10/11/08 Tout l’augustinisme tient dans cette prise de conscience.

Début de la 2ème conférence donnée à l’abbaye de Timadeuc le 3 avril 1973.

Deux expériences de la nouvelle naissance. L’expérience de saint Augustin : Dieu est dedans, c’est nous qui sommes dehors.

« A moins qu’un événement se produise, il semble que l’homme ne pourra jamais atteindre à lui-même; il faut qu’une expérience se produise, qui l’amène à décoller de soi, dans une rencontre, précisément, qui le délivre de lui-même. Nous pouvons nous en rendre compte si nous méditons sur deux expériences qui nous rendent immédiatement intelligible cette nouvelle naissance de l’homme, lorsqu’il est confronté avec une présence qui le fait sortir de lui-même.

La première expérience est celle de Koriakoff. Il s’agit d’un évé­nement infinitésimal, mais qui est justement d’autant plus intelligible, d’autant plus lumineux, qu’il s’agit d’un tout petit événement. Koriakoff est un journaliste russe, qui a écrit un livre qui s’appelle : « Je me suis mis hors la loi ». Koriakoff a été élevé sous le régime soviétique, entièrement; il ne l’a pas remis en question, il a accepté la vision du monde marxiste-léniniste, et il a été, comme tout le monde, en 1944 au moment de l’attaque allemande contre la Russie, il a été, comme tout le monde, mobilisé et, de simple soldat, grâce à sa discipline et à sa bravoure, de simple soldat il est devenu capitaine. En cette qualité, il a bénéficié d’une permission qui l’a amené à Moscou.

A Moscou il a retrouvé un vieil ami de sa famille, qui appartenait à une autre génération, et qui était profondément chrétien, ce vieil ami lui a fait don du Nouveau Testament, qui était pour Koriakoff quelque chose de parfaitement inconnu. Il se mit à lire le Nouveau Testament; il est immédiatement bouleversé, convaincu, et il fait une rencontre décisive avec le Christ. Ne pouvant prendre contact avec l’Eglise dans les circons­tances où il se trouve, cette conversion demeure intérieure, elle n’en est pas moins efficace. Retourné au front comme il en a l’obligation, il prend la résolution de conformer sa vie à cette rencontre avec le Christ, et en particulier, il prend la résolution, étant donné le pouvoir que lui donne son grade, il prend la résolution de protéger selon la mesure de ses moyens, de protéger les civils à mesure que l’armée avance, et très spécialement, de protéger l’honneur des femmes.

L’armée à laquelle il appartient fait des bonds de géant, passe de Russie en Pologne, de Pologne en Allemagne, où elle arrive dans les derniers jours de la guerre. Les Allemands se battent furieusement, bien qu’ils sachent la partie perdue, et dans le secteur où opère la compagnie de Koriakoff, tantôt ce sont les Allemands qui ont l’avantage, tantôt les Russes. Un matin où les Russes ont l’avantage, Koriakoff a l’occasion de sauver deux jeunes allemandes des outrages auxquels elles allaient être en butte. Dans la même journée, les Allemands reprennent la position, et Koriakoff est fait prisonnier. Il est amené dans le camp allemand, reçu par un capitaine allemand flanqué d’un colonel allemand, et le capitaine qui l’accueille lui donne une gifle monumentale qui fait tomber ses lunettes, en lui disant : « Vous êtes une de ces brutes soviétiques qui outragez les femmes allemandes ! » Le colonel allemand ne bouge pas devant l’outrage, quand arrive une fermière allemande qui désigne Koriakoff comme l’officier russe qui, le matin même, a sauvé ses deux filles. Le démenti est quasi immédiat : non seulement Koriakoff n’a pas outragé les femmes alleman­des, mais il a, le matin même, sauvé deux jeunes filles qui allaient être violées. Le colonel allemand, qui n’avait pas bougé, entendant la déposition de la fermière, se baisse, ramasse les lunettes de Koriakoff, et les lui tend, respectueusement.

Voilà un événement de première grandeur, car vous pensez bien que, trente secondes auparavant, jamais le colonel allemand – qui d’ailleurs n’avait pas bougé pendant la scène d’outrages – jamais le colonel allemand n’aurait imaginé trente secondes auparavant, qu’il serait capable, lui, allemand, devant un sous-produit de l’humanité comme était un russe à ses yeux, lui, colonel, devant un capitaine, lui, le vainqueur du moment, à l’égard d’un vaincu, jamais il n’aurait imaginé qu’il pourrait faire ce geste d’hommage et de réparation. S’il l’a fait c’est que, précisément, un événement de première grandeur s’est accompli en lui : les murs de séparation se sont écroulés dans sa conscience, il ne s’est plus vu, lui allemand, en face d’un russe, lui colonel, en face d’un capitaine, lui vainqueur, en face d’un vaincu, il a été en un instant libéré de lui-même, et il a pris conscience que la dignité du capitaine russe qui venait d’être outragé était sa dignité à lui, c’était la même, et qu’elle était fondée sur la même valeur, qu’il serait incapable lui, le colonel allemand, de croire à sa propre valeur, de l’affirmer, de revendiquer sa dignité, s’il ne reconnaissait pas celle de l’officier russe qui venait d’être si injustement outragé. Il s’identifie donc à son prisonnier, il devient en quelque sorte intérieur à lui; la dignité de ce prisonnier devient la sienne, parce qu’elle est fondée sur une valeur identique, disons sur une présence identique. Et c’est justement parce que cette présence, parce que cette valeur vient de resplendir, vient de se révéler aux yeux du colonel allemand, que le geste de réparation jaillit spontanément, il a cessé de se regarder, il est libéré de lui-même, et c’est du dedans que ce geste s’accomplit, où la dignité de son prisonnier et la sienne se confondent dans un même hommage à une même présence.

