05/12/10 – Le dogme: aimer pour connaître.

A
Lausanne, en 1955.

Avec la voix de Maurice Zundel qui nous permet d’entrer plus profondément dans le texte:

 » Nemo nisi per amicitiam cognoscitur  » : Personne ne peut être connu, sinon par l’amitié. Saint Augustin a écrit cette parole dans le commentaire de la Première Epître de saint Jean. Cette parole ouvre un jour extraordinaire sur le mystère de la connaissance : pour connaître, il faut aimer.

Vous allez le comprendre dans une parabole immédiatement saisissable : une femme, qui allait se fiancer, est frappée d’une attaque de poliomyélite. Elle est paralysée pour la vie ; tellement qu’elle ne pourra plus porter ses mains à sa bouche, il faudra la nourrir artificiellement ; tellement qu’elle ne pourra plus se retourner dans son lit, il faudra la retourner toutes les deux heures pour éviter qu’elle ne se blesse. Le jeune homme qui l’aime ne renonce pas à son amour pour autant : pendant neuf ans, il se fait son chevalier servant. Au bout de neuf ans, elle devient aveugle. Il l’épouse.

Au bout de quelques années, il meurt subitement, mais elle demeure tout illuminée de cet immense amour et, lorsque je la rencontre à 65 ans, elle rayonne d’une étonnante et magnifique sérénité parce que elle est tout illuminée, par ce grand amour qui s’est adressé vraiment à elle, car ce n’est pas ce bloc immobile de muscles paralysés qui pouvait susciter l’amour, c’était le souffle même qu’elle portait en elle, c’était le mystère qu’elle était qui avait été aimé et qui lui avait été révélé dans la lumière de cet amour incomparable et, ayant reçu tout le bonheur qu’une femme peut rêver, ici-bas, ayant connu le plus grand amour, elle pouvait porter son épreuve avec une sérénité que rien ne pouvait troubler, parce qu’au-delà, au-delà de cette souffrance quotidienne, il y avait l’horizon infini de cet amour.

Il, il est clair que si nous racontons ce fait :  » Il y avait un jour une femme qui, atteinte de poliomyélite, etc. », cela reste absolument extérieur à la réalité de l’événement car, pour elle, ce n’était pas  » il y avait une femme qui, un jour… », c’était toute son intimité illuminée, révélée, éternisée dans la joie de cette rencontre.

Elle connaissait parce qu’elle aimait. Elle avait atteint son propre secret parce que elle avait été et qu’elle était éternellement aimée. Et c’est dans cette circumincession de l’amour, c’est dans cette lumière d’une tendresse infinie qu’elle prenait conscience du don immense qu’elle avait reçu de Dieu et qu’elle rendait grâce, pour cette vie, qu’un amour unique avait comblée.

La connaissance est donc essentiellement liée à l’amour. Là où il n’y a pas d’amour, il n’y a pas de connaissance et c’est dans cette ligne qu’il faut entendre le dogme chrétien. Le dogme, quand on pense le mot dogme, on évoque, chez la plupart des esprits, même le mieux informé, on évoque l’idée d’une chose immobile. Le Docteur Jacques Ménestrier qui est un biologiste et un médecin génial, dans son Eloge de l’incertitude, où il voit le caractère même d’une recherche authentique. Le chercheur est toujours sur le seuil d’un nouvel élan. Il ne s’arrête jamais, il sait que toute formule est dépassable et que elle n’est que un moment de recueillement avant d’entreprendre une nouvelle exploration. Il a mille fois raison, mais il oppose, et c’est là qu’il se trompe, il oppose constamment cette incertitude du savant à l’immobilisme du dogmatique.

Le dogme-sclérose, le dogme-interdiction de chercher, le dogme-refus de toute curiosité, le dogme enfin, ennemi, ennemi essentiel, ennemi numéro un de la vie de l’esprit. On ne peut pas se tromper, de meilleure foi, d’ailleurs. Mais plus profondément car, justement, le dogme est théologal, c’est à dire que le dogme dit Dieu. Il dit Dieu dans la lumière de Dieu, dans cette lumière de Dieu que nous avons à devenir, dans cette lumière qui est une lumière d’amour, sans laquelle le dogme ne signifie absolument rien.

Car le dogme, justement, nous met en équation de lumière et d’amour avec l’intimité de Dieu, il nous enracine dans l’intimité de Dieu, il nous fait plonger au cœur de Dieu, non pas pour nous raconter une histoire :  » il y avait une fois…« , mais pour que nous nous éternisions dans la clarté, et dans la joie, et dans la générosité de son amour. En sorte que toute intelligence du dogme est a priori impossible à qui n’est pas uni profondément à l’intimité de Dieu.

