09/11/08 L’homme a à se faire homme.

Suite 2 de la 1ère conférence donnée à Timadeuc en avril 1973.

Là commence l’expérience de ce qu’est l’homme : il a à se faire homme.

« Mais, et c’est là un tournant très important : si l’homme apprend à reconnaître sa dignité quand il subit un traitement indigne, si l’homme sait revendiquer contre les autres cette dignité bafouée, comme le font les peuples décolonisés en rejetant tout ce que les européens avaient pu leur apporter dans la mesure où cela est possible, rien n’est plus difficile en revanche que de définir en quoi consiste cette dignité.

L’homme qui, de toute sa puissance et de toute sa violence a repoussé un traitement indigne, quand il est seul avec lui-même, où va-t-il situer sa dignité ? Seul en face de lui-même, il est complètement perdu ! Si tout était clair quand il affirmait sa dignité contre ceux qui la méconnais­saient, tout se brouille quand il veut définir sa dignité pour lui-même et dans sa solitude ! la difficulté est infinie, et elle est au fond insoluble. Et ceci, le plus grand auteur dramatique anglais nous l’a admirablement montré.

Shakespeare, dans la tragédie de Macbeth, qui est selon moi la plus grande tragédie de Shakespeare, Shakespeare nous montre admirablement l’impossibilité pour l’homme d’atteindre à lui-même, ce que l’on peut traduire dans ces mots qui sont importants : l’homme n’est pas seulement inviolable pour les autres, non seulement il y a dans chaque homme une zone, un domaine, où les autres ne peuvent pas pénétrer sans son consentement mais lui-même n’y peut pas pénétrer, il y a dans l’homme une zone inviolable pour lui-même. S’il revendique son inviolabilité en face des autres, il faut d’abord qu’il la respecte en face de lui-même. Et c’est justement ce que montre cette immense tragédie de Macbeth.

Vous vous rappelez que, dans cette tragédie, le personnage principal est Lady Macbeth, cette femme qui est l’ambition même faite femme ! Elle n’a qu’un seul désir, qu’une seule pensée, qu’une seule passion : être la première ! Or, dans le Royaume d’Ecosse où elle vit, être la première, cela signifie accéder à la royauté. Mais il y a un roi qui, il est vrai est veuf, il y a un roi, Duncan ! si elle veut accéder à la royauté avec son mari, c’est à une condition indispensable : il faut supprimer le roi. Et, vous vous rappelez comment Macbeth, le mari de Lady Macbeth, revenant vainqueur de la guerre avec son ami Banquo, reçoit des sorcières qui mènent leur sabbat avec la promesse qu’il sera roi; il en écrit aussitôt à sa femme, qui n’avait pas besoin de cette nouvelle pour s’enflammer, mais qui voit évidemment dans cette nouvelle l’occasion de forcer le destin : puisqu’il doit être roi, que ce soit tout de suite ! Elle arme donc le bras de son mari qui est totalement sous sa coupe, à eux deux ils ourdissent le dessein d’inviter le roi et toute la cour à un banquet dans leur château et, lorsque tous les invités auront été largement abreuvés, que l’ivresse régnera dans tout le palais, le roi lui-même sera pesamment endormi et on le tuera à la faveur du sommeil universel.

Et en effet, c’est ce qui se passe. Le roi est assassiné pendant que tout le monde dort, et, pour faire croire que Macbeth n’y est pour rien, il assassine les sentinelles postées à la garde de la chambre du roi, en faisant croire que c’est son indignation devant le crime que les soldats de garde auraient commis qui l’a entraîné à les tuer. On accepte la légende, ne pouvant sans doute faire autrement. Comme Macbeth est le premier pair du Royaume d’Ecosse, il est investi, il est intronisé comme roi, et naturellement Lady Macbeth comme reine, et c’était là l’essentiel ! Lady Macbeth est reine enfin ! Elle obtient ce qu’elle a voulu, elle jouit des hommages qui lui sont rendus, elle se délecte de cette divinité qu’elle a acquise, et n’a plus rien à désirer.


Mais voilà : un premier crime en entraîne un autre. Pour couvrir le premier crime il faut supprimer Banquo, l’ami intime de Macbeth, il faut supprimer encore d’autres personnages très importants dans le Royaume d’Ecosse, et finalement tout le monde est au courant, tout le monde comprend que ce roi et cette reine sont des usurpateurs et des assassins ! chacun attend l’occasion de prendre sa revanche, une armée se prépare en Angleterre pour récupérer le Royaume d’Ecosse, et Lady Macbeth ne tarde pas à s’apercevoir que ce qu’elle lit dans les yeux des courtisans, ce n’est pas l’admiration et l’hommage, c’est l’horreur et la haine ! Alors elle est trop intelligente pour croire à une royauté à laquelle plus personne ne croit. Car c’était la condition du jeu : elle ne pouvait croire à sa royauté que si elle était reflétée dans tous les regards. Une telle grandeur, en effet, c’est une grandeur qui doit être admise, et qui est constituée précisément par cette reconnaissance générale, maintenant que cette recon­naissance fait défaut, Lady Macbeth comprend que c’est fini.

