08/11/08 Le grand problème, c’est l’homme lui-même : de quel homme parlons-nous ? et de quel Dieu ?

Début de la 1ère conférence de la retraite donnée par M. Zundel aux trappistes de Timadeuc du 2 au 10 avril 1973.

Devant la décomposition de l’Eglise (en 1973) il y a un problème de fond qu’on ne peut pas ne pas se poser : « De quel homme parlons-nous ? et de quel Dieu ? L’homme commence à savoir qu’il est homme quand il prend conscience de son inviolabilité. …

« Est-ce que Pie XII reconnaîtrait son Eglise aujourd’hui ? Est-ce que Jean XXIII la reconnaîtrait ?

Dans le dernier numéro de la Revue « Esprit » on voit un portrait de l’Eglise, déconcertant, et qui semble rejoindre la conclusion du P. Bouyer : nous assistons à « une décomposition du catholicisme », nous sommes « paumés » comme dit un des auteurs ! On ne sait plus que croire, on ne sait plus que faire, on ne sait plus que penser. Tout se dissout : le dogme, la morale, la liturgie, chacun en invente une, on célèbre la Messe en jaquette, on improvise des Canons, on met en doute la virginité de Marie, on discute sur la Présence réelle ! Que devient cette Eglise catholique qui paraissait monolithique, et qui semblait savoir où elle allait, et nous conduire là où nous devons aller nous-mêmes ?

Est-ce que nous sentons cette crise de l’Eglise ? Est-ce que nous la vivons ? Est-ce que nous la portons ? Est-ce que nous envisageons une solution ? Est-ce qu’il y a un problème ? D’où vient qu’à partir de l’ « ouverture » annoncée par Jean XXIII : « On ne condamnera personne », d’où vient que, après cette ouverture des écluses, tout d’un coup, de tous les côtés la contestation ait fusé, et qu’on se soit interrogé, qu’on ait remis tout en question, que des Eglises comme les Eglises de Hollande qui étaient le bastion de la foi le plus retranché dans ses positions, d’où vient que tout d’un coup les barrages aient sauté, et que cette Eglise soit devenue peut-être la plus contestataire ? … C’est qu’évidemment, il y avait d’immenses malaises qui n’osaient pas s’exprimer, et qui ont profité de l’occasion, qui ont profité de cette ouverture pour se faire jour.

Il y a en effet, un problème ! quel est ce problème ? quel est ce problème de fond qui est à la base de cette situation qui est certainement grave, non pas désespérée, bien entendu, mais grave, parce que beaucoup de chrétiens sont déconcertés, parce que beaucoup d’hommes engagés remettent en question leur vocation, parce que beaucoup d’âmes de très bonne volonté ne savent plus très bien quelle direction embrasser.

Il y a évidemment des problèmes de fond : il y a un problème de fond que nous essaierons d’atteindre, et qui pourrait se résumer finalement sous ces deux chefs : « De quel homme parlons-nous ? et de quel Dieu ? » Sommes-nous d’accord sur une conception de l’homme qui pourrait rallier tous les suffrages ? Partons-nous d’une même vision de l’homme ? Et avons-nous la même vision de Dieu ?

Il faudrait donc d’abord se mettre d’accord sur une vision de l’homme. Après tout, le problème qui se pose c’est le problème que nous sommes, le grand problème, c’est l’homme lui-même, qui a à prendre position vis-à-vis de son être, qui a à se choisir, et qui ne sait pas d’ailleurs dans quelle direction il doit opérer ce choix.

C’est donc d’abord le problème de l’homme qu’il faut envisager, ce problème infiniment complexe que Carrel lui-même avait reconnu dans ce titre magnifique qui, à lui seul ouvre des horizons infinis : « L’homme, cet inconnu ». En effet, aucune science jusqu’ici, ni aucune philosophie n’a pu définir l’homme d’une manière telle que cette définition s’impose à tous les hommes, et Rostand, sans vouloir prendre la suite de Carrel qui avait posé le problème tout autrement, Rostand, dans un livre qui s’appelle « Peut-on modifier l’homme ? » dit : « Mais nous allons modifier l’homme alors que nous ne savons pas ce que c’est que l’homme ! Dans quelle direction pourrions-nous entreprendre dans un laboratoire, en combinant les gènes de manière à fabriquer des génies, dans quelle mesure pourrions-nous entreprendre quoi que ce soit, puisque nous ne savons pas ce que c’est que l’homme ? » Nous avons donc d’abord à apprendre ce que c’est que l’homme et ce n’est pas une chose facile !

Nous pouvons donc commencer, si vous le voulez, par une anecdote, qui pose le problème de l’homme de façon, je crois, incontestable, et cette anecdote, je l’ai prise dans un roman du 19ème siècle, écrit par un écrivain Suisse-Allemand qui s’appelle Gottfried Keller.

Ce roman, « Henri le Vert » traduit chez Flammarion (1983) est un roman, autobiographique vraisemblablement, et voici le trait que je veux souligner et qui me paraît très important : le héros du livre est alors un petit garçon de huit ou neuf ans, fils d’une femme qui est devenue veuve et qui n’a que lui au monde, elle est protestante, dans le sens le plus traditionnel et le plus respec­table, et elle a élevé ce petit garçon qui est son seul trésor du mieux qu’elle a pu, et en effet, elle lui a appris à faire ses prières le matin et le soir, et non seulement le matin et le soir, mais avant de se mettre à table, et un jour, précisément, un jour où l’enfant revient de l’école, il se met à table sans faire sa prière, sa mère, pensant à une distraction, le rend attentif, il feint de ne pas entendre, elle insiste, il n’écoute pas davantage, alors elle le met au pied du mur : « Tu ne veux pas faire ta prière ? » -« Non ! » -« Eh bien, va te coucher sans souper ». L’enfant gravement, relève le défi, et part se coucher sans souper. Sa mère, prise de remords, au bout d’un moment lui apporte son souper dans son lit; trop tard ! Depuis ce jour l’enfant cessa de prier.