Il a donc fallu cet événement, il a fallu cette prise de conscience qui a surgi au moment de la déposition de la fermière, il a fallu cette prise de conscience toute neuve, pour que le colonel allemand soit délivré de ses frontières, et qu’il atteigne à une valeur universelle qui est en tous et en chacun, qui est la même en tous et en chacun.

Nous commençons donc à voir comment l’inviolabilité de l’homme peut se fonder, elle ne peut s’affirmer en l’air, il faut absolument qu’elle s’enracine dans une valeur commune, dans une valeur universelle, dans une présence identique, et c’est dans la mesure où, précisément, l’homme fait hommage de lui-même à cette présence intérieure à lui-même, que son inviola­bilité prend un sens, c’est quand il devient précisément le sanctuaire d’une présence infinie et quand il est reconnu comme tel, que son inviolabi­lité a trouvé enfin son véritable fondement.

C’est pourquoi cet incident minuscule (1) a une portée universelle précisément parce qu’il nous montre et il nous fait assister à la fois à la naissance de l’homme et à la naissance de Dieu. L’homme naît enfin à lui-même lorsqu’il surmonte ses frontières, et il ne naît à lui-même que dans la rencontre avec une présence au plus intime de lui-même, qui le délivre de lui-même et lui permet de s’identifier avec les autres, en cette même valeur qui est confiée à tous.

Nous allons retrouver déjà cette expérience, d’une manière encore plus éclatante, dans le cas de S.Augustin. La conversion d’Augustin telle qu’il la raconte, puisque nous pouvons la suivre tout au long dans les « Confessions », la conversion d’Augustin, exprimée dans ces quatre lignes du chapitre 27ème du 10ème Livre des Confessions, cette conversion précisément, fait éclater ces deux éléments que nous venons de contempler dans le geste du colonel allemand : la délivrance de soi et la rencontre avec une valeur infinie.

Augustin a trente-trois ans, vous vous rappelez, au moment où il se convertit, au moment où il est baptisé par Ambroise, Dieu sait que c’est un homme brillant, intelligent, génial, artiste : il a lu tous les livres, il est un savant pour son époque, il a écrit d’ailleurs sur la musique des choses extrêmement intéressantes et passionnantes, il est curieux de tout, instruit de tout; il ne cesse d’engager des discussions avec les lettrés qui l’entourent; il est d’ailleurs un grand professeur de rhétorique, qui est appelé d’Afrique, de Thagaste, de Carthage à Rome et à Milan. Il est toujours en quête de la vérité, du bonheur de la vérité, et il n’a pu cependant surmonter cette sensualité qui le dévore et qui le met en porte-à-faux par rapport à toutes ses recherches qui sont très hautes, et qui visent précisément à atteindre constamment la vérité.

Et voilà que l’événement se produit – qu’il a résumé dans ces quatre lignes admirables – « Sero te amavi, vous vous rappelez, tard je t’ai aimée, pulchritudo tam antiqua et tam nova, beauté si ancienne et si nouvelle ! Et tu eras intus et ego foris, et voilà : tu étais dedans, c’est moi qui étais dehors ! Ubi te querebam, où je te cherchais en me ruant, difforme ! : ruendo difformis in istas formas quas tu creasti : je me ruais difforme vers ces formes que tu as créées. Tu eras mecum et ego non eram tecum : Tu étais avec moi, c’est moi qui n’étais pas avec *toi ».

Je pense qu’il est difficile de trouver une expression plus noble, plus profonde, plus humaine, plus universelle, pour dire un événement essentiel : « Tard je t’ai aimée, beauté si antique et si nouvelle, tard je t’ai aimée et pourtant tu étais dedans, c’est moi qui étais dehors où je te cherchais en me ruant sans beauté vers ces beautés que tu as faites, tu étais avec moi, c’est moi qui n’étais pas avec toi ! ». Et, bien sûr, tout l’accent de ce couplet immortel porte sur l’op­position de « intus » et « foris« .

Il y a là à ma connaissance dans toute la littérature quelque chose d’unique : personne n’a senti plus profondément qu’Augustin, et n’a mieux exprimé cette opposition. La beauté si antique et si nouvelle, qui est, bien sûr, un autre nom de Dieu – Augustin est un grand artiste et il est sensible à la beauté – cette beauté n’a jamais été exprimée plus profondément et- plus brièvement que par cette opposition : Dieu est dedans, c’est nous qui sommes dehors. On peut dire que tout l’augustinisme tient dans cette prise de conscience. Cela veut dire que son expérience a été celle-ci : il est passé du dehors au dedans quand il a rencontré au plus intime de lui-même la Beauté si antique et si nouvelle. « (à suivre)

(1) Zundel a souvent raconté cet événement, si minime en apparence. Je crois que, si l’on fait attention, on pourrait en trouver de semblables un peu partout dans le monde, ce qui ne peut que nous réconforter.