10/07/2005 – Notre je-moi n’a pas plus de valeur que celui d’un cygne ou d’un canard !

Conférence
– Genève – 21 sept. 1969 (Début, partie 1)

Il y a tout un aspect de nous-même qui relève de l’objet.

Nous sommes des candidats à notre humanité.

« Un phénomène assez nouveau dans le monde dans lequel nous vivons, nouveau en ce sens que ce phénomène est très répandu, c’est la négation de l’homme. Il y a une quarantaine d’années, on pouvait nier Dieu sans nier l’homme, et très souvent on niait Dieu pour mieux affirmer l’homme. On avait le sentiment que croire en Dieu, c’était diminuer l’homme en le soumettant à une souveraineté extérieure à lui-même et en le privant ainsi de sa dignité et de son pouvoir créateur.

Ce qui est frappant aujourd’hui, c’est précisément qu’on ne croit plus en l’homme. Des savants notoires ébranlent cette notion de dignité humaine dans ce sens qu’ils ne voient aucune différence entre le phénomène humain et le phénomène animal, en sorte que la première question qui se pose aujourd’hui, c’est : « L’homme existe-t-il?  » C’est la question qui décide de tout : l’homme existe-t-il ?

Il est évident qu’on ne peut que donner raison aux savants qui étudient l’homme en laboratoire et qui le considèrent comme un objet. Il est clair que dans un laboratoire toutes les expériences que l’on peut faire sur un homme, et qu’on ferait tout aussi bien sur un singe, réduisent l’homme à l’état d’objet. On le considère, au nom même de méthodes scientifiques, comme un phénomène qu’il s’agit d’étudier objectivement comme pourraient le faire des machines. Au fond, le physicien ou le psychologue, du moins le psychologue qui expérimente sur un homme en laboratoire, pourraient être remplacés par une machine, par un ordinateur, qui ferait exactement les mêmes expériences, les mêmes enregistrements, et qui en tirerait, vraisemblablement, les mêmes conséquences. Il y a de fait tout un aspect de nous-mêmes qui relève de l’objet.

Comme nous sommes jetés dans le monde sans le vouloir, comme nous parvenons à l’existence sans la choisir, il y a toute une part de nous-même qui s’explique par l’évolution, en entendant par évolution un automatisme immanent, c’est-à-dire un processus, c’est-à-dire un développement automatique qui ne suppose aucune espèce d’intervention particulière, tout s’enchaînant en vertu d’une nécessité matérielle.

Nous sommes en effet pour une très grande part cela, et nous sommes d’abord cela avant d’être des hommes : nous sommes des candidats à notre humanité et c’est ça qui me paraît en effet le plus saisissant dans une longue expérience, c’est que l’homme n’existe pas dans ce sens très précis qu’il n’est pas donné à lui-même dans son humanité, et que si une humanité est une réalité possible, c’est une réalité que l’on a à créer, chacun pour soi, chacun en soi.

Il est facile d’ailleurs de s’en rendre compte : il suffit d’explorer les événements ou d’en être informé. On voit que, sur tous les points de la planète, il y a des points chauds, il y a des guerres, il y a des revendications armées, il y a des oppositions qui paraissent insurmontables, il y a des dialogues de sourds innombrables où chacun s’emporte, où chacun affirme son droit et sa vérité et, comme ces droits sont différents et que ces vérités sont opposées, au nom de ces vérités et de ces droits, on continue à se faire la guerre comme on a toujours fait d’ailleurs.

Il est donc certain que, sous un aspect très étendu, l’homme n’existe pas. II y a une brute qui est la plus brute de toutes les brutes et c’est l’homme. D’ailleurs on peut s’en donner une image très simple, c’est celle de la bombe atomique… que nous sommes Car la bombe atomique, c’est nous ! Si nous avons inventé cet engin, si nous le stockons, si nous en faisons un instrument de dissuasion à l’égard des plus faibles, c’est évidemment que nous sommes nous-mêmes d’abord cette-bombe atomique, et cette bombe atomique que nous sommes résume bien en effet tout le drame de l’homme. Nous sommes tous cet être qui vient du fond de la matière la plus inorganisée, qui porte en lui la trace de cette évolution qui embrasse des milliards d’années, et qui porte en lui aussi toutes les impulsions passionnelles d’un inconscient qu’il ne sait pas contrôler et avec lequel il s’identifie la plupart du temps.

