09-16/05/2011 – La Chasteté

En
l’abbaye de Bellefontaines, le 22 janvier 1972.

 

 Avec la voix de Maurice Zundel qui nous permet d’entrer plus profondément dans le texte:

 

Un des événements les plus importants qui se soit produit entre les deux guerres, c’est la diffusion du freudisme. Freud a découvert l’importance immense de l’inconscient et il a inventé une technique pour l’explorer. Il a construit là-dessus tout un système indéfendable : il a voulu tout expliquer à travers cette analyse. Il reste que : il nous a rendus attentifs à l’importance de l’inconscient, aux dangers du refoulement et que il nous a aidés, par conséquent, à prendre une possession plus entière et plus avertie de nous-même.

Son importance se décèle et s’affirme à travers le vocabulaire qu’il a injecté en quelque sorte dans le langage courant. Tout le monde parle aujourd’hui d’inconscient, de refoulement, de complexes, du complexe d’Oedipe, du complexe d’Electre, des lapsus et de ce qu’ils peuvent signifier. Il y a donc une sorte de philosophie freudienne diffuse dans le langage et dans les mœurs. 

Vous avez des mères qui prennent, une mère prend sa petite fille dans son bain , une mère s’exhibe plus ou moins nue devant  son petit garçon, sous prétexte que,  il ne faut pas créer de complexes. Toute pudeur tend à disparaître, toujours pour les mêmes motifs et, bien entendu, il n’est pas question de mettre un frein à cet exhibitionnisme qui s’étale partout. Vous n’avez presque pas de réclame qui, sous… sous un aspect ou  sous un autre, ne présente pas  un appât érotique. Je ne parle pas des films qui étalent les coucheries. Je ne parle pas des magazines spécialisés dans la diffusion de l’érotisme. Un psychologue américain affirme que, dans la civilisation occidentale actuelle, un homme est sollicité toutes les 15 secondes dans le sens du sexe.

Bien entendu, toute espèce d’avertissements, de mise en garde, tout appel à la morale apparaît comme périmé. C’était autrefois ! Mais maintenant, nous savons… Il y a une déculp …déculpabilisation presque totale du sexe. Mais faites donc des expériences !

Hein ! C’est normal. On n’arrive au mariage que si on a traversé un certain nombre d’expériences, c’est alors qu’on est un homme, qu’on sait ce qu’il faut faire ou qu’on est une femme et que l’on est capable de répondre au désir de l’homme.

Cela veut dire que toute morale d’obligation est condamnée à échouer et, d’une manière générale d’ailleurs, toute morale d’obligation est vouée à l’échec, comme saint Paul l’a admirablement formulé au chapitre 7 de l’Epître aux Romains : il suffit que le commandement dise : ne fais pas, ne convoite pas, pour que je désire précisément aller à l’encontre et sauter par-dessus la barrière pour la raison profonde que, finalement, mon sens d’autonomie et d’inviolabilité mal compris, mais si vivant et si essentiel, se rebelle contre toute régulation qui vient de l’inté… de l’extérieur.

D’ailleurs, puisque je suis fabriqué de telle manière, puisque j’ai tel organe, puisque j’ai tel instinct, pourquoi est ce que je devrais le réfréner ? Quel est le sens de cette nature qui est organisée de telle manière et d’un précepte, soi-disant émané de la même source, qui m’interdit d’en jouir ?

Il faut donc trouver une morale de libération – c’est la seule morale valable – une morale de libération qui ne nous prescrit pas de ne pas faire, qui ne jette pas des interdits sur notre nature mais qui nous engage à nous faire être, à nous faire homme, à nous libérer de tout ce qui n’est pas l’homme, à faire de nous-même la source et l’origine de notre existence sans jamais aucunement la subir, à devenir en un mot les créateurs de nous-même.

C’est une toute autre question : s’il s’agit de me créer moi-même, comment refuserais-je ce privilège merveilleux qui me soustrait précisément  aux déterminismes les plus graves qui sont les déterminismes intérieurs à moi-même.

Il est donc certain que : il faut trouver, ici comme partout ailleurs, une morale de libération mais, pour découvrir cette morale de libération, il faut d’abord prendre conscience du problème.

