06/10/2005 – Le problème du mal est impossible à poser en dehors de la rencontre divine.

Conférence
– Cénacle de Paris – 16 février 1971 (Suite, partie 2)

Suite de la conférence donnée au Cénacle de Paris en février 1971 par Maurice Zundel.

Problème du mal, problème de la liberté.

Nécessité d’une immense intériorisation.

Un monde humain ne se constituera jamais sans le consentement de l’homme. ..

Le Bien est Quelqu’un à aimer…

Comme Dieu balbutie avec une humanité infantile, II échoue nécessairement avec une humanité qui se refuse comme nous échouons tous lorsque nous essayons de cerner une âme qui nous échappe : nous savons bien que jamais nous ne pourrons l’atteindre à moins de l’amener à cette intériorité où elle découvrira sa propre liberté dans une rencontre silencieuse avec la Présence unique.

Il est donc certain que notre expérience fondamentale à travers laquelle nous sortons de nous-même n’aboutit jamais en dehors de la rencontre divine. Il faut que cette expérience fondamentale nous mette en face d’un Dieu liberté infinie. C’est même la seule possibilité pour nous de donner un sens au mot « liberté », car que veut dire liberté sinon libération de soi et comment y parvenir si on ne peut pas se donner totalement à un Amour qui est don infini et éternel de soi.

Il y a donc un échec possible de Dieu et c’est précisément cet échec que nous révélera la Passion de Jésus Christ, et ici nous touchons à problème du mal ce qui est encore un de ces problèmes insolubles et impossibles à poser comme il est impossible de poser le problème de la liberté si on n’a pas entrevu dans la rencontre divine notre vocation de libération.

C’est dans notre libération seule que notre liberté prend un sens ! De même il est absolument impossible de poser le problème du mal sinon en face de cette Présence Adorable qui est confiée à notre vie et que nous avons constamment à protéger contre nous-même. Et là encore il s’agit d’une immense intériorisation.

Nous ne sommes pas, nous ne sommes plus dans une morale d’obligation : « Tu dois, tu feras, c’est défendu, c’est interdit sous peine de tel et tel châtiment jusque et y compris le châtiment éternel ! », Il ne s’agit pas du tout de nous donner des licences, les exigences ne vont aucunement être moindres, elles vont être infiniment plus graves, infiniment plus totales, elles vont tout demander, mais elles exigent du dedans, du dedans ! comme le vrai amour nuptial demande tout, mais du dedans. Le mal change radicalement de visage selon qu’on l’envisage du dehors ou du dedans.

Il faut dire d’ailleurs à l’honneur de la révélation de l’Ancien Testament qu’il a posé ce problème et qu’une des manières de le poser est, contrairement à ce que l’on pense, j’entends une des manières les plus émouvantes de le poser, c’est l’histoire du péché originel, car ce récit, avec toutes ses images, ce récit est au fond dans la révélation biblique, quelle qu’en soit la date qui est probablement assez postérieure dans la genèse des écrits bibliques, mais, de toutes manières, ce récit qui ouvre la Genèse est le premier effort biblique pour résoudre le problème du mal. Et, d’une manière extrêmement profonde, il fait entrevoir l’impossibilité de créer un monde humain sans le consentement de l’homme.

L’univers, l’univers ne sera humain que si l’homme s’y prête et y consent. Dieu ne peut pas créer tout seul, précisément, parce qu’il s’agit d’une relation nuptiale, il s’agit de rapports interpersonnels, il s’agit d’un dialogue d’esprit à esprit où le succès dépend consubstantiellement du consentement.

Mais évidemment le récit du péché originel, aussi profond qu’il soit, n’est qu’un premier essai, certes digne de toute admiration, c’est un premier essai puisque Dieu reste hors du jeu. L’homme y est conditionné par l’ordre divin, par le commandement qui lui a été imposé avec la perspective des châtiments qu’il encourra s’il transgresse l’interdit, mais Dieu est hors du jeu ! C’est l’homme qui est frappé, c’est l’homme qui est voué à la mort, c’est l’homme qui est déchu.

