11/11/08 Un Dieu inconnu de l’immense majorité des chrétiens.

Suite et fin de la 2ème conférence donnée à Timadeuc en avril 1973. Magnifique page zundélienne : tout serait à souligner !

La rencontre avec Dieu est le seul chemin vers nous-même, découvrir cela nous fait atteindre le cœur de tous nos problèmes. On n’existe réellement qu’en se donnant. C’est exactement la même expérience de naître à soi et de naître à Dieu.

Reprise : « Dieu est dedans ; c’est nous qui sommes dehors ! On peut dire que tout l’augustinisme tient dans cette prise de conscience. Cela veut dire que l’expérience d’Augustin a été celle-ci :

Suite du texte : « il est passé du « dehors » au « dedans » quand il a rencontré au plus intime de lui-même la Beauté si antique et si nouvelle. C’est Dieu qui l’a jeté dans son intimité. Il était incapable d’y entrer par lui-même, comme Shakespeare nous l’a montré dans la tragédie de Macbeth. Augustin l’a éprouvé, et Augustin le reconnaît : il était en dehors de lui-même, il n’avait jamais pu accéder à sa propre intimité, justement parce qu’on n’entre pas dans son âme comme on entre dans un moulin ! notre âme est un sanctuaire, notre âme est un secret inaccessible tant qu’il ne nous est pas révélé dans une rencontre avec Dieu, qui constitue pour nous une véritable nouvelle naissance.

Augustin, bien sûr, ne se serait jamais aperçu de cet abîme entre le dehors et le dedans s’il n’était passé du dehors au dedans. S’il peut distinguer ces deux situations et les opposer l’une à l’autre, radicalement, c’est que l’événement s’est produit en lui, avec toute sa lumière, c’est qu’il est vraiment « né à lui-même », c’est qu’il a changé de « moi« ; il était prisonnier de ce « moi » préfabriqué dans lequel nous sommes immergés; il croyait à son identité à travers ce « moi » préfabri­qué, il restait esclave de sa subjectivité passionnelle en croyant atteindre la vérité, et il s’aperçoit que, pour naître à la vérité, il faut naître de nouveau, comme le dit Notre Seigneur à Nicodème : il faut naître de nouveau ! et on ne peut naître de nouveau que dans la rencontre avec cette Présence « plus intime à moi-même, dira Augustin, que le plus intime de moi-même ». « Tu es la Vie de ma vie, et c’est en adhérant de tout mon être à Toi que je serai enfin vivant ! si j’adhère de tout mon être à Toi, vivante sera ma vie, toute pleine de Toi ! « 

Un lyrisme débordant accompagne cette reconnaissance de la liberté qui jaillit de cette rencontre avec Dieu, qui est le seul chemin vers nous-même. C’est cela qu’Augustin a découvert, c’est cela qu’il montre à travers toutes les Confessions : l’impossibilité de nous joindre sans passer par Dieu qui est le seul chemin vers nous-même.

Rien n’est plus important que cette découverte qui, justement, atteint le coeur de tous nos problèmes, puisque, enfin, le problème c’est nous, c’est nous qui, tout en reconnais­sant en nous une dignité, une inviolabilité, sommes totalement incapables de la situer, et qui apprenons justement que cette dignité, cette inviola­bilité, a un fondement au plus intime de nous-même, un fondement, qui n’est pas « nous », un fondement dans une présence identique en tous les hommes, qui les attend tous et chacun au plus profond de leur coeur sans d’ailleurs s’imposer jamais à eux.

Car c’est cela qui éclate, aussi bien dans l’exemple de Koriakoff que dans la conversion d’Augustin : Dieu était déjà là ! « Tu étais avec moi, dit Augustin, c’est moi qui n’étais pas avec Toi ! » Dieu ne s’imposait pas, Dieu ne contraignait pas, Dieu n’obligeait pas, Dieu attendait ! Il attendait que l’être fut assez silencieux pour percevoir cette « musique silencieuse », – musica callada, comme dit Saint Jean de la Croix, – cette musique silencieuse qui est le Dieu vivant.

Il ne s’agit donc pas d’une dépendance, il ne s’agit donc pas d’un assujettissement ! ce qui est prodigieux dans la voie augustinienne qui est la voie de l’expérience spirituelle, qu’on retrouve partout où il y a une véritable expérience spirituelle, ce qui est merveilleux, c’est que Dieu y apparaît, Dieu y est rencontré, Dieu y est expérimenté, comme le fondement de notre autonomie, comme Celui qui nous donne un « dedans », comme Celui qui précisément, nous rend inviolables pour les autres et pour nous et pour Lui-même, car, justement, Il ne nous contraint pas, Il attend, Il attendra ! éternellement Il attend ! Et Augustin en est si profondément convaincu que la jubilation éclate, il ne tarit pas d’expressions pour dire sa joie, sa guérison de sa surdité, de son aveuglement, de son esclavage. Il respire, il est enfin lui-même dans un Autre, lui-même dans ce regard, lui-même parce que délivré de lui-même ! Combien est différente cette situation de la situation marxiste !