Freud a donc été tenté de ramener tout à la sexualité. Il a corrigé d’ailleurs, au cours de sa carrière, il a corrigé cet absolu du sexe. Sa pensée ne s’est pas cristallisée dans une seule direction. A côté des instincts de vie, il a placé des instincts de mort et il a donc corrigé, dans une certaine mesure, l’absolutisme de son point de départ mais en fait, dans l’opinion générale, c’est ce caractère sexuel qui est demeuré l’empreinte du freudisme. Même si c’est à tort, il en est ainsi.

D’autres psychanalystes d’ailleurs, comme Jung, comme Adler, comme Hesnard, d’autres psychanalystes ont vu, dans l’inconscient, d’autres sources de déterminismes et de refoulement, comme le désir de puissance, comme le désir de se faire valoir, toutes choses qui peuvent apporter des compléments utiles au freudisme originel.

De toute façon, c’est à travers la sexualité que le freudisme est devenu une sorte de ferment de la culture gé… générale, si l’on peut lui donner ce nom. Il s’agit donc pour nous de nous resserrer sur ce problème de la sexualité et de nous demander comment il se pose et comment, très particulièrement, il se pose à nous.

La sexualité relève d’abord d’un phénomène vital, du phénomène qui est la vie. La vie, en effet, est une entreprise paradoxale parce que la vie constitue un pour soi, c’est-à-dire que la vie constitue un être qui jouit d’une certaine indépendance, car c’est ce  qui distingue le vivant du non vivant,  que, dans les vivants, toutes les parties conspirent à la subsistance de l’ensemble. Toutes les fonctions sont synergiques. Toutes les fonctions convergent en l’unité d’un être doué d’une certaine autonomie, d’une certaine indépendance qui se distingue de son milieu et qui s’affirme dans ce milieu, et contre lui, s’il le faut.

Mais ce pour soi, cet être qui se veut indépendant, qui lutte pour sa subsistance, qui défend, de toutes ses forces, son unité, qui se rebelle contre la mort. Si vous trouvez une araignée au fond de votre baignoire, vous verrez que, elle fait des efforts désespérés pour remonter les parois trop lisses d’ailleurs pour qu’elle y trouve une adhérence. Elle recommencera des centaines de fois le même mouvement jusqu’à ce qu’elle en périsse, parce que, elle ne veut pas mourir, et en même temps, cet individu ne subsiste, dès le premier instant, que à  coup d’emprunts. Il faut qu’il se nourrisse : il emprunte au milieu ambiant. Il faut qu’il respire, il faut qu’il participe, d’une certaine manière, aux énergies solaires -cette indépendance est donc constamment menacée, et dès le début -, constamment menacée par le fait que il  ne vit que d’emprunts. Il est lié par une sorte de cordon ombilical à son milieu et il ne peut subsister sans l’apport de ce milieu. Et la mort, d’ailleurs, c’est précisément la rupture de ce cordon ombilical qui l’empêche de se ravitailler et de puiser ses aliments, dans les milieux ambiants.

D’ailleurs, au cours de son existence et dès le début, l’organisme s’intoxique, il s’empoisonne, il est en butte à la maladie, il est en proie à des parasites, à des virus et, finalement, il finit par s’user complètement et il devient totalement incapable de se ravtiiller …ravitailler dans le milieu ambiant. Il est donc condamné à périr.

Tout individu est périssable, sauf les organismes tout à fait élémentaires comme les bactéries ou les amibes qui se reproduisent par scissiparité, qui se reproduisent par division. Une bactérie se reproduit toutes les 20 minutes depuis des milliards d’années sans qu’on puisse parler, à proprement, de mort puisque la division n’entraîne pas la mort, mais la naissance de deux nouvelles bactéries.

Mais, dès que l’organise devient plus complexe, l’individu est voué à la mort. De toutes manières, même chez la bactérie, la vie de l’individu est très brève et c’est pourquoi l’espèce serait condamnée à mourir si elle n’avait pas la faculté de se reproduire, ce qui est le cas chez tous les vivants.

C’est donc la reproduction qui va sauver l’espèce et l’arracher à la mort. Remarquez que une espèce n’existe que dans une frange très étroite. Les générations passées sont passées. Les générations à venir ne sont pas encore. C’est donc à travers un mince rideau que l’espèce poursuit sa carrière. Si la reproduction s’arrêtait, la vie serait immédiatement stoppée. Il faut donc que la vie, si elle doit continuer, puisse se reproduire.