Le dogme n’est pas, je l’ai dit des milliers de fois, il n’est pas une représentation de Dieu, il est un sacrement, un sacrement de sa Présence réelle, un sacrement de sa lumière et de sa vie et toute sa grandeur, c’est précisément que il ne devient intelligible qu’au moment où l’intimité de Dieu s’échange avec la nôtre.

Il ne s’agit donc pas de comprendre le dogme comme on comprend une proposition, un axiome géométrique, encore qu’un axiome géométrique ne soit pas intelligible à qui n’aime pas, mais, à la rigueur, on peut s’assimiler les mathématiques comme une technique, on ne peut jamais s’assimiler le dogme comme une technique, sans commettre un épouvantable sacrilège, parce qu’il y a là Quelqu’un, Quelqu’un qui nous ouvre son cœur, Quelqu’un qui nous fait la confidence de son intimité… Et une telle confidence est immédiatement profanée si elle n’est pas reçue par notre intimité.

Y a-t-il eu un péché originel ? Est-ce que vraiment ça c’est passé, un jour, le péché originel ? Est-ce qu’il faut vraiment admettre que l’homme est déchu ? Mais ce n’est pas comme cela que la question se pose. Se mettre en face du dogme du péché originel, c’est d’abord se mettre en face de l’intimité de Dieu. Et c’est écouter à travers, à travers cette intimité de Dieu. Ecouter quoi ? Ecouter ce cri de l’innocence de Dieu qui dit :  » Ce n’est pas moi, ce n’est pas moi qui ai inventé la mort, ce n’est pas moi qui ai inventé le mal, ce n’est pas moi qui ai inventé la douleur. Je la subis. Davantage : j’en meurs !  » Car enfin, ce premier jardin biblique, ce n’est encore qu’une image, lointaine, du second jardin qui est le jardin de l’agonie, où le péché originel prend enfin tout son sens dans la mort de Dieu.

Si jamais le cri de l’innocence de Dieu retentit jusqu’à nous percer le coeur, c’est bien à ce moment où Jésus se traîne dans son agonie en demandant que le calice s’éloigne, si pauvre, si délaissé, si enténébré de douleur, qu’il cherche, auprès de ses apôtres, une amitié qu’ils ne lui donnent pas.

C’est cela que veut dire le péché originel, dans cette lecture intime que nous en faisons dans le coeur même de Jésus-Christ. Cela veut dire : Dieu est innocent du mal, Dieu n’a pas inventé la mort, ni la douleur, pas plus qu’il n’a inventé le péché. Il en est la victime, il en meurt. Et ce n’est pas une chose qui s’est passée un jour, c’est une chose qui se passe maintenant, maintenant, toujours, tous les jours, parce que, dès qu’il y a une création, il y a une réciprocité. Dieu n’a pas créé les hommes pour autre chose que pour leur communiquer sa vie, pour leur faire part de sa lumière, pour qu’ils entrent dans son amour, pour engager avec eux ce dialogue nuptial où le  » oui  » de l’homme est indispensable au  » oui  » de Dieu.

Il est donc clair que ce n’est pas en épiloguant sur les origines du monde, ce n’est pas en essayant de trouver dans l’humanité d’aujourd’hui des vestiges de la chute originelle, que nous entrerons au coeur même de la vérité évangélique. Il faut, d’abord, se situer au niveau du coeur, du coeur vivant, du coeur transpercé du Seigneur, et c’est là que le péché prend son véritable visage, c’est là que le mal apparaît comme une tragédie divine, c’est là qu’éclate l’innocence de Dieu et c’est là un message éternel qui porte en lui sa propre lumière et qui, immédiatement, retourne toutes nos positions, car il ne s’agit plus d’accuser Dieu, comme si il ne faisait pas son métier de créateur. Il s’agit de comprendre notre dignité, de comprendre la portée infinie de notre liberté, puisque notre liberté peut tenir Dieu lui-même en échec et faire de la création une chose avortée, dissonante et disloquée.

Le dogme nous appelle ici, justement, il nous appelle à cette générosité qui fera de nous une vivante réponse à la tendresse de Dieu, qui nous fera entrer enfin dans cette création qui est remise entre nos mains, afin qu’elle devienne ce qu’elle veut être éternellement dans le coeur de Dieu, une création d’harmonie, de grâce, de jeunesse, de beauté et d’amour.

