08/07/2010 – Homélie – De la nuance dans les moindres choses, c’est toute la vie spirituelle

Homélie
de Maurice Zundel à Lausanne, en 1960.

L’intégralité de l’homélie vous est proposée, à l’écoute, mais à l’aide du curseur, déplacé par la souris, vous pouvez morceler celle-ci, l’interrompant et la reprenant comme bon vous semble.

 » De la musique avant toute chose  » dit Verlaine dans son Art Poétique, et, pour lui, la musique, c’est essentiellement la nuance :

Car nous voulons la nuance encor
Pas la couleur, rien que la nuance !
Oh ! Seule la nuance fiance
Le rêve au rêve et la flûte au cor !

Nous savons bien, en effet, que l’habileté d’un technicien ne suffit pas. Il ne suffit pas qu’il frappe juste, les notes justes, il faut encore qu’il les entoure de cette atmosphère silencieuse qui leur permette de respirer. Comme nous le sentons dans le toucher si délicat d’un Dinu Lipatti, où chaque note semble jaillir d’une respiration silencieuse, où l’artiste écoute autant qu’il joue.

Et si la nuance est l’âme de la musique, s’il n’y a pas d’art sans nuance, il n’y a pas non plus de vertu sans nuance, et la nuance est précisément le constitutif essentiel de toute vertu ! Lorsque nous récitons la confession de nos péchés, comme nous sommes invités à le faire par la liturgie, nous sommes tentés de nous dire :  » Mais après tout, est-ce que je suis un si grand pécheur ? Je n’ai ni volé ni tué, je n’ai à mon actif aucun crime qui relève des tribunaux. Ma vie est régulière, elle ne donne aucun scandale ; pourquoi, finalement, est-ce que nous sommes constamment sollicités de nous reconnaître pécheurs et de nous courber devant Dieu dans l’attitude du criminel qui implore son pardon ? »

Et, en effet, si le péché consistait dans le crime, il y a bien peu de nous qui pourraient faire leur acte de contrition ou réciter leur Confiteor ! Mais précisément, les fautes graves ne s’identifient pas avec le crime. Il arrive très souvent que le crime soit purement et simplement un acte de folie, presque non coupable, parce qu’il échappe précisément à la connaissance et à la liberté ; qu’il est bien plus un acte cosmique d’une passion qui relève de l’univers, que un acte proprement humain, voulu, concerté et délibéré.

Là où, au contraire, la culpabilité peut jouer dans toute sa pureté, c’est dans les toutes petites choses ! C’est dans les nuances, précisément, que nous nous rendons le plus gravement coupables, parce que c’est là que nous pourrions le plus aisément triompher de notre inertie et de notre égoïsme. Et vous allez le comprendre immédiatement, si vous vous rappelez cette admirable Parole de notre Seigneur, qui est la parabole du Bon Samaritain :

Un blessé gît sur la route, un prêtre vient à passer, il s’arrange prudemment, pour passer de l’autre côté de la route ; un lévite le suit, il s’arrange prudemment, pour passer de l’autre côté de la route ; ils sont tout entiers dans leur prière :  » Shema Israël  » ; ils sont ainsi excusés à leurs propres yeux de ne pas voir ce blessé ! Ce serait mal commode : il faudrait se pencher sur lui, il faudrait le relever, il faudrait prendre soin de lui ; on n’en finirait pas si l’on voulait s’arrêter à tous les blessés de la route ; c’est tellement plus simple de passer de l’autre côté et de continuer sa prière :  » Shema Israël ! « ,  » Ecoute Israël, ton Dieu est un Dieu unique, est un Dieu unique. » (Dt 6, 4). Ce n’est rien, si vous le voulez de passer sur l’autre trottoir. Ce n’est pas un péché mortel ! Il n’est pas catalogué par les casuistes, il ne relève pas des tribunaux. Pourtant, il y a un homme qui va mourir sur la route ! Et le fait de passer sur l’autre trottoir peut signifier sa condamnation à mort. Le Samaritain, lui, qui est méprisé comme un chien par le prêtre et par le lévite, le Samaritain ne passe pas de l’autre côté de la route, il bute contre ce blessé, il se penche, il le relève, il le met sur sa monture, il l’emmène au caravansérail, il demande qu’on prenne soin de lui, s’engageant à payer à l’hôte les frais supplémentaires que lui occasionnera la présence de ce blessé.

Ce sont là les fautes graves ! Ces fautes qui ne sont pas cataloguées, ces fautes qui ne bourrellent pas notre conscience de remords, ces fautes qui nous paraissent simplement la prudence d’un homme économe de son temps, mais qui entraînent des conséquences désastreuses et irréparables.

Est-ce que le bonheur d’un ménage n’est pas construit sur des nuances ? Où ira-t-on se promener aujourd’hui ? à Pully ou à Prilly ? Il suffit que l’un s’entête à vouloir aller à Pully plutôt qu’à Prilly pour que la paix du ménage soit menacée ; et c’est ainsi du commencement à la fin de la vie, dans cette confrontation de deux volontés : la femme et le mari, ou les parents et les enfants ! C’est dans ce respect de la nuance que le bonheur est contenu tout entier.