A mesure que la vie devient plus complexe, les éléments de la reproduction sont diversifiés – ils le sont peut-être d’ailleurs dès la bactérie – les éléments de reproduction se diversifient en mâle et femelle, les spermatozoïdes pour l’ovule et de l’ovule pour le spermatozoïde.

C’est cette projection psychique qui est d’une importance capitale parce que jamais les individus ne s’uniraient, jamais ils ne se donneraient des successeurs – on n’aime pas avoir des successeurs – jamais ils ne se donneraient des successeurs, s’ils étaient conscients que c’est cela qu’ils font. Mais justement, il faut qu’ils soient inconscients. Il faut qu’ils considèrent l’union sexuelle comme leur bien propre.

Les batailles entre mâles dans le monde animal, jusque chez certains poissons, les batailles entre mâles signifient précisément et rendent témoignage de cet aveuglement : le mâle qui convoite une femelle pense que ou du moins éprouve, que c’est son bien à lui et il le défend férocement : un cygne peut tuer son rival à coup de bec, lorsque il  sent que la femelle pourrait lui échapper.

Donc, l’individu psychiquement est déterminé à l’union sexuelle comme à son bien propre, sans aucune considération du bien de l’espèce, ce bien qui lui est totalement inconnu. Ce sont ces deux étages de la sexualité qu’il importe absolument de considérer, ces deux étages : l’étage physiologique, le mariage du spermatozoïde et de l’ovule et l’étage psychique qui est l’inclination du mâle pour la femelle et de la femelle pour le mâle. Il y a là naturellement tout un jeu d’hormones, tout un jeu de se…de sécrétions qui partent de l’hypophyse à travers la thyroïde, les surrénales jusqu’aux gonades finalement, il y a là toute une chimie organique qui est évidente puisque, lorsqu’on cherche à transformer une jeune poule en coq ou le contraire, on emploie précisément des sécrétions hormonales et on arrive à déterminer, à l’aide de ces sécrétions, un comportement sexuel inversé.

Quoiqu’il en soit, et quels que soient les éléments chimiques qui sont intégrés au psychisme sexualisé, il est certain que le psychisme joue un rôle capital, et d’autant plus capital que le psychisme est dans l’ignorance absolue du lien qui unit la sexualité à la reproduction.

 Aussi bien, vous en avez un témoignage : toutes les chansons d’amour, tous les films d’amour, tous les romans d’amour ne font pas allusion à l’enfant. Il n’est pas question de l’enfant. Il est question toujours de deux personnages, de deux partenaires, l’homme et la femme. L’enfant semble totalement inexistant et l’union sexuelle apparaît non pas du tout comme l’instrument de l’espèce et comme un gage de fécondité, mais comme l’expression d’une union qui veut être totale.

Il n’en reste pas moins vrai que c’est l’espèce qui fait tous les frais de ce mirage. Cette sorte d’adoration de l’être amoureux qui retentit dans toutes les littératures, comme on le voit dans le Cantique des cantiques, toute cette expansion, tout ce lyrisme, toute cette rhétorique, toutes ces langueurs que l’on entend dans la voix des chansonniers, tout cela finalement monte des glandes, tout cela vient des hormones, tout cela est sécrété par l’espèce qui crée ce mirage merveilleux comme un court chemin vers l’union totale.

Mais on y est, c’est merveilleux ! On va connaître l’amour le plus profond,  le plus éternel le plus unique… Quelque chose qui ne s’est jamais vu ! Et on aboutit au geste le plus stéréotypé qui est précisément l’effusion du sperme dans le vase féminin, c’est-à-dire précisément le geste le plus anonyme, le plus banal, le geste de l’espèce et, naturellement, au réveil, une fois que la passion est assouvie, on se retrouve comme on est : l’autre a toutes ses limites comme soi-même et on découvre bien vite des défauts qui démentent toutes ces promesses merveilleuses d’un amour infini et d’une union totale.           