En bref d’ailleurs, dès que nous essayons de voir ce qu’il y a derrière notre « je – moi », nous constatons que nous n’en savons rien ! « Je – moi », qui est-ce ? Pourquoi disons-nous « je – moi »? Pourquoi tenons-nous à ce « je – moi »? Pourquoi ne souffrons-nous pas qu’il soit mis en question par les autres? Tout simplement parce que, en effet, nous sommes d’abord des objets, nous sommes un produit de l’univers et de l’évolution, et notre « je – moi » ne vaut pas plus que celui d’un cygne ou d’un canard qui tue son rival dans un combat amoureux.

On ne sait pas dans quelle direction modifier l’homme. Comme le dit Jean Rostand, « on va pouvoir le modifier avec des instruments physiques, on va pouvoir combiner des gènes qui donneront l’individu que l’on désire… mais finalement on ne sait pas ce que c’est que l’homme ! » On va transformer l’homme sans savoir qui est l’homme.

Cette situation est infiniment dramatique et il est indispensable que nous en prenions conscience parce que nous sommes nous-mêmes des objets, nous sommes nous-mêmes un « je – moi » préfabriqué, nous sommes nous-mêmes menés par notre inconscient, nous sommes nous-mêmes esclaves de nos impulsions passionnelles, qu’elles soient individuelles ou collectives, car il y a ce cumul que nous ne sommes pas seulement menés par des options individuelles mais aussi par des options collectives ! Et Dieu sait que les options collectives sont encore plus féroces et qu’elles ont des racines encore plus inconscientes !. Les oppositions de nations, de classes, les oppositions de races, de couleur, n’est-ce pas, nous savons à quel point elles peuvent être sauvages !

II est donc certain que tous les débats sont embrouillés, toutes les relations sont enchevêtrées et elles deviennent inextricables précisément parce qu’il n’y a pas d’homme ! On ne sait pas où le prendre, l’homme ! On ne sait pas comment le saisir, on ne sait pas où le situer et dans quelle direction le développer ! Et on a l’impression – c’est d’ailleurs ce qui explique toutes les révoltes de la jeunesse dans tous les pays de monde et sous tous les régimes – on a l’impression que la vie a perdu son sens, du moins qu’elle n’en a plus !

Quel est le sens de la vie? Quelle est le sens de l’aventure que nous avons à courir? Tout est tellement incertain dans ce domaine essentiel puisqu’il y va de notre destin, tout est tellement incertain que les jeunes qui attendent d’avoir un motif d’employer leurs énergies sont complètement déconcertés et veulent donc renverser cette société incapable de leur donner une raison de vivre.

C’est donc là un problème d’une urgence absolue, et c’est un problème qui n’a rien de théorique puisque ce problème, c’est nous-même. Il suffit que nous soyons attentifs à ceux qui nous entourent et à nous-même pour percevoir des déterminismes, des préfabrications, pour se rendre compte de ce que, dans la plupart des cas, l’homme n’agit pas humainement en vertu d’un choix qui serait libre mais qu’il agit en vertu d’impulsions qui se déclenchent spontanément sous certains stimulants, sous certains excitants.

Il suffirait de percevoir, si on les enregistrait les conversations d’une journée, nos conversations d’une journée : on serait effrayé du résultat si l’on écoutait le soir la restitution de toutes nos conversations ! Nous verrions combien elles sont vaines, vides et creuses, ou combien elles empiètent sur le domaine des autres, combien elles sont peut-être le plus souvent faites de médisances, de critiques, de jugements qui trahissent nos ressentiments, nos jalousies et nos ambitions.

Et c’est bien là finalement la conséquence ou le résultat de cette longue expérience, c’est que l’homme n’existe pas ! La seule question que l’on puisse se poser à partir de là, c’est s’il peut exister? Et évidemment il y a des chances qu’il puisse exister puisque, c’est à voir maintenant, il y a tout de même chez des hommes une civilisation, une culture. »

(Début de la conférence donnée par M. Zundel à Genève le 21 septembre 1969.)

(À suivre)