Il reste cette vérité fondamentale qu’un monde humain ne se constituera jamais sans le consentement de l’homme et, rejoignant l’intuition de Paul dans l’épître aux Romains, on peut dire que, si le monde est dans cette situation, ce n’est pas du fait de Dieu mais c’est du fait de l’homme.

Une autre étape extrêmement importante sera le Livre de Job. Le Livre de Job, poème d’une prodigieuse grandeur, contient un des plus grands cris de douleur et de révolte que l’homme ait jamais proféré. Ce Livre reprend le problème environ au 5ème siècle avant Jésus Christ, au moment peut-être où Eschyle est en train d’écrire « Les Perses » où il se pose lui aussi, à sa manière, le problème du destin.

Le Livre de Job est un poème, encore une fois, et non pas une histoire, un poème d’un génie totalement inconnu dont la grandeur est suprême, un poème où ce poète est confronté avec le mal : mis en face de Dieu, il s’interroge ; comment est-ce possible que ce Dieu qui peut tout, laisse le mal torturer l’homme, et l’homme innocent ? l’homme qui n’a pas .de recours, l’homme qui n’a pas d’espoir même en l’immortalité, l’homme qui doit donc recevoir en cette vie la récompense de sa droiture, ou éventuellement la sanction de ses défaillances : que fait donc Dieu ?

Alors, sous la pression d’amis qui le mettent au pied du mur, ils veulent absolument que sa misère soit le résultat de ses fautes ! Job s’emporte, s’exaspère, provoque Dieu, le met à son tour au pied du mur, lui demande raison de cette situation jusqu’à ce qu’il soit confronté avec la toute-puissance de Dieu qui l’écrase ! II le met en face des constellations, en face de l’hippopotame, du crocodile, en face de l’autruche, en face des créatures les plus subtiles ou les plus grandes, et lui dit : « Mais où étais-tu ? Où étais-tu donc quand tout cela est venu à l’être ? Où étais-tu et que faisais-tu, et comment peux-tu mettre en question Celui qui est l’auteur de toutes ces merveilles ? » Et Job s’écroule dans la poussière, vaincu mais non convaincu.

Le problème n’est pas résolu, il a été posé magistralement, avec les données de l’époque qui supposent toujours des récompenses ou des châtiments pour les actions accomplies dans cette vie. Le problème n’est pas résolu. Il ne pourra l’être que dans le Christ et dans la Passion du Christ.

Et c’est justement à ce moment-là que, tout d’un coup, le mal va révéler sa véritable nature non as comme le viol d’une obligation imposée du dehors mais comme une blessure mortelle infligée à Quelqu’un sans défense et qui est l’Eternel Amour confié au nôtre.

Dans l’Agonie de Jésus Christ, dans Sa Passion, dans Sa Solitude, dans Sa Désespérance, dans ce fait, comme dit Paul dans son langage inimitable, qu’il était « fait péché pour nous », et qu’il a dû être le contrepoids de toutes nos défaillances et de tous nos refus d’amour, dans l’agonie du Christ tout d’un coup éclatera cette personnalité du mal, comme aussi, bien sûr, la personnalité du Bien. Le Bien est Quelqu’un à aimer.

Nous ne sommes pas dans un système juridique, nous ne sommes plus sous la Loi, comme ne cesse de la proclamer Saint Paul, nous sommes dans une relation nuptiale. « Je vous ai fiancés à un époux unique pour vous présenter au Christ comme une vierge pure ! », et nous sommes ici au cœur d’une expérience qui est la nôtre. Les blessures d’amour dans un foyer, les blessures d’amour entre époux, les blessures d’amour entre parents et enfants, et réciproquement, sont évidemment ce qu’il y a de plus grave, ce qui atteint la substance même des liens qui constituent la famille.

