05/09/08 Les données essentielles de la religion…

4ème conférence donnée à Lille en novembre 1933.

« L’Immanence est partout la réplique de la Transcendance. La dépendance de la créature atteste le voisinage de Dieu, dont la condescendance est infinie comme Son élévation.
Pour nous attirer à Lui, Dieu S’est proportionné à nous. Il a jeté un voile sur l’éclat de Son Visage. Il a établi Sa demeure dans le silence. C’est là un des traits les plus étonnants de Son admira­ble tendresse : notre Dieu est caché.
Beaucoup en prennent occasion pour nier Son existence, c’est-à-dire, à la vérité, pour borner leur vie aux apparences et l’é­parpiller dans l’espace et dans le temps. Quelques-uns même ont poussé la folie jusqu’à Le sommer de leur donner des preuves physiques de Son existence.
Mais Dieu est Esprit et les biens de l’Esprit ne se pren­nent pas avec les mains. On ne s’approche de Lui « qu’à pas d’Amour ». Et c’est pour rendre possible cet Amour, pour éviter toute violence, toute contrainte, toute surprise et tout entraînement, pour Se laisser chercher, découvrir et trouver par l’ardeur inquiète d’un coeur vaincu par la seule charité, qu’il s’est, pour ainsi dire, retiré de Son oeuvre, afin d’y rentrer par notre consentement à Sa royauté d’Amour.
Celui qui est, ne paraît point. Il est tellement être qu’il renonce sans dommage au paraître. S’il paraissait, d’ailleurs, on ne verrait plus que Lui. La créature, comme foudroyée par Sa Présence, serait à la fois soumise et attirée inviciblement. Nous serions expro­priés sans résistance par un Amour sans liberté.
Ce n’est pas ainsi que la force du Tout-Puissant en use avec notre faiblesse, Il a voulu s’offrir et se proposer, et non s’im­poser, et, par un renversement ineffable, c’est Lui qui est devenu, à force d’Amour, la Toute-Impuissance et la Toute Pauvreté.
Le langage craque à ce point et l’on n’ose plus que répé­ter les textes qui suggèrent ce mystère écrasant :
 » Il est venu chez les siens, et les siens ne l’ont pas reçu. »
 » Tout le jour, j’ai étendu les mains vers un peuple qui se refuse. »
 » Jérusalem, combien de fois, ai-je voulu rassembler tes enfants, comme la poule rassemble ses poussins sous ses ailes, et tu ne l’as pas voulu. »
 » Je me tiens à la porte et je frappe, si quelqu’un m’ouvre, j’entrerai. »

C’est ainsi que l’Esprit a représenté Dieu dans les Ecri­tures comme le pèlerin, comme le mendiant d’Amour errant à travers les siècles en quête d’un refuge en nos coeurs :  » J’ai eu faim, J’ai eu soif, J’étais en prison … »
Quel commentaire n’affaiblirait-il pas cet appel ?
Et voilà peut-être, la donnée essentielle de la religion. Il ne s’agit pas, d’abord, du salut de l’homme, il s’agit, avant tout, du salut de Dieu. L’important n’est pas que nous ayons une place au ciel, l’important, c’est que Dieu règne dans nos coeurs.
Comme le Père de Condren allait mourir, on lui proposa de célébrer, pour le soulagement de son âme, la messe des agonisants. A quoi il répondit :  » Dites plutôt la messe du Jour des Rois, pour le règne de Jésus-Christ.  » Le règne de Jésus-Christ : voilà toute la question, mais de quelle incoercible urgence !
Le Christ, Lui-même, nous l’a fait entrevoir d’un mot tel­lement inouï qu’on hésite presque à le rapporter :  » Celui qui fait la volonté de mon Père qui est dans le Ciel, celui-là est mon frère et ma soeur et ma mère. »
Il s’agit, comme dit Bède-le-Vénérable, de concevoir spirituellement le Verbe de Dieu par l’entendement de la foi et de L’en­gendrer par la pratique du bien dans son coeur et dans le coeur des autres. Mais qu’est cette glose auprès de cette parole de feu : celui-là est ma mère ?
En vérité, ce qui se joue dans l’univers, ce n’est pas la tragédie de l’homme, c’est la tragédie de Dieu : « Il est venu chez les siens, et les siens ne L’ont pas reçu. »
C’est là, je pense, l’ultime réponse au problème du mal : au-delà de tout ce que la raison peut établir – en montrant à bon droit d’ailleurs, dans le désordre même, une révélation de l’ordre, lequel se fonde en dernière analyse, sur l’indéfectible droiture de l’infinie bonté – cette vision mystique de l’enfantement divin.
Ce doit être la raison dernière de cet abîme de douleur, de ce « de profundis » déchirant où se résume pour une si grande part l’histoire de lrHumanité : il s’agit d’enfanter Dieu, d’intégrer l’Infini dans le fini, en faisant craquer les limites de notre moi – en dilatant nos coeurs à la mesure de Celui qui veut naître en nous. « Je me tiens à la porte et Je frappe ! » Quelle langue pourrait traduire le « de Profundis » de Dieu ?
Voilà