Vous vous rappelez comment le jeune Marx opposait à Dieu la vocation de créateur de l’homme : si je dépends d’un Dieu, si je dépends totalement de Lui, je suis fait créature, je n’ai plus rien à faire, il n’y a plus pour moi d’aventure, puisque je suis totalement dans sa main ! Dieu m’enlève mon identité, Dieu m’enlève ma dignité, Dieu est l’ennemi de mon existence : je ne peux être le créateur de quoi que ce soit que si je suis le créateur de moi-même. Et cette objection, cette obsession, on la retrouvera sous d’autres formes. Nietzsche dira plus brièvement : « S’il y avait des dieux, comment supporterais-je de n’être pas Dieu ? » C’est-à-dire que Dieu était vu comme un rival de l’homme, comme en compétition avec l’homme, comme une limite imposée à l’homme, comme une menace contre notre vie, comme un empiétement sur notre liberté, comme le refus de notre dignité, c’est-à-dire comme une insulte à notre esprit.

La voie augustinienne, la voie de l’expérience spirituelle, montre tout le contraire : Dieu est rencontré, précisément, comme le seul fondement de notre dignité et de notre inviolabilité ! Il fait jaillir notre être des profondeurs, dans un élan d’amour qui révèle précisément « l’être » comme étant l’amour. On n’existe réellement qu’en se donnant, car c’est la seule façon en effet, la seule façon de se créer soi-même. Etre créateur de soi : oui, oui, oui ! Passionnément ! Etre créateur de soi, bien sûr, mais comment un être qui ne s’est pas fait lui-même peut-il être créateur de soi ? Il n’y a qu’un seul moyen : c’est de prendre tout le paquet ! c’est de se donner lui-même, jusqu’à la racine de lui-même ! c’est à ce moment-là qu’il cesse de se subir, c’est à ce moment-là qu’il devient libre, précisément parce qu’il donne tout.

Et c’est là le fruit de cette rencontre d’Augustin avec « la Beauté si antique et si nouvelle » : c’est que, justement, il atteint à une liberté totale, il connaît maintenant le chemin de la liberté qui est le chemin de la libération car on est libre, seulement quand on est libre de soi. Toutes les libertés extérieures n’ont pas d’autre sens que de reconnaître cette liberté intérieure, que de la rendre possible, que de la favoriser, et cette liberté intérieure où nous sommes affranchis de nos déterminismes internes, de toutes nos préfabrications, cette liberté qui est une libération, n’est possible que dans la rencontre avec Celui à qui nous pouvons nous donner.

Il faut rencontrer « à qui » se donner, pour pouvoir décoller de soi, et c’est justement le Dieu intérieur, le Dieu caché en nous comme un ineffable secret d’amour, c’est ce Dieu-là qui, seul, nous accomplit, qui seul nous remet entre nos mains, qui seul donne un sens à notre liberté, dans cet échange de son intimité avec la nôtre.

Ce Dieu-là, ce n’est pas le Dieu dont on parle généralement. Ce Dieu-là est un Dieu inconnu de l’immense majorité des croyants ! ils ne savent pas, ils ne prennent pas conscience de ce que, pour atteindre jusqu’à eux-mêmes, il y a un infini à parcourir ! nous sommes aussi éloignés de nous-mêmes, – j’entends notre « moi » authentique, notre « moi » personnel, notre « moi » originel, notre « moi » oblatif, notre « moi » qui est un espace illimité où notre liberté s’accomplit – ce « moi » est aussi difficile à atteindre que Dieu, il se situe à la même distance, comme c’est exactement la même expérience, au même moment, de naître à soi et de naître à Dieu !

Quête de l’homme, expérience de Dieu, c’est une seule et même chose. Aussi bien, lorsque nous cessons d’être en face de cette présence cachée en nous, nous retombons dans notre vieux « moi » préfabriqué, nous devenons de nouveau esclaves de tous nos déterminismes internes, nous nous dé-créons et nous cessons d’exister d’une manière originale et créatrice.

Donc rien n’est plus proche de nous que Dieu puisqu’il est plus intime à nous-même que le plus intime de nous-même, rien n’est plus passionnant que cette rencontre avec Lui, puisque c’est la seule rencontre possible avec nous ! rien n’est plus neuf puisque c’est à chaque instant une nouvelle naissance, dans un passage continuel du « dehors » au « dedans ».

Mais bien sûr que ceci ne peut que s’éprouver ! Il ne s’agit pas d’une dialectique, il ne s’agit pas d’un raisonnement, d’un ensei­gnement syllogistique; il s’agit d’une rencontre ! nous ne pouvons que la revivre à notre tour, en entrant jusqu’au fond du silence, où l’on entend justement cette musique silencieuse, qui est le Dieu Vivant ! » (fin de la seconde conférence)

Prière : Te rencontrer, Seigneur, au plus profond du silence, nous n’en avons pas l’habitude, nous ne savons comment faire, toi seul peut nous l’apprendre ! Fais-nous entendre la musique silencieuse en laquelle on est sûr de te trouver ! Nous te le demandons pas Jésus-Christ .