Eh bien les liens qui constituent l’univers, les liens qui constituent l’humanité, les liens qui nous relient à la source même de notre existence, sont des liens nuptiaux. Le Bien est Quelqu’un à aimer avant d’être quelque chose à faire et le mal est une blessure mortelle faite à cet Amour ! Le mal, y compris l’enfer, qui, dans sa figuration traditionnelle, exprime par le dehors notre responsabilité ! Et Dieu sait qu’il faut y tenir.

Refuser à l’homme d’être responsable, c’est tuer l’homme dans son germe, c’est nier l’homme dans son essence, c’est lui refuser toute cette dimension qui est devant nous, c’est lui refuser tout simplement d’exister.

L’homme est responsable, mais pas devant un tribunal, il est responsable d’une Vie qui est confiée à sa vie, tellement que, finalement, l’enfer apparaîtra comme l’enfer de Dieu : « Jésus sera en agonie jusqu’à la fin du monde, II ne faut pas dormir pendant ce temps-là !  » et il est sûr qu’il y a là de nouveau une expérience que nous pouvons vérifier à chaque instant.

Où est le Mal ? Malraux l’a indiqué dans ses Anti-mémoires, il a mis en valeur le caractère le plus horrible des camps de concentration qui est d’être non pas simplement un lieu où l’on est privé de tout ce qui constitue le confort de la vie mais un lieu où systématiquement on est humilié. Ce qu’il a dénoncé, c’est une volonté de rendre l’homme méprisable à ses propres yeux, comme ce prêtre belge qui raconte dans son livre « J’ai subi le lavage de cerveau » où, les mains liées derrière le dos, dans des menottes inextricables, les pieds enchaînés, il devait prendre sa nourriture en la lapant dans une écuelle et, comme elle était extrêmement parcimonieuse, comme beaucoup s’en échappait sur le sol, il était condamné à lécher sur le sol cette nourriture indispensable à sa survie.

Cette volonté de traquer l’homme au plus intime de soi, de l’humilier à ses propres yeux, de l’amener à se mépriser, à se dégoûter de lui-même, Malraux la dénonce comme l’entreprise la plus mortelle, la plus inique, la plus sauvage qui ait jamais été.

Et personne ne sait comment cette dignité peut n’être pas touchée dans le monde des malades, dans l’univers des lépreux, des cancéreux, des aveugles : dans ce monde voué à la souffrance physique on peut trouver la dignité, la grandeur, le dépouillement, la générosité, l’héroïsme de l’amour. On peut n’être pas disqualifié dans son être intime par la maladie : le mal essentiel, finalement, c’est le mal de Dieu.

Si il n’y avait pas en nous une Présence Infinie, si nous n’étions que des punaises ou des chacals, si nous n’étions qu’un objet, si il n’y avait pas en nous cette intériorisation divinisable, si nous n’étions pas le sanctuaire d’une Présence Infinie, il n’y aurait pas de mal.

Nous voyons d’ailleurs que le mal, la frontière du mal, recule toujours davantage. On est de moins en moins sensible au mal, on se donne de plus en plus de jeu. On fait finalement ce qu’on veut, croyant par là atteindre sa liberté alors que l’on atteint simplement à un esclavage de plus en plus total. Mais c’est inévitable parce que la frontière du bien et du mal, ne peut se tracer qu’en fonction de cette création nuptiale où Dieu se donne en s’engageant tellement à fond qu’il ne peut réaliser Sa Présence dans cette création qu’avec le consentement et avec la collaboration de celle-ci.

Le mal est donc le mal de Dieu, c’est Dieu qui est blessé quand II n’est pas aimé. Quand Gandhi était réduit à la mort ou à peu près par son jeûne, il n’était pas disqualifié, il était au comble de la grandeur, et toute l’Inde le savait, et les anglais le savaient, et finalement c’est cette grandeur qui a imposé la décision de le libérer.

Et nous revenons à la conclusion de notre premier entretien : Révélation, Création, inachèvement de l’univers, échec de Dieu dans la Création, échec de Dieu en nous, tout cela constitue une seule et même révélation, celle qu’il faut attendre d’un univers fondé sur des relations interpersonnelles ou, ce qui revient au même, sur un lien nuptial. « 

(À suivre)