Un homme qui avait voulu entraîner une femme qu’il adorait dans un restaurant parisien qui venait de s’ouvrir et qui était du dernier luxe, dont la cuisine était suprêmement raffinée, cet homme donc choisit une table, il commande un splendide dîner, il jouit de l’émerveillement de cette femme dont il est totalement épris et, en attendant d’être servi, son regard erre sur la vitrine de l’établissement et il voit trois pauvres hères, un homme et ses deux enfants, le nez collé contre la vitrine, qui regardent ébahis ces repas pantagruéliques dont ils sont naturellement exclus, parce que ils meurent de faim et que personne ne songe à eux. Alors cet homme, tout d’un coup, prend conscience de l’inégalité monstrueuse qui lui permet de s’offrir un tel gala alors que ces gens avec le vingtième de ce qu’il va manger se tiendraient pour satisfaits.

La femme, elle, a aperçu, elle aussi, ces pauvres hères. Elle appelle un serveur :  » Chassez donc ces mendiants. Leur vue m’offense.  » Alors cet homme découvre, soudain, que cette femme a un cœur sec et totalement incapable de pitié et il est complètement dégrisé et il est  guéri de sa passion.

Mais, la plupart du temps, cet élément critique ne s’annonce pas au commencement. On s’engage dans une aventure et ce n’est que lorsqu’on est engagé à fond que l’on s’aperçoit que l’autre n’est pas du tout l’infini auquel on aspirait, que l’on croyait découvrir, qu’il est simplement un autre dont l’attrait a été motivé par ses différences sexuelles qui ont été chargées d’une signification transcendante sous la poussée du mirage crée par l’espèce.

Ce mirage, d’ailleurs, on ne sait pas à quoi il tient : cela peut tenir à une robe, cela peut tenir à une boucle de cheveux, cela peut tenir à un certain parfum, cela peut tenir à la lumière d’une salle où l’on aperçoit pour la première fois un visage. C’est quelque chose de totalement indéfinissable et cela peut d’ailleurs s’évanouir de la même façon. Telle femme divorcée m’avouait que, rencontrant son ex-mari, elle n’éprouve pas plus d’émotion qu’en rencontrant le balayeur : rien, rien, rien, Rien n’a subsisté de cet engagement total qui était sensé conduire à l’union définitive.

Il est donc certain que la prise de conscience de cette projection du mariage biologique physico-chimique du spermatozoïde et de l’ovule dans le psychisme, cette prise de conscience nous avertit de ne pas nous abandonner à ce mirage, sous peine d’erreur fondamentale.

Il s’agit de prendre conscience que toute inclination sexuelle nous met sous la dépendance de l’espèce, va faire de nous un appendice de l’espèce et c’est bien l’impression que l’on a si souvent devant cet étalage de sexualité, c’est que l’homme n’est plus qu’un appendice de son sexe. On a l’impression d’un monde larvaire. Il y a des insectes qui se reproduisent à l’état de larves. C’est l’impression que donne très souvent le monde d’aujourd’hui : des larves, des larves qui se reproduisent sans avoir atteint l’âge adulte.

Rilke d’ailleurs, dans ses Lettres à un jeune poète, remarquait que les jeunes gens qui se livrent  à des unions sexuelles précoces, se mélangent, mais qu’ils n’ont rien à donner. Ils n’ont rien à se donner, parce qu’ils n’existent pas encore.

Rien n’est plus décevant, finalement, que ces unions qui sont basées sur l’attrait sexuel non transformé, non intériorisé, non libéré et c’est là que  justement apparaît la seule morale qui puisse nous intéresser et nous émouvoir, une morale de libération : il s’agit de nous libérer de l’espèce. Ceci est capital, car l’espèce est anonyme. Seule la personne est source et origine. Si je ne peux pas dominer l’espèce, je ne pourrai jamais être une personne, je ne pourrai jamais être un homme, je ne pourrai jamais être la source et l’origine de moi-même, je ne pourrai jamais être le créateur de mon existence.

« To be or not to be, that is the question.  » Il s’agit d’être ou de ne pas être. Si je n’arrive pas à surmonter mon sexe, je ne serai jamais. Il n’y aura pas d’homme – alors, il n’y a plus de problème…il n’y a plus de problème. Si nous ne pouvons pas, si nous ne pouvons pas  nous faire homme, bon : la vie n’a pas de sens et il ne peut plus être question de spiritualité ni de Dieu, car là où il n’y a pas d’homme, il n’y a pas Dieu et réciproquement, je veux dire que Dieu ne peut se trouver que là où l’homme se trouve.