Et alors c’est la grande tragédie que Shakespeare a illustrée d’une manière incomparable : le monde extérieur sur lequel elle a misé entièrement, lui échappe, elle le sait, le monde intérieur lui est inconnu, inconnu ! Elle est totalement incapable de rentrer en elle-même, de commen­cer une vie nouvelle par le repentir, car justement, ce domaine intérieur inviolable, elle n’y a jamais pénétré, il lui est fermé, elle ne peut pas entrer dans son âme ! car on n’entre pas dans son âme comme dans un moulin ! il faut en être digne ! Et justement, ce qui est vu admirablement dans cette tragédie exemplaire, c’est que Lady Macbeth est suspendue entre deux mondes qui la refusent également : le monde extérieur, qui lui échappe; le monde intérieur qui lui est impénétrable. Les deux versants de l’être se refusent à elle, elle ne peut subsister nulle part, elle devient folle ! Et, dans sa folie, elle voit la tache du sang qu’elle a répandu, elle la voit sur ses mains, elle ne voit pas la tache du sang de ses victimes sur sa conscience, autrement, elle pourrait s’en laver précisément par la contrition et la pénitence, elle voit le sang sur ses mains . Elle essaie d’effacer cette tache sur ses mains : « Va-t-en, maudite tache, va-t-en, maudite tache, va-t-en ! » Mais la tache ne s’en va pas, et alors Lady Macbeth devenue folle, ne pouvant supporter la vue de cette tache de sang sur ses mains, se donne la mort.

Je crois qu’aucun tragique n’a jamais exprimé avec plus de force que ne le fait ici Shakespeare, l’impossibilité pour l’homme d’accéder à lui-même, d’entrer dans son âme sans s’en être rendu digne. Et nous voyons justement, avec une entière clarté, à la lumière de cette tragédie, cette inviolabilité que l’homme invoque contre les autres, et qui est une prise de conscience si puissante, si irréfragable, si certaine, c’est le « roc » en quelque sorte, de l’expérience humaine. S’il est vrai que l’homme refuse l’esclavage, s’il est vrai qu’il ne peut reconnaître comme sienne une action dont il n’est pas la source et l’origine, il est tout aussi vrai que, livré à lui-même, remis à sa solitude, il est complètement incapable de définir cette dignité, de la fonder, et de savoir pourquoi il est inviolable aux autres. Et Shakespeare vient de nous montrer qu’il est inviolable pour soi-même.

Nous voilà donc au coeur du problème humain. Si on peut être d’accord là-dessus, on a un point de départ bien assuré, et je crois que tout le monde peut être d’accord sur cette expérience. Un homme qui n’aurait pas le sentiment de son inviolabilité ne serait pas encore un homme, je veux dire qu’il ne serait même pas encore au seuil de son humanité. Mais cette expérience, et c’est ce qu’il fallait d’abord reconnaître, cette expérience n’est qu’un commencement; il ne suffit pas de la vivre pour savoir qui est l’homme, pour savoir qui l’on est, et pour trouver une direction ferme à la conduite de sa vie. C’est pourquoi, dans un certain sens, on peut dire que l’homme n’existe pas.

Dans un petit livre je me suis posé cette question : « L’homme existe-t-il ?  » et c’est en effet la question préalable : l’homme existe-t-il ? Il existe évidemment comme un animal, il existe comme un donné, il existe comme un être préfabriqué, comme une punaise et un scorpion ! mais existe-t-il comme une dignité, existe-t-il comme une valeur, existe-t-il comme un bien universel ?

Tant de biologistes nous ressassent, nous rebattent les oreilles en nous disant : « l’homme est un animal comme les autres » (1). Eh bien, celui qui souscrit à cette proposition, s’il y souscrit sans réserve, il nie tout simplement l’existence de l’homme.

« L’Homme existe-t-il ? » Je pense que l’on peut dire : l’homme peut exister : il peut exister, il est un candidat à l’existence, il a à se faire exister, il a à se faire homme, mais il n’est pas donné comme tel ! le petit garçon qui oppose son « non » aux injonctions de sa mère, et qui désormais ne priera plus contre sa mère, pour affirmer contre elle son indépendance et son inviolabilité, ce petit garçon n’a absolument rien fait pour motiver son refus, absolument rien fait pour fonder son inviolabilité ! mais sans doute, puisqu’il fait cette expé­rience, c’est que cette inviolabilité est en lui une vocation : il a à se rendre inviolable, il a à se faire homme, il a à conquérir sa dignité. comme il a à conquérir sa liberté, sa personnalité et son immortalité.

Il y a une immense erreur justement, c’est de croire que l’homme existe, qu’il existe, que c’est fait ! que c’est fait ! On a défini les droits de l’Homme de manière magnifique, sur le papier, et on les a attribués tels quels à un « homme » qui ne s’est pas encore réalisé. Cela provoque des désastres invraisemblables, puisqu’on prétend respecter une liberté qui ne s’est pas encore trouvée et qui est totalement incapable de se définir.

Voilà, me semble-t-il, un premier jalon posé. Il nous entraînera très loin dans la découverte de notre humanité, et par conséquent dans la découverte du Dieu qui nous habite. Mais il était important – il est impor­tant – que nous nous mettions d’accord sur cette expérience initiale de l’homme, qui est le sentiment admirable de son inviolabilité. Je pense que rien n’est plus fort, rien n’est plus évident, rien n’est plus universel. ! c’est là que commence proprement l’expérience de l’homme : quand l’homme refuse d’être un instrument, alors du même coup il revendique d’être la source et l’origine de ses actes, alors il commence à s’éveiller à sa véritable dimension, il commence à entrer dans la merveilleuse aventure que nous avons à courir, et qui peut se résumer en un mot : se faire homme. » (fin de la 1ère conférence)

(1) Aujourd’hui il y a une tendance à prouver que l’homme est un animal comme les autres en montrant comment certains animaux peuvent se montrer très intelligents ! La télévision est friande de montrer le déroulement de ces expériences de l’intelligence animale.