contemplation de Dieu, de ce Dieu que nous porterons en nous, de ce Dieu qui sera devenu la vie de notre vie, et que nous continuerons à aimer parce que d’abord nous l’aurons essentiellement préféré à nous-même dans une découverte progressive de tous les jours de notre vie.

Il y a donc une autre humilité qui ne consiste pas du tout à dire à Dieu :  » Je suis un pauvre type, mais vous aurez pitié de moi; parce que je suis un mendiant, je ne demande pas grand chose, juste un petit strapontin !  » Une autre humilité infiniment plus réelle, et la seule vraie finalement, qui est de ne plus se regarder.

Le savant qui est en train de faire une découverte qui sent que il va, il va arriver au résultat qu’il a poursuivi pendant des années, il ne se regarde pas, il ne va pas perdre son temps à se congratuler, à se féliciter, il va brûler les étapes pour arriver, pour découvrir et il est déjà dans l’émerveillement du résultat qu’il sent brûlant, brûlant dans sa main.

Eh bien ! c’est cela justement la véritable humilité : c’est de s’émerveiller tellement de la beauté de Dieu, de la bonté de Dieu, que on ne puisse plus penser à soi. Et la seule manière de se guérir de cette vanité bête à laquelle nous cédons tous si facilement, c’est justement d’apprendre à s’émerveiller.

Plutôt que de me dire que vous êtes un pauvre type, Bô, vous savez bien que vous ne méritez pas le paradis, mais que tout de même Dieu vous le donnera parce que il sait très bien que vous êtes un propre à rien ! Il me semble que la plus belle manière d’échapper à ce sentiment de mendicité et de retrouver notre dignité humaine, c’est d’entrer dans la musique, c’est d’entrer dans la connaissance, c’est de cultiver ardemment une science, c’est d’aimer la nature, c’est de gravir une montagne, c’est d’aller chercher le lever du soleil, c’est de s’enthousiasmer pour la paix d’une nuit étoilée, c’est d’assister aux rires et aux ébats d’un petit enfant, c’est de s’émerveiller de son premier sourire, c’est de chercher partout à susciter cette éclosion de la beauté, de la grandeur et de la dignité.

Alors on n’a plus besoin de s’aplatir, on ne pense plus à soi, on se perd dans la beauté que l’on rencontre, on s’oublie dans la musique, on s’émerveille de ce sourire d’un petit enfant et, dans la joie d’admirer, on communie toujours plus profondément à la Présence divine qui se révèle sous tous ces visages innombrables, sous tous ces aspects de la nature, de l’art, de la science et de l’humanité.

Et nous voyons justement des savants comme Einstein, comme Rostand, comme Pierre Termier, des savants qui sont pétris d’humilité, non pas du tout parce que ils disent :  » Mais je ne sais rien, mais je ne peux rien, mais parce que ils parlent de la vérité, parce qu’ils l’aiment, parce qu’ils sont des passionnés de la connaissance ; ou les artistes parce qu’ils sont des passionnés de la peinture, de la sculpture, de l’architecture ou de la musique. Alors, ils n’ont pas besoin de se comparer avec quoi que ce soit, parce que toute la journée ils ne cessent de chercher, parce que, chaque matin, ils recommencent la découverte de la vie et du monde et à travers cette découverte, ils sentent toujours mieux jaillir en eux cette source qui est déjà la vie éternelle. « 

Il est donc essentiel que nous ne nous méprenions pas et que nous n’entendions pas la leçon de saint Paul dans un sens négatif. Au fond la véritable humilité, c’est de ne pas se regarder. Et il y a un admirable mystique allemand du 17ème siècle, Angelus Silesius, plutôt d’ailleurs un altissime poète, qui dit ceci qui pourrait paraître scandaleux :  » Je suis comme Dieu et Dieu comme moi ; je suis aussi grand que Dieu, il est aussi petit que moi, il ne peut être au-dessus de moi, ni moi au-dessous de lui. » Si nous remplaçons le mot  » Dieu « , pour gagner l’intelligence de ce texte admirable, par le mot
 » vérité « , nous comprendrons ce que cela veut dire :  » La vérité, je ne peux pas l’atteindre à moins de devenir ce qu’elle est. La vérité, je ne peux pas la poser devant moi, il faut qu’elle se pose en moi. Et par conséquent, elle est en moi dans la mesure où je suis en elle. Plus je deviens la vérité, plus la vérité grandit en moi et moins je la deviens, moins elle développe en moi sa lumière et sa joie. »

