09/08/2008 La mystique chrétienne s’inscrit au coeur de la réalité. Rien n’est plus difficile que d’écrire une vie de Jésus.

Début
de la 5ème conférence donnée Bourdigny en août 1937. D’après des notes non revues.

« On pourrait écrire un livre qui aurait pour titre : à travers et au-delà. A travers et au-delà, c’est ce que nous essaierons de dire ce matin en montrant comment notre connaissance se fonde suivant la ligne de nos besoins et les dépasse pour s’orienter à travers eux au-delà d’eux-mêmes, et c’est peut-être la seule critique à faire à la philo­sophie de Bergson, d’avoir minimisé , d’avoir trop rabaissé cette connaissance quotidienne sous prétexte qu’elle est trop utilitaire. C’est peut-être la seule critique à faire à ce système plein de lumière et de fidélité à la vérité.
Au fond la vie quotidienne n’est pas si fermée à l’esprit qu’on peut le penser, obscurément, à travers toutes nos nécessités, nous sommes constamment orientés vers quelque chose qui nous dépasse : à travers et au-delà. Quand nous nous réunissons ensemble pour un repas, cette nécessité même (de manger) peut devenir le symbole de ce qui la dépasse.
Ce qui est tout à fait remarquable dans le domaine de l’archi­tecture, c’est que c’est précisément au moment où la beauté jaillit de la né­cessité, de la fonction, que le sentiment d’harmonie est le plus intense et le plus joyeux. Nous avons ce sentiment de libération en entrant dans l’église de Sainte Sabine à Rome. Quand on s’est rempli la vue de tous les marbres, de tous les ors des palais, de toute cette opulence de la Renaissance : c’est magnifique, toute cette richesse, cet or répandu au plafond de Sainte Marie majeure ! mais il y a quelque chose de beau­coup plus grand, c’est cette simplicité où il n’y a rien que ce qui est nécessaire, les colonnes sont là, non pas comme des ornements, comme quelque chose de surajouté, mais comme une chose nécessaire; elles portent la charpente et tiennent ensemble tous les murs de la maison. C’est magnifique : les colonnes sont belles, elles rem­plissent leur fonction avec souplesse; elles ont toute la beauté de cette nécessité et c’est pourquoi elles sont revêtues d’une telle joie (?). C’est peut-être la formule, l’image de la plus haute per­fection chrétienne : à travers et au-delà, non pas en s’évadant, en refusant la tâche, mais en en­trant tellement dedans, qu’on arrive au centre où l’amour jaillit, où la fonction se recrée parce qu’elle est accomplie dans la liberté.
C’est peut-être par là que la mystique chrétienne, que la doctrine de Jésus révèle admirablement ses racines terrestres, comment, en effet, elle s’inscrit au coeur de la réalité, non pas pour nous y soustraire, mais pour nous faire entrer dedans, jusqu’à la rencontre de l’amour dans la liberté.
Ces deux mots à travers et au-delà au-dedans contiennent toute la philosophie, ils sont les caractéristiques de l’ensemble de la doctrine du Christ.
Je voudrais aborder un autre sujet – quoique ce soit, au fond, toujours le même – en vous parlant de la Personne de Jésus et de Sa mission.
Albert Schweitzer dans un livre allemand a étudié avec une admi­rable lucidité l’histoire de l’exégèse allemande du 19èrne siècle. Dans ce livre, il a analysé, avec une lucidité adamantine (adamantin : qui a la dureté et l’éclat du diamant), tous les portraits que les exégètes protestants en Allemagne se sont faits de la Personne de Jésus, et lui-même, théologien, professeur à Stras­bourg, médecin, a tracé son portrait du Christ, et il a montré que, au fond, chacun de ces exégètes du 19ème siècle a cherché dans le Christ l’image de sa propre pensée, de son propre désir, il a montré au fond que chacun a découpé dans le Nouveau Testament ce qui lui convenait, ce qui s’ac­cordait avec lui-même et a donné cette espèce d’inflexion personnelle aux textes, et, après avoir éliminé tous ceux qui ne s’accordaient pas avec ce rêve, on a tracé un portrait du Christ qui n’était qu’une projection de ses propres rêves.
