09-12/08/2015 – Texte – le Plérôme de la Croix

Extrait
du livre le Poème de la Ste Liturgie, édition de 1954 (en référence au sixième chapitre de saint Jean). Les titres sont ajoutés.

…l’expression de Plérôme de la Croix rattache la sainte Liturgie à sa source véritable. Nous empruntons ce terme – qui veut dire accomplissement, complément, supplément, plénitude, achèvement, – à l’épître aux Ephésiens. (1, 23)

L’Eglise qui est son corps

Saint Paul parlant à cet endroit de l’excellence du Christ, dit que Dieu a tout mis sous ses pieds, et qu’Il « l’a donné pour Tête, au-dessus de tout, à l’Eglise qui est son Corps, le plérôme de Celui qui remplit tout en tous ».

Le choix des images entraîne comme de lui-même cette audacieuse appellation. Si le corps ne peut vivre sans la tête, la tête elle-même a son complément normal dans le corps, et leur unité est l’unité d’un seul tout organique.

Si l’Eglise est le complément du Christ, c’est en tirant d’abord de Lui tout ce qu’elle est – et tout ce qu’elle Lui donne.

Il n’y a d’ailleurs aucun doute que l’Apôtre, qui va comparer tout à l’heure le rapport mutuel des époux à la relation réciproque du Christ et de l’Eglise (Eph. 5,22-23), ne se soit souvenu que l’Eglise était née du Cœur transpercé du Christ en Croix, comme l’Eve biblique avait été tirée du flanc du premier Adam. Si l’Eglise est le complément du Christ, c’est donc en tirant d’abord de Lui tout ce qu’elle est – et tout ce qu’elle Lui donne. La dépendance réciproque n’est donc pas égale de part et d’autre : l’Eglise n’ayant d’existence que par le Christ et n’ayant de vertu que dans le Christ, tandis que ni l’existence, ni la sainteté du Christ ne sont conditionnées par l’existence ou la sainteté de Ses membres.

Et cependant Sa fonction de Sauveur demeure en quelque sorte potentielle, à l’état d’attente pour ainsi dire et comme inachevée – tant que la vertu de Sa Passion n’est pas devenue, effectivement, principe de vie dans une humanité qui fait corps avec Lui.

A ce titre, l’Eglise est indispensable au Christ et fait partie de Son être mystique comme le terme normal de Son activité rédemptrice et comme l’objet inséparable de Sa plus intime dilection.

La vertu de l’Eglise, à coup sûr, n’ajoute rien à la vertu du Christ, mais elle lui rend témoignage, comme elle en est le fruit.

Et parce que cette fécondité est l’expression normale de la sainteté-source dont la plénitude est le principe de toute sainteté, on ne peut concevoir, sans mutilation, le Christ séparé de l’Eglise.

La Mission du Sauveur est de sauver.

Or, cette Mission, universelle en droit, ne s’exerce en fait que dans la mesure où l’humanité répond à Son appel et se soumet à Son influx. D’où il suit que l’adhésion de celle-ci, âme par âme, dans le développement silencieux du Mystère de l’Eglise, en donnant continuellement une nouvelle issue au flux sanctificateur qui se presse dans le Cœur du Sauveur, actualise en quelque sorte, et accomplit Son pouvoir Rédempteur. L’Eglise est vraiment, à ce titre, l’accomplissement, l’achèvement, la plénitude, le plérôme du Christ.

La messe qui nous ouvre au Mystère du Sacrifice

La messe nous amène au pied de la Croix pour que la mort du Christ se consomme en la mort à nous-mêmes,
et que la blessure de Son Cœur saigne en l’ouverture du nôtre.

La Messe soutient les mêmes rapports avec la Croix. Elle réalise le Sacrifice qu’elle commémore et l’accomplit par l’adhésion qu’elle y apporte.

Elle ne prétend pas recommencer ce qui a été fait une fois pour toutes, ni renouveler ce qui est éternel. Elle veut nous ouvrir à ce Mystère, nous le rendre présent, en nous rendant nous-mêmes présents à lui. Elle nous amène au pied de la Croix pour que la mort du Christ se consomme en la mort à nous-mêmes, et que la blessure de Son Cœur saigne en l’ouverture du nôtre.

Aussi bien est-ce là ce que le Christ se propose à la Cène : investir l’Eglise de Sa Croix, en lui offrant la Communion de Son Sacrifice.

Et s’il est vrai qu’il goûta Lui-même au Sacrement de Son immolation, il semble qu’Il le fit pour communier à Son Eglise, pour puiser dans cette communication le courage d’affronter pour elle cette agonie qui déjà envahissait Son Cœur.