Voilà un événement infinitésimal, mais qui est très lourd de signification, parce qu’il nous fait assister chez un enfant, à la naissance du sentiment de l’inviolabilité, de l’inviolabilité de son for interne. Il prend conscience ce jour-là, pour la première fois, qu’il y a un domaine où sa mère ne peut pas pénétrer sans son aveu, et c’est là une expérience capitale : on peut dire que l’homme commence à savoir qu’il est homme, quand il prend conscience de son inviolabilité.

L’homme est né sans l’avoir voulu, il n’a pas choisi son milieu, il n’a pas choisi ses parents, il n’a pas choisi son hérédité, il n’a pas choisi son sexe, il n’a pas choisi son époque; donc il est d’abord préfabriqué des pieds à la tête : il n’a rien en lui qu’il tienne de lui., et pourtant, tout d’un coup, comme chez ce petit garçon, jaillit cette conscience de son inviolabilité : il y a un domaine qui lui appartient, du moins il le croit, il y a un domaine où personne ne peut pénétrer sans son consentement, je crois que là-dessus, tout le monde peut être d’accord. Nous voyons en effet que les esclaves se sont toujours révoltés au nom de ce sentiment de leur inviolabilité.

Quand Spartacus – en 73 et 71 avant Jésus-Christ – quand Spartacus déclenche aux environs de Capoue cette immense révolte des esclaves, elle comprendra des centaines de milliers d’esclaves révoltés, il tiendra en échec les légions romaines pendant deux ou trois ans. Au nom de quoi Spartacus lève-t-il cette troupe d’esclaves dont il veut faire des hommes libres ? au nom, évidemment, de ce sentiment de l’inviolabilité humaine ! l’esclave n’accepte plus d’être esclave à partir du moment où il prend conscience qu’il ne peut pas être un instrument entre les mains d’un autre, à partir du moment où il prend conscience qu’il ne peut pas reconnaître comme sienne une action dont il n’est vraiment pas la source et l’origine.

Spartacus a été vaincu, il a été tué dans le combat; six mille esclaves ont été crucifiés ! cette révolte n’en reste pas moins une révolte exemplaire pour toutes celles qui suivront et pour cette immense entreprise de la décolo­nisation, dont nous sommes contemporains. Il y a un moment où l’esclave n’accepte plus d’être esclave, où il ne peut plus accepter d’être esclave, et c’est justement le moment où, en face d’un traitement indigne, il prend conscience de sa dignité. C’est généralement comme cela que l’homme d’ailleurs prend conscience de son inviolabilité, c’est quand il subit un traitement indigne.

Vous avez peut-être lu ce livre bouleversant d’un missionnaire qui a subi un lavage de cerveau dans la Chine de Mao. Vous vous rappelez ces scènes où ce missionnaire, avec bien d’autres prisonniers d’ailleurs, les mains nouées par des menottes et derrière le dos, les pieds enchaînés et garnis de boulets, doit manger, mais manger comment ? Il ne peut se servir ni de ses pieds ni de ses mains, il doit donc laper sa nourriture, il en laisse tomber la moitié, il doit se traîner sur le sol pour ne pas mourir de faim et recueillir cette nourriture qui lui a échappé. Il est dans la position d’une dégradation volontaire. Et Malraux, dans ses « Antimémoires » justement, souligne ce fait sur lequel tous les hommes sont d’accord : c’est qu’il n’y a rien de plus odieux et de plus monstrueux que d’infliger à un homme un traitement qui a pour but expressément, de piétiner sa dignité d’homme.

Ce pauvre missionnaire, léchant à même le sol les débris d’un repas indispensable à sa subsistance, couvert d’ailleurs d’injures, de coups et de crachats, ne ressemble plus évidemment à un homme, et il finit par douter lui-même de sa dignité d’homme ! Et Malraux souligne précisément, au nom de ce qu’il y a de meilleur dans l’humanité, il reconnaît que rien n’est pire, aucun crime n’égale cette volonté d’effacer dans l’homme ce qui est humain.

On peut donc être d’accord sur ce point, et je pense que, si l’on mettait aux voix, si l’on sondait l’opinion en face d’un destin semblable à celui du missionnaire chinois dont j’évoque la torture, l’immense majorité des hommes serait d’accord pour stigmatiser ces mauvais traitements, bien que, hélas, nous le savons, aujourd’hui on n’hésite pas en Union Soviétique, à attaquer le cerveau, à désintégrer le cerveau des opposants en internant les opposants dans des hôpitaux psychiatriques, où ils sont soumis à des traitements de désintégration.

Et, encore une fois, nous sommes là en face d’un accord suffisamment unanime, au moins dans le monde libre, les hommes comprennent, sont d’accord, pour reconnaître qu’il y a dans l’homme une certaine inviolabilité, et que l’homme commence à prendre conscience de lui-même quand il prend conscience de cette inviolabilité. « (à suivre)