Rien n’est plus pathétique que cette lecture qui montre à la fois qu’il y a dans la Personne de Jésus quelque chose de telle­ment séduisant, de tellement unique, de tellement admirable, que cha­cun voudrait le tirer à soi, en faire le héros de ses propres rêves, et en même temps que cette Personne dépasse tellement tous les rêves de l’homme que, lorsqu’on veut le mesurer à ses propres rêves, on le mutile, on le déforme inconsciemment et on le ramène au niveau de soi-même.
Et ce qu’il y a de plus caractéristique dans ce livre, écrit par un homme qui est la sincérité même, c’est que lui-même, à la fin du livre, esquisse une histoire de Jésus à son propre point de vue. Il ne rend pas justice, du reste, à toutes les données du Nou­veau Testament.
Rien n’est plus difficile que d’écrire une histoire de Jésus. Les données du Nouveau Testament ont une apparence contradic­toire si on s’en tient à la lettre des documents, tellement que, si l’on se heurte à l’un de ces textes sans aller à son contenu, on ris­que de se dire que le Nouveau Testament exprime la pensée et la mission de Jésus comme une mission terrestre.
On a pu dire que Jésus était juif et non pas chrétien, et que c’était une extrapolation injustifiée que d’en avoir voulu faire l’auteur d’une religion nouvelle, alors qu’il était simplement un continuateur de la tradition juive.
Prenez ce passage où Jésus dit à la Cananéenne (Mathieu 15,24) : « je n’ai été envoyé qu’aux brebis perdues de la maison d’Israël ! » on s’en ser­vira contre l’universalité de la mission du Christ qui ne serait pas envoyé au monde entier. (1)
Jésus dira à ses disciples (Mat., 10,5) : « Voici que je vous envoie prêcher la Bonne Nouvelle du Royaume, n’entrez pas dans les villes des Gentils et ne pénétrez pas dans la demeure des Samaritains ». On peut se demander si Jésus avait espéré convertir Israël avant les autres nations. A-t-il envisagé la conversion de toute la nation en masse ? Espérait-Il que le Royaume de Dieu se répandrait à partir d’Israël ? C’est là un problème très délicat.
Prenez le texte de la fin des temps (Mat., 24,34) : « Cette génération ne passera point sans que tout cela soit accompli. » Il semble que, dans l’esprit du Christ, la fin des temps doive s’accomplir en la génération actuelle, et vous savez que l’église chrétienne vivra de cet espoir, et les Apôtres attendront le retour du Christ ! alors, est-ce que Jésus ne s’est pas trompé en envisageant la fin des temps pour tout de suite, sans penser à la fondation d’une Eglise qui devait durer et être une organisation du royaume de Dieu sur terre ?
Ce point de vue a tellement frappé les exégètes que cer­tains ont construit toute leur thèse sur cette donnée eschatologique : Jésus a cru exclusivement à Sa mission comme étant la préparation à la Parousie immédiate. Pour eux, Jésus s’est donné avec une ferveur admirable à la diffusion de ce message qui d’ailleurs était une erreur.
Prenez encore un autre aspect de la question. Jésus dit :  » Je ne boirai plus du fruit de la vigne avant que le Royaume de Dieu soit accompli. » (Mathieu, 26,29) Est-ce que Jésus s’imagine que le Royaume de Dieu est un lieu où l’on mange et où l’on boit ? Est-ce qu’il envisageait la vie éternelle comme un idéal matériel, comme un paradis où le vin coule­rait abondamment ? (1)
Prenez un autre texte, celui qui se rapporte au feu éternel :  » Allez maudits au feu éternel. » (Mathieu 25,4) Est-ce que Jésus avait une conception matérielle de l’enfer où les corps seraient consumés éternellement ? (1)
Suivant que l’on tombe sur l’un ou sur l’autre de ces textes, on est frappé de leur caractère (incisif). Nous n’aimons pas beaucoup qu’on nous fasse remarquer la contradiction de ces textes. Il y a dans ces textes, une apparence de contradiction qui peut expliquer pour­quoi tant d’histoires différentes ont pu être tirées du même texte.» (à suivre)

Note (1) : nous ne sommes plus tellement intéressés par ce genre de questions, qui ont des réponses faciles?