Il y a donc une exigence, une exigence de libération qui est une exigence d’être et il n’y a pas, aucune culpabilité, bien entendu, dans le spermatozoïde et dans l’ovule. Bien au contraire : ce sont des éléments dignes de tout respect, ce sont des personnes en puissance. Nous avons tous été d’abord un spermatozoïde et un ovule. Nous devons donc nous situer devant ces éléments comme devant des personnes dont nous ne pouvons pas disposer, précisément, parce que ce sont des éléments premiers d’une vie humaine mais ceci, on ne peut le concevoir que si on est décidé de se faire homme, que si on a le respect de l’homme, que si on est conscient de sa dignité, que si on refuse de subir sa vie pour en être la source et l’origine.

Aucun mal dans le corps. Les organes qui sont les réservoirs des gamètes, du spermatozoïde et de l’ovule, sont aussi sacrés que l’ovule et le spermatozoïde lui-même : ce sont des instruments d’une création à condition que, on les voie dans la lumière trinitaire.

Car il y a trinité humaine, une trinité humaine… : l’amour est trinitaire. Il y a l’homme qui est le père, il y a la femme qui est le fils ou le verbe qui veut naître du cœur de l’homme, et Dieu sait qu’elle le désire et avec quelle intensité, et il y a l’enfant qui est ex troque, qui naît de l’un et de l’autre, comme l’Esprit saint procède du Père et du Fils. Il y a trois personnes. Et si nous voyons le spermatozoïde et l’ovule comme des personnes virtuelles ou potentielles, cela nous inspire le plus profond respect. Comment pourrions-nous disposer de cela qui est déjà le bien d’un autre ?

Il s’agit pas de rougir de cette puissance que nous avons, qui est la puissance de communiquer la vie, mais de la respecter, mais d’en connaître, précisément, les profondeurs, mais d’en voir l’aspect trinitaire, mais de visualiser, à travers un visage d’enfant, ces éléments qui pourront, en effet, devenir un enfant. Il s’agit simplement de ne pas céder à ce mirage, de l’éclaircir, de saisir ses tenants et ses aboutissants et de refuser de se mettre sous le joug de l’espèce.

 En somme, céder à la sexualité sans l’avoir surmontée, c’est-à-dire intériorisée et personnalisée, c’est aliéner sa liberté, c’est refuser d’être origine. C’est une faute originelle. Et toute faute d’ailleurs est originelle, toute faute commise en pleine lumière et en pleine liberté, est toujours un refus d’être origine et donc une faute originelle.

Tout acte humain, pleinement libre et pleinement délibéré, est toujours un acte originel. Il s’agit donc d’être les créateurs de nous-même, de créer notre corps : notre corps n’est pas donné dans son humanité.

Un enfant qui naît, il est un homme virtuel, il a à se faire homme, il a à créer son corps dans toutes ses fibres, il a à se créer physiologiquement autant que mentalement. Notre corps est en avant de nous-même comme tout notre être. Nous avons à le créer. Si nous ne le créons pas, il restera un objet, une chose, il restera un élément cosmique et, en effet, dans la sexualité, il y a ce grouillement cosmique, il y a ces pulsions de la vie, désordonnées, folles, titubantes, cruelles, féroces, que l’on retrouve au fond de la sexualité, partout où il y a une conscience suffisante pour qu’elle apparaisse à l’individu comme son bien indépendamment de l’espèce.

Il y a d’ailleurs un intérêt suprême pour l’amour lui-même parce que, si l’on assoit l’amour sur le sexe sans l’avoir transfiguré, sans l’avoir personnalisé, si l’on assoit son amour sur le sexe, il arrivera nécessairement cette déception terrible :  » Dire que tu es vieille et que je dois coucher avec toi « , disait un homme à sa femme. Il avouait par-là même qu’il ne l’avait jamais rencontrée. Il avait été dupe du prestige du sexe et puis, comme ses charmes s’étaient évanouis, il n’éprouvait plus que de la répugnance à être auprès d’elle.

Comment pourrait-on lier deux êtres pour toute leur vie sur des éléments aussi fugitifs et aussi instables, car on ne sait jamais quel coup de foudre peut vous saisir. Un homme  qui a cédé à un premier attrait, cet attrait s’est avoué limité,  il s’est usé, ce charme auquel on avait cédé. Et voilà qu’un autre visage se présente : coup de foudre. Pourquoi pas ? Puisque le premier motif était de cet ordre, le second motif est aussi valable et aussi légitime. Pourquoi être rivé à un passé qui est désormais révolu ?