Mais, elle, de son côté, n’y pouvait demeurer étrangère. Aussi ardemment qu’Il désirât nous l’épargner – et si l’on peut dire, justement, avec l’anaphore d’Hippolyte : « Qu’Il étendit les mains quand Il souffrit, pour délivrer de la souffrance ceux qui croiraient en Lui » ; Il ne pouvait cependant nous soustraire aux conditions moralement nécessaires pour nous mettre en possession de notre vrai Bien. Ce Bien suprême, qui est l’insertion de Sa propre vie en la nôtre, ce don infini suppose par son immensité même cette rupture du moi, sans laquelle le règne de Dieu ne peut s’établir en nous.

« Ceci est Mon Corps, Ceci est Mon Sang. »

Eucharistie
Ceci est Mon Corps, Ceci est Mon Sang.

C’est pourquoi, la veille de Sa mort, Il offre à Ses apôtres et à tous les croyants de l’avenir cette nourriture, si austère et si suave tout ensemble, de Sa chair crucifiée et de Son sang répandu.

Il ne pouvait nous proposer moins que la nourriture dont Il s’était nourri, en la mystérieuse pauvreté de Son humanité entièrement désappropriée de soi : « Ma nourriture est de faire la volonté de Mon Père. » (Jn. 4,34) Il nous appelait – Il nous appelle toujours – à cette ineffable pauvreté où la dépossession de nous-mêmes lui permettra de dire Moi par nos lèvres, par nos cœurs, par nos vies : « Ceci est Mon Corps, Ceci est Mon Sang. »

Que signifierait, aussi bien, cette appropriation de la Mort rédemptrice du Sauveur, dont ces paroles sont le mémorial, si elle ne s’accompagnait d’un dépouillement de nous-mêmes proportionnel à l’enracinement en nous de Sa mystérieuse vitalité ?

Ce ne sont pas, sans doute, nos dispositions qui donnent leur efficacité aux paroles sacramentelles. L’acte rédempteur nous est offert, nous est rendu véritablement présent dans toute sa plénitude, à chaque consécration, quelque état que nous y apportions. Il n’en est pas moins vrai que nous ne l’assimilerons vraiment qu’autant que nous le ferons nôtre par ce dévêtement de notre moi, que les paroles consécratoires évoquent avec tant de force : Ceci est Mon Corps, Ceci est Mon Sang.

C’est dans la mesure où ce dévêtement aura été véritable que s’accomplira aussi le revêtement qui s’exprime et se consomme dans la Communion.

La présence eucharistique

On a insisté avec raison sur la réalité de la présence eucharistique. On ne l’affirmera jamais avec assez de reconnaissance et d’admiration. C’est le plus émouvant contact que nous puissions avoir avec ce qu’un mystique a osé appeler « l’humilité » de Dieu, avec ce que saint Paul appelait avec plus d’audace encore : « l’anéantissement » de Dieu.

Mais cette source toute-puissante et anéantie qui remplit le silence de ses muettes clameurs, et qui contient son bouillonnement dans une possession si paisible que la flamme de la petite lampe en semble seule concentrer toute l’ardeur, cette source de vie éternelle ne révèle son mystère qu’aux humbles de cœur, aux disciples du silence, à ceux qui savent écouter avec la parfaite docilité d’une âme entièrement réceptive.

Elle redoute les mots, et elle a quelque raison de le faire.

On a parfois trop oublié, en effet, que la présence eucharistique, pour être infiniment plus réelle qu’aucune présence locale, n’est pourtant pas réductible à une présence locale. (S. Th. 3, q, 78, a. 5)

Le contact matériel avec les espèces n’est que le sacrement
d’un contact spirituel avec l’Hôte bien-aimé de l’âme,
si d’ailleurs l’âme est ouverte à cette divine visitation.

On a, du même coup, perdu de vue que cette présence s’offrait à nous sous le voile des espèces, et qu’entrer en contact avec celles-ci n’était pas encore entrer en contact avec celle-là. Le contact matériel avec les espèces, en effet, n’est que le sacrement d’un contact spirituel avec l’Hôte bien-aimé de l’âme, si d’ailleurs l’âme est ouverte à cette divine visitation.

Le ciboire qui contient les espèces est incapable d’un tel contact, et de même l’âme qui se refuse, encore – « qu’elle mange et boive sa propre condamnation, ne discernant pas le Corps du Seigneur » (1Cor. 11,29)

Mais nous ne voulons pas insister sur le mode, d’ailleurs ineffable, de la présence eucharistique, nous bornant à souhaiter la plus grande pureté de langage dans une présentation qui doit demeurer toujours « esprit et vie ». (Jn. 6,63)

La messe qui est le Plérôme de la Croix

Notre propos était seulement de montrer la messe comme le Plérôme de la Croix : c’est-à-dire comme un mystère qui tire toute son efficacité du Sacrifice de la Croix, et sans l’accomplissement duquel pourtant l’efficacité du Sacrifice de la Croix ne nous serait point communiquée ; comme l’épanouissement de l’acte rédempteur dans le Cœur de l’Eglise, identifiée au Sauveur crucifié dans les paroles du mémorial qui rend présent ce qu’il commémore.

