08/05/2011 – L’expérience de la mort (suite 4)

 

 

 

 

Article écrit par le Père Maurice Zundel, en 1971, dans la revue « Choisir » dont le thème était « Que l’Homme soit! ». Michel Fromaget nous en a lu quelques extraits, lors de la Session d’études à Brucourt, dimanche dernier.

 

Vocation exaltante. Si la biologie a été vraiment surmontée, si elle a été personnifiée, si elle a été valorisée, si elle a été universalisée – s’il est admis, d’ailleurs, que le cadavre n’est pas le corps – il m’est difficile de croire qu’il n’en subsiste quelque chose comme le germe de la résurrection. Pour donner au corps toute sa valeur humaine et nous inculquer cette vocation de créateur qui est la nôtre, il ne servirait de rien, en effet, de nous engager à vaincre la mort, si nous ne pouvions transformer notre biologie, si nous ne pouvions recueillir et éterniser le temps, si nous ne pouvions décoller peu à peu des dépendances cosmiques : de manière à pouvoir vivre intégralement, sans aucunement relever d’un emprunt à cet univers qui nous mettrait dans sa dépendance et nous enfermerait dans ses limites. Il y a en nous un appel urgent et qui est tout à fait conforme au sens même de l’Incarnation – où Dieu précisément se fait chair, se manifeste dans le monde visible -, il y a en nous une vocation impérieuse de glorifier notre corps, c’est-à-dire d’en faire vraiment l’expression d’une vie créatrice et le sacrement de la présence divine. Si nous ne sommes pas tout entier dignité, personne, source et origine, nous retombons dans une espèce de manichéisme extrêmement périlleux et nous risquons d’être engagés dans une guerre absurde et destructrice du corps contre l’esprit ou de l’esprit contre le corps.

Il me semble, au contraire, que l’harmonie de la Nouvelle Alliance et la splendeur de l’Incarnation, c’est de nous appeler à cette unité parfaite où le monde visible est le sacrement du monde invisible, où le temps se convertit en éternité, où la terre devient le royaume de Dieu et où l’Évangile Éternel s’exprime dans le rayonnement de l’humaine bonté. C’est cela qui peut seul constituer pour nous un horizon assez grand pour solliciter notre enthousiasme et nous engager à une persévérante ascension. Quoi de plus exaltant, en effet, que d’avoir sans cesse à nous recréer nous-même tout entier pour recréer, du même coup, l’univers qui nous a fait d’abord une avance d’énergies : en lui retournant ces énergies, mais transfigurées dans le rayonnement de l’amour, comme le fait François d’Assise quand il chante le Cantique du Soleil.

Mort, où est ta victoire ? C’est par cette voie, je pense, que nous ferons l’expérience, non pas d’une mort subie, mais d’une mort peu à peu vaincue, d’une mort dont nous triompherons à mesure que nous progresserons dans cet univers personnel qui coïncide avec notre libération, et qui transparaît, parfois, dans le sommeil heureux d’un tout petit enfant : devant lequel nous sommes tentés de nous agenouiller, parce que nous devinons, dans son émouvante gravité, tous ces possibles, encore intacts, qui pourront devenir en lui la manifestation de la grandeur créatrice de l’homme.

Est-il téméraire de conclure de ces réflexions que s’interroger sur ce qui se passera après la mort est un problème mal posé et que le vrai problème, pour nous, est ce qui se passera avant la mort : ce que nous déciderons de faire pour la vaincre ? Un certain jour se lève en nous, quand nous nous perdons de vue dans l’émerveillement de toute rencontre où transparaît la Présence unique, toujours reconnue, parce que nous l’éprouvons comme un don qui suscite le nôtre. Nous ne tentons pas de la définir. Elle s’atteste par sa propre clarté. En elle nous passons des ténèbres à la lumière, de la servitude des instincts à la liberté des vertus, de la dispersion où nous jettent l’inquiétude et l’ennui à l’unité du moi oblatif où nous atteignons enfin à nous-mêmes. Nous découvrons alors qu’il n’y a pas d’autre chemin vers une existence dont la plénitude se révèle indivisiblement comme fin et comme origine : que ce passage, sous son aimantation, du dehors au dedans, où nous émergeons de notre nuit. On ne voit rien ! mais on voit, et tout s’éclaire dans cette connaissance où l’on naît à soi dans un Autre. Ici, vraiment, connaître c’est être ou, tout au moins, devenir plus être dans une vie qui s’éternise.

On conçoit mal quel supplément de vérité pourrait nous apporter ici une manifestation sensible des trépassés. Les signes qu’ils nous pourraient donner s’inscriraient inévitablement dans les limites dont nous avons précisément à nous affranchir, et nous détourneraient d’un au-delà qui est au-dedans. Ce n’est pas du dehors que l’expérience s’en peut induire en nous. Il nous faut devenir cette « survie » pour en percevoir la réalité et y découvrir la Vie de notre vie. La vraie mort est de n’y point atteindre et non la mort physique, dont nous pouvons faire un acte de vie par une progressive libération qui obtient en elle sa suprême maturité.

Une telle libération engage nécessairement tout notre être, aliéné à soi tant qu’il n’est pas devenu source et origine en s’identifiant avec la Générosité mystérieuse qui nous fait passer du dehors au dedans. Notre vie mentale, plus encore que notre vie charnelle, a besoin de cette radicale intériorisation. Mais la chair autant que l’esprit y trouve sa joie et sa lumière dans la transparence où elle respire : dès qu’elle se recueille dans la « Musique silencieuse » qui est un autre nom de Dieu.

C’est pourquoi saint Paul, qui se mouvait avec une parfaite aisance dans un corps affranchi de toute convoitise, nous a donné cette consigne qui scelle notre unité dans la dimension divine où la chair et l’esprit s’échangent et s’identifient dans une indissoluble offrande : « Portez et glorifiez Dieu dans votre corps. » (Fin)