Combien d’infidélités atroces, cruelles, sans pitié ! Cette femme qui abandonne ses enfants, ses petits enfants, pour suivre son amant, qui abandonne son mari qui est une perle. Mais pourquoi pas, en effet ? Elle a cédé à un premier charme, il est épuisé, pourquoi se refuserait-elle à un autre ?

Il est donc de l’intérêt suprême de l’amour d’intérioriser ces charmes, d’intérioriser le sexe, de le rendre trinitaire, de restituer la présence de la troisième personne et de s’identifier avec l’autre dans sa personnalité   (……………..)   » Tant gentille et tant honnête paraît ma dame quand elle salue autrui que toute langue en tremblant devient muette et les yeux ne l’osent regarder  » (disait Dante de Béatrice)

Il y avait dans ce regard de Dante, il y a ce respect infini : il la voyait dans sa lumière intérieure, il la voyait dans son unité personnelle, il la voyait à travers ce point focal où un être se recueille tout entier dans la lumière de la personne et c’est à ce moment-là que le corps existe, c’est à ce moment-là qu’on le perçoit justement dans son unité, non pas comme une série de morceaux rassemblés où les points sexuels, seuls, émergent et attirent l’attention. Le corps doit se personnaliser. Il doit s’unifier. Il doit se recueillir et tellement que, finalement, on ne peut le voir qu’avec le regard intérieur qui saisit le mystère de la personne.

Et c’est vrai : c’est à ce moment-là que, on  peut voir un visage. Autrement, on ne le voit pas. L’homme qui  est fasciné par la beauté physique d’une femme et qui  en éprouve un vertige, il ne la voit pas, il ne la voit pas dans sa personne, il le voit, il la voit à travers ses glandes, il la voit à travers le mirage de l’espèce jusqu’à ce qu’il se dégrise et que il  en voit les limites et les obscurités.

Il y a donc, pour l’amour, une exigence fondamentale de ne pas être dupe du sexe pour rencontrer la personne et pour procréer, éventuellement, si l’on est appelé au mariage, pour procréer des personnes. L’immense majorité des enfants naissent de la nature, sont des enfants de l’espèce, ce ne sont pas des enfants de leurs parents, qui n’y ont pas pensé qui  ne les ont pas voulus, qui, très souvent, les ont acceptés à contrecœur.

Alors que dire à ces enfants ? Que leur dire ? Comment leur… les initier au respect d’eux-mêmes ? Comment cultiver en eux cette chasteté qui est la forme indispensable de notre liberté à l’égard de l’espèce ? Comment ? On se taira. On laissera à la rue l’initiation. Ou bien on s’exhibera devant eux, d’une manière plus ou moins bestiale. On n’arrivera jamais à faire comprendre à un enfant le mystère adorable de sa naissance si ce n’est pas lui qu’on a voulu, si on ne l’a pas appelé par son nom, si on ne s’est pas disposé à l’accueillir, si on ne l’a pas conçu comme une personne, en voyant dans son partenaire une personne.

Aimer vraiment, mais c’est justement vouloir la grandeur de l’autre. Aimer vraiment, c’est aider l’autre à se libérer de ses déterminismes, c’est le virginiser de cette virginité vraie qui est justement cette libération radicale du moi possessif, du moi biologique, du moi préfabriqué.

Personne ne peut être dispensé de la chasteté. Ce n’est pas manquer à la chasteté que d’enfanter. Les parents de sainte Thérèse de l’Enfant Jésus ont voulu d’abord se livrer à une chasteté complète, je veux dire à un mariage blanc où ils ne cohabiteraient pas physiquement. Ils ont donc voulu d’abord asseoir leur union sur l’échange des personnes et on les a justement persuadés que ils ne rompraient pas leur chasteté, en donnant à Dieu des humanités de surcroît. Et ils les ont magnifiquement donnés, puisque leurs cinq filles sont …ont été consacrées au Seigneur et que l’une d’elle est cette sainte admirable que Pie XI a choisie comme la patronne des missions.