Il est donc aussi impossible de voir dans le Sacrifice de la Messe une diminution du Sacrifice de la Croix, qu’il est impossible de voir dans l’Eglise-Plérôme une diminution du Christ-Chef. L’acte rédempteur, accompli une fois pour toutes, est éternellement fécond, pourvu qu’une adhésion véritable à son mystère en laisse rejaillir en nous l’inépuisable vertu.

La divine Liturgie ouvre les écluses du fleuve de vie, en ouvrant les entrées de notre âme, et nous rend présente l’unique et éternelle oblation du Calvaire en lui rendant présents nos cœurs.

Le sacrifice de la Messe est le Sacrement du Sacrifice de la Croix,
le signe qui représente et réalise le Sacrifice de la Croix,
le signe qui figure et nous rend véritablement présent le Sacrifice de la Croix.

On pourrait dire, si l’on voulait tenter une définition, en donnant au mot sacrement le sens analogique de signe qui représente et réalise surnaturellement le Divin, à quelque degré que ce soit (ici, à un degré suprême) : Le sacrifice de la Messe est le Sacrement du Sacrifice de la Croix, le signe qui représente et réalise le Sacrifice de la Croix, le signe qui figure et nous rend véritablement présent le Sacrifice de la Croix ou encore le signe qui figure le Sacrifice de la Croix et nous y rend véritablement, c’est-à-dire spirituellement présents.

Ce qu’on peut résumer dans le mot si plein, imité de l’Apôtre : la Messe est le Plérôme de la Croix.

La Messe est un véritable Sacrifice ; c’est le Sacrifice même de la Croix, mais approprié par l’Eglise identifiée à son Chef, et donnant issue, par cette appropriation même, à son éternelle fécondité, rendant possible son accomplissement et lui conférant ainsi son achèvement, sa plénitude, son plérôme. C’est le Christ s’offrant dans l’Eglise par une mystérieuse superposition d’oblations : l’oblation non sanglante de l’Autel étant l’offrande de l’oblation du Calvaire dans l’adhésion sacramentelle qui l’actualise.

L’Eucharistie Sacrifice et Sacrement tout ensemble

Le sixième chapitre de saint Jean suggère divinement bien cet enseignement, si on l’entend, comme nous nous proposons de le faire : de l’Eucharistie Sacrifice et Sacrement tout ensemble, la manducation (spirituelle) de la chair et du sang comportant, à la fois, notre adhésion au Sacrifice de la Croix, sa présence mystique, son accomplissement en nous et sa fécondité dans notre assimilation au Christ-Hostie : suivant d’ailleurs le degré même de notre adhésion au Mystère de la Croix.

Il nous semble, en effet, que saint Jean propose ici, en termes eucharistiques, la communion à la Croix du Sauveur dont les synoptiques (Mt. 10,33; 16,24; Mc. 8,34; Luc 9,23.) proclamaient la rigoureuse obligation, justement parce que l’Eucharistie – sacrifice et sacrement est l’indispensable ferment de cette adhésion à la mort du Fils de Dieu, qui imprime en nous le sceau de Sa Résurrection.

Le Christ aurait pu, sans doute, choisir un autre mode d’appropriation : renoncer au signe, et nous proposer seulement l’adhésion silencieuse du cœur.

Un rite… où la sanctification du Corps mystique eût en quelque sorte la prépondérance en nos cœurs sur notre sanctification personnelle.

Sans cesser de requérir celle-ci, qui demeure toujours indispensable et qui doit s’approfondir sans cesse, Il a cependant voulu qu’un rite public fût, à travers les âges, le symbole tout ensemble et la source d’une adhésion fraternelle, où la sanctification du Corps mystique eût en quelque sorte la prépondérance en nos cœurs sur notre sanctification personnelle. Il a voulu que l’acte rédempteur nous fût toujours approprié avec l’ampleur universelle de son premier accomplissement, et que le mémorial de Sa mort eût cet accent de catholicité qui est la marque essentielle de la véritable charité.

Il fallait cette dépossession au cœur de la prière, il fallait cette pauvreté en esprit qui est la première béatitude.

Il se peut que nous ayons plus d’attrait sensible pour les solennelles liturgies de la nature ou pour le recueillement privé d’une oraison silencieuse. Le temps ne manquera point pour tout cela. Il faut pourtant savoir borner nos préférences, quand il n’est pas possible d’en faire l’orchestration de nos devoirs.

Nous nous devons à nos frères, dans ces rendez-vous de la prière, où la Croix du Frère Aîné s’élève, dans nos cœurs, comme l’étendard de la Fraternité divine issue de la Paternité divine.

Comment serons-nous disciples du grand Pauvre, si nous ne savons être pauvres jusqu’en nos rapports avec Lui, si notre prière même n’est dépouillée de nous, pour laisser Sa prière jaillir de nos cœurs, comme le cri de notre adoption :

Abba, Pater !