Le refus de sentir le désir de l’autre, de deviner sa souffrance, de baisser les yeux devant sa faute ou sa confusion ! Un mot ironique qui stérilise un bon mouvement qui commençait à naître. Il n’en faut pas davantage pour empoisonner l’existence et détruire parfois radicalement le bonheur. Car justement, ce bonheur qu’on attendait depuis si longtemps, ce bonheur merveilleux qu’on voulait entier et infini, la moindre fêlure le menace et risque de le détruire ! Et là nous n’avons pas d’excuse! Nous pouvons nous excuser d’un mouvement de passion, d’une colère qui nous envahit et qui nous fait perdre la tête, d’un mouvement charnel qui nous communique son vertige. Tant d’hommes peuvent être emportés, en effet, dans l’ardeur d’une passion et se réveiller soudain en se demandant si c’est vraiment eux qui ont été capables d’un acte qui leur paraît maintenant impossible !

Mais ces petites nuances, mais cette guerre de coups d’épingles, mais cette inattention volontaire à une souffrance à côté de soi-même, mais ce refus de prévenir une douleur, de tenir compte de la pensée et de l’opinion de ceux avec lesquels on vit, c’est cela qui est grave ! Parce que c’est cela, justement, qui grignote la vie, et qui peu à peu engendre le désespoir, puisque forcés de cohabiter et d’être ensemble on n’a plus rien à se donner, on ne croit même plus que l’on a quelque chose à découvrir dans l’autre, avec lequel on est lié pour la vie.

C’est donc une immense erreur d’accorder une importance capitale aux grands mouvements de la passion, et de négliger ces nuances infinitésimales qui tissent le bonheur quotidien et qui sont la fleur la plus exquise de la tendresse et de l’amour.

Oscar Wilde, le grand poète, nous a raconté, dans De profundis, comment il dut son salut, son salut éternel : il le dut à ce seul fait que le jour de sa condamnation, le jour où son déshonneur devint public, où toute l’Angleterre pénétra dans sa vie privée, où sa femme s’enfuit avec ses enfants en changeant de nom, en laissant ignorer à ses enfants, encore petits, qu’ils étaient ses fils, il n’a dû son salut qu’à ce seul fait qu’un de ses amis, un seul, lui demeura fidèle et, après la sentence infâmante qui le frappait, vint le saluer en s’inclinant respectueusement devant lui. Ce n’était rien, mais c’était tout. C’était lui faire signe qu’il n’était pas définitivement condamné ; que l’avenir restait ouvert, qu’il y avait encore en lui quelque chose qui méritait un respect infini, et que il suffisait qu’il découvrit au fond de lui-même ce trésor caché en lui, pour que tout recommençât et qu’il recouvrât sa dignité première !

Et en effet, c’est ce souvenir qui, en prison, fut sa lumière et qui lui fit découvrir un jour l’immensité de son âme. Et cette découverte fut d’une telle importance qu’il finit par bénir le jour où la société l’avait envoyé en prison, parce que c’est ce jour-là qu’il était sorti de la prison de lui-même, et qu’il avait fait cette rencontre adorable avec la Présence qui l’attendait au plus intime de son cœur.

Il avait suffi de ce geste, de cette nuance du respect et de l’amitié pour lui ouvrir toutes les portes de l’espérance et de l’avenir.

C’est donc cela qu’il faut mettre dans notre acte de contrition, c’est cela qu’il faut avouer dans notre Confiteor, c’est cela qu’il faut mettre au premier plan de nos confessions : cette négligence dans les petits détails, ce mépris des nuances, ce manque de respect, cette ironie qui détruit les plus beaux élans de la vie.

Et si nous voulons justement entrer dans l’appel de ce temps pascal, si nous voulons comprendre les souffrances de notre Seigneur, il faut mettre dans ces souffrances tous ces bonheurs saccagés, toutes ces âmes piétinées parce que on a méconnu leur grandeur, parce qu’on a refusé de leur donner cette atmosphère où l’esprit respire, parce que on a négligé de solliciter le meilleur dont ils étaient capables, on les a obligés à étouffer les plus beaux mouvements de leur générosité.

Mais puisqu’il ne s’agit pas de nous lamenter sur le passé, mais d’envisager l’aujourd’hui et l’avenir, c’est de cela qu’il faut nous pénétrer aujourd’hui. Si nous voulons être les disciples de l’Evangile qui est la Bonne Nouvelle, si nous voulons être des donneurs de joie, il faut de la musique avant toute chose, et pour que la vie devienne musique, cette nuance : Car nous voulons la Nuance encor / Pas la couleur, rien que la nuance! / Car seule la nuance fiance / Le rêve au rêve et la flûte au cor.

C’est par-là que se constituera une permanente révélation de la Présence divine, car, de Dieu on n’en peut jamais parler sans l’abîmer, à moins justement de tisser dans la vie quotidienne cette trame d’un bonheur tout entier fait de nuances, dans le respect des autres, dans la domination de son impatience, dans la prévenance accordée aux moindres détails de la vie, pour que personne ne soit blessé, que la vie fleurisse.

Et qu’enfin, à travers cette nuance qui est l’essence de l’art et l’essence du bonheur, on puisse deviner la Présence de celui que saint Jean de la Croix appelle de ce mot inépuisable :  » Musica callada  » :  » La musique silencieuse « , et qui n’est pas autre chose que le Dieu vivant qui nous attend au plus intime de notre cœur. »