Donc, il s’agit pas de jeter le discrédit sur la paternité et la maternité mais  de les situer à la hauteur de l’âme, de les situer à la hauteur  de l’enfant, qui est une personne et, de faire de l’amour, cette chose infinie et éternelle. Comment voulez-vous que l’amour dure si tous les jours on n’a pas quelque chose de nouveau à découvrir, si tous les jours on n’a pas une nouvelle  occasion de s’émerveiller, si tous les jours, l’amour n’est pas  plus libre et donc plus jeune et plus joyeux ?

La chasteté est la gardienne de l’amour, comme la chasteté est l’expression suprême de la liberté. Il suffit donc d’introduire une distance de respect. Kierkegaard disait magnifiquement :  » La proximité absolue est dans la distance infinie « . En effet, si la personne est le sanctuaire d’une Présence infinie, si l’amour doit tendre à révéler à l’autre cette présence infinie  en la respectant en lui, si l’amour doit être l’échange et la respiration de Dieu, alors il faut cette distance de respect infini. Toute possession assombrit l’amour. Toute possession introduit un élément anonyme et finalement, l’amour perd son visage.

Que de ménages vont cahin-caha, cahin-caha dans le meilleur des cas, cahin-caha : Oh, on se supporte… Heu ! On a des enfants et c’est un lien heureusement très puissant ; on se supporte, mais on ne trouve plus cette joie de la découverte, on ne trouve plus la nouveauté et, si la plupart des ménages tiennent debout, c’est parce que il  y a des soucis matériels qui empêchent de prendre conscience de toutes les limites. Ce sont les gens laborieux dont la vie est juste suffisante au point de vue matériel, mais qui doivent calculer pour joindre les deux bouts, ce sont ces ménages-là qui, stati…statis… comment dit-on … statistiquement, sont les plus solides, sont les plus solides parce que, justement, ils ne sont pas troublés, ils ne sont pas troublés  par la réflexion. Ils n’ont pas le temps de s’attarder à leurs problèmes et voilà : ils arrivent au bout de la vie finalement sans accident mortel.

 Mais il est clair que, si l’amour veut tenir ses promesses, s’il veut d’abord les envisager en pleine lumière, il faut que,  il  mise sur l’infini, sur l’infini en personne.

Quant à nous, qui ne sommes pas appelés au mariage, qui avons une autre vocation qui n’est pas contraire : le mariage est un sacrement, le célibat consacré en est un autre. Il ne s’agit pas de les opposer. Les uns et les autres sont appelés à la chasteté.

Personne ne peut être dispensé d’être. Personne ne peut être dispensé de se faire homme. C’est un privilège merveilleux, au contraire, que de n’être pas englouti dans les abîmes de l’espèce. Quant à nous, donc, nous avons à recueillir toutes ces forces qui sont en nous, sans peur d’ailleurs et sans confusion, et sans honte, nous avons à regarder en face les éléments qui sont en nous, qui sont des personnes virtuelles. Nous avons à créer notre corps, comme tout le monde. Nous avons à personnaliser toutes les fibres de notre chair. Nous avons à virginiser l’amour que nous pouvons éprouver, comme tout être humain d’ailleurs, l’amour que nous pouvons éprouver pour les autres qu’ils soient de notre sexe ou d’un autre, à la virginiser pour qu’il soit, pour  qu’il  soit, pour qu’il ne soit pas un mensonge, un mirage, une forme de possession et donc d’égoïsme camouflé.

Et  nous avons – et ceci est capital – nous avons  à élever toute l’espèce, car un être qui est libéré de lui-même, qui a réussi à décanter toutes ses forces cosmiques et à leur donner un visage, il le fait pour tout le monde, il devient dans toute la nature, dans tout l’univers, un ferment de libération. Il est donc d’une importance capitale que nous soyons fidèles à notre engagement de chasteté, parce que c’est une forme éminente de générosité à l’égard de toute l’humanité et de tout l’univers.

Jésus est vierge. Marie est vierge. C’est ce couple virginal qui nait à l’origine de l’humanité nouvelle. Une virginité authentiquement sauvegardée – la virginité du regard, la virginité du cœur, la virginité du corps , la virginité de l’esprit – une virginité authentiquement sauvegardée et sans cesse reconquise, c’est évidemment un don merveilleux, dont toute la création bénéficie, elle est rehaussée par cela, elle rentre précisément dans cette ère de liberté, ouverte par la naissance de Jésus-Christ.