Et cela est littéralement vrai de Dieu ! Au fond, si Dieu fait si souvent figure de rabougri et d’idole, c’est parce que nous sommes nous-même rabougris. C’est justement parce que nous ne voulons pas conquérir notre dignité d’homme, notre liberté créatrice, parce que nous n’entrons pas dans la magnifique aventure de la vie, alors, naturellement, Dieu devient un petit Bon Dieu de rien du tout, un bonhomme oui, un bonasse, qui est finalement une idole et un faux dieu.

Le vrai Dieu, il exige, pour être connu, que nous grandissions, que nous grandissions sans fin. Et ceux-là sont aptes à en parler, ceux-là seulement sont aptes à en parler, justement qui donnent à leur humanité toutes ses dimensions et toute sa grandeur. C’est d’ailleurs ce que nous dit saint Paul : que nous sommes appelés à acquérir toute la stature de l’humanité dans le Christ Jésus.

C’est pourquoi je pense que dans l’épître aux Corinthiens, que nous avons lue tout à l’heure, saint Paul parle à l’usage des Corinthiens auxquels il a dit d’ailleurs expressément que ils étaient encore des enfants et qu’il ne pouvait pas leur donner de la viande solide, mais qu’il devait les nourrir encore de lait ! Il leur parle donc selon leur usage, et il leur donne une leçon d’humilité dans leur langage, mais il est clair que la véritable humilité c’est simplement cet émerveillement dans lequel on s’oublie, cette admiration dans laquelle on disparaît et qui est la plus belle forme de l’amour.

Il est clair que un artiste ne pourrait jamais rien créer s’il se regardait lui-même. On ne crée quelque chose qu’en s’oubliant, parce qu’on ne crée quelque chose qu’en admirant, en se perdant en l’autre et en le laissant s’exprimer en soi.

Alors abandonnons toutes les fausses formules d’humilité, cette humilité de quatre sous, où l’on dit :  » Selon ma pauvre opinion… à mon petit avis… » Des trucs comme ça ! c’est de la blague. Personne n’y croit d’ailleurs et personne ne prend ça au sérieux ! La véritable humilité, c’est de ne pas parler de soi parce que on n’y pense pas tout simplement, parce qu’on est totalement pris par l’autre, parce qu’on vit dans la découverte et dans l’émerveillement perpétuel.

Chacun de nous d’ailleurs peut voir comment il peut s’émerveiller, mais c’est capital. Pourquoi est-ce qu’on s’ennuie si souvent dans les ménages ? C’est parce qu’on ne monte pas, on ne monte pas ! Il n’y a pas de progrès ! On lit les mêmes trucs de la littérature de quatre sous, on va voir les mêmes films érotiques, on n’a rien à se dire, on n’a rien de nouveau à s’apporter ! Il faudrait que , au contraire, on continue à travailler, à étudier, à suivre les études des enfants, à se mettre à leur niveau. Ce serait passionnant ! Ce serait passionnant, parce que on aurait toujours quelque chose de nouveau à apprendre, quelque chose de nouveau à se communiquer, et il n’y aurait pas de fin à la découverte des uns par les autres !

Il faut avoir chacun une passion, une passion noble et grande, et à travers cette passion – que ce soit la musique, que ce soit la littérature, que ce soit la peinture, le dessin, que ce soit la montagne ou la botanique – peu importe, il faut que chacun de nous ait une passion qui soutienne son élan et qui chaque jour lui permette de faire un nouveau départ. Alors il comprendra que on ne peut pas entrer au paradis, il faut le devenir ! Il ne s’agit pas d’avoir 6 à la leçon d’histoire quand on la mérite pas. Il faut connaître l’histoire et on ne connaît l’histoire que si on se passionne pour elle et que si on se donne la peine de l’étudier.

C’est de la même manière que nous allons vers Dieu. Nous ne pouvons le connaître que dans la mesure où nous faisons en nous ce vide sacré qui lui permet de grandir en nous en même temps que nous grandissons en lui. »

 

(*) 6 en Suisse correspond à 20/20 en France.