Et il en est ainsi pour tous les dogmes. Le dogme, ce n’est pas une limite, ce n’est pas une sclérose, ce n’est pas un immobilisme, ce n’est pas une assurance contre toutes les curiosités de l’esprit, c’est l’interdiction de se limiter, l’interdiction de se limiter, c’est de prendre toute réalité dans cette largeur d’amour, dans ce jour infini qui est le jour de Dieu.

Là où il y a une limite, ce n’est pas Dieu. Là où une porte se ferme, ce n’est pas Dieu. Là où un problème est écrasé et interdit, ce n’est pas Dieu. Car Dieu est celui, comme disait Fénelon,  » dont la différence est de n’en avoir point « , tandis que nous, nous nous distinguons les uns des autres par nos limites et nos frontières. La différence de Dieu, c’est qu’il n’a pas de limites et qu’il n’a pas de frontières. Et le dogme, justement, parce qu’il est une connaissance d’amour, une connaissance par amour, parce qu’il a une dimension mystique, parce qu’il s’enracine dans le coeur de Dieu, parce qu’il veut passer du coeur de Dieu dans le nôtre, parce que il est tout ordonné à cette amitié sans laquelle personne ne peut être connu, le dogme est la libération totale d’un esprit qui se livre au jour de Dieu.

Et jamais la recherche n’est plus ardente, plus passionnée, plus libre, libre des limites humaines, que dans cette purification que le dogme accomplit en nous quand, justement, nous n’y voyons pas une formule qui prétende représenter Dieu, mais quand nous le prenons comme la confidence de son intimité à la nôtre et quand, au lieu de nous demander si c’est un événement qui s’est enregistré dans une histoire passée, nous interrogeons notre propre coeur pour nous apercevoir qu’en effet, c’est un événement qui se passe aujourd’hui, maintenant, à tous les instants de notre vie.

Il est essentiel que ces horizons s’ouvrent devant nous ou plutôt au-dedans de nous, et que cette diction de Dieu qu’est le dogme, cette parole où il se dit lui-même, dans la lumière que nous avons à devenir, puisque la foi c’est cela, justement : une lumière divine que nous avons à devenir. Si nous entrons dans cette perspective, alors nous sentirons, en effet, que Jésus a libéré notre esprit et que l’Eglise, lorsqu’elle définit, elle ne limite pas, elle indéfinit, elle ouvre un nouvel horizon et nous engage dans une recherche inépuisable et nous fait plonger dans l’intimité de Dieu.

Elle restaure la nôtre, elle la purifie et, comme la femme, dans ce grand amour, a découvert le secret qu’elle portait en elle et qu’elle était et qu’elle avait toujours à devenir, nous découvrons dans ce dialogue de lumière où l’Eglise nous conduit, nous découvrons à la fois le secret de Dieu, le nôtre, et celui de tout l’univers, comme justement une réalité qui ne peut jamais se limiter, qui n’a pas de frontières et qui demande à notre esprit une quête, une recherche passionnée, sans terme et que l’éternité ne fera que développer. Puisque, comme dit l’Ecriture :
«  celui qui en boira, qui boira de l’eau de l’éternelle sagesse n’aura jamais soif  » ( Jn. 4, 14 ) mais, en même temps, celui qui en boira aura toujours soif parce que, comblé, il sentira mieux que il y a, au-delà encore, une autre perspective et encore une autre, et que jamais il n’arrivera au terme, que jamais il n’épuisera cet océan de lumière, de beauté et d’amour.

Nous n’accepterons donc pas que ce mot de  » dogme  » soit méconnu, nous n’accepterons pas qu’il signifie pour nous une sclérose et un immobilisme, parce que nous savons que dans l’Eglise de Jésus-Christ, qui est son corps mystique, la dimension de l’Esprit est infinie, et que on ne connaît rien, si d’abord l’on n’aime et que lorsqu’on aime Dieu, lorsque on vit dans l’intimité de Dieu, on entre dans l’espace où la liberté respire ; et on n’a plus peur de rien, on peut aborder tous les problèmes parce que on est d’abord débarrassé de soi. Et que c’est cela le véritable obstacle à la vérité : c’est les limites que l’on accepte de subir, sans s’efforcer de les dépasser.

Mais, précisément, la condition première de l’intelligence de la foi, c’est de nous dépasser, en nous jetant dans le coeur de Dieu, en enracinant notre intimité dans la sienne, afin d’avoir part à cette connaissance savoureuse, pleine de grâce et pleine de joie qui est celle même de l’amitié, puisque Dieu est essentiellement personnel et sans lequel nous n’avons pas de vie profonde. Dieu, plus que personne, ne peut être connu que dans l’amitié.