Il s’agit donc pour nous d’entrer joyeusement dans notre consécration, d’y entrer sans peur, d’y entrer aussi sans ressasser les fautes passées, d’y entrer avec la certitude que nous collaborons à toute la création et que la vérité de notre engagement deviendra nécessairement un ferment de virginisation pour toute l’humanité et pour tout l’univers.

Les êtres qui nous environnent comptent sur notre chasteté. Ils lui font crédit. Ils croient en elle. Ils viennent à nous précisément parce qu’ils y croient. Ils nous confient les secrets  précisément les secrets de leur vie sexuelle parce qu’ils nous croient totalement libres à cet égard. Ils cherchent en nous un motif de purification. Ils cherchent en nous la clarté d’un regard virginal et ils ont besoin de le  rencontrer ou de  la rencontrer

La Très Sainte Vierge, qui est la Vierge virginale, la Vierge qui virginise, nous aidera puissamment à apaiser notre sensibilité, elle réalisera la féminité idéale qui est la réalisation de la femme dans sa dignité éternelle et nous aidera à regarder la femme et à nous regarder nous-même dans cette transparence, dans cette lumière intérieure, dans ce point focal où, tout d’un coup, l’être se rassemble tout entier dans la clarté de la personne. C’est merveilleux de saisir l’être dans ce point central, là où il s’enracine en Dieu.

La faiblesse peut-être de l’encyclique Humanae Vitae, c’est d’avoir maintenu un petit réduit d’interdit, au nom des exigences de la nature au lieu d’insister de part en part sur la libération. Pour moi, c’est comme le bien commun de tous, comme le privilège inouï et merveilleux de se soustraire au joug de l’espèce, pour devenir des créateurs.

Et la faiblesse de toutes les argumentations qui ont été dirigées contre l’encyclique, c’est que en  approuvant les moyens contraceptifs qui créent artificiellement des périodes de stérilité – les périodes naturelles étant sensées légitimes, pourquoi pas les périodes artificielles ? – la faiblesse des arguments contre l’encyclique, cela a été de ne pas voir que, si nous sommes libérés par les contraceptifs des déterminismes biologiques, nous ne sommes nullement libérés des déterminismes psychologiques qui sont beaucoup plus graves et qu’au  contraire, cette libération des contraintes physiologiques nous livrent totalement aux déterminismes psychologiques qui, nous rivent à l’espèce dans l’aveuglement, dans le mirage qui nous fait croire que nous atteignons l’infini alors que, tout simplement, nous sommes les esclaves de nos glandes.

Mais, encore une fois, tout le climat se purifie lorsque, on distingue les deux étages, lorsque on prend conscience dans une morale de libération qu’il ne s’agit pas ni de refuser, ni d’avoir honte, ni de mépriser, ni de méconnaître, ni de ne pas aimer. Il faut aimer infiniment, justement infiniment, comme Dieu aime, mais sans retour sur soi, de façon à vouloir donner à l’autre toute sa dimension et toute sa grandeur.

L’amour n’est jamais mieux assuré que lorsque ensemble on s’attache à se libérer réciproquement en découvrant, dans l’émerveillement en l’autre, le sanctuaire de la Présence divine. 

Nous sommes d’ailleurs privilégiés, nous qui sommes appelés à un célibat consacré, puisque nous pouvons porter le monde entier, entier, et que notre consécration ne signifie pas le refus d’une postérité, mais, l’assomption de toute l’humanité à la dignité de la personne.

 » En toute ville et  en toute province, disait un martyr, j’ai des enfants pour Dieu « . C’est une des expériences les plus merveilleuses, en effet, du prêtre, sous tous les climats de voir que, si il se tient debout, si il  respecte sa vocation, il trouve, sous tous les climats et dans toutes  les confessions, des êtres qui ‘adressent à sa paternité et qui lui font prendre conscience de cette merveilleuse fécondité qui lui donne le monde entier comme famille puisqu’il est chargé dans le monde entier d’y enfanter Dieu qui est au cœur de l’amour, puisque aimer, c’est vouloir, c’est chercher, c’est réaliser, c’est se communiquer l’infini vivant qui nous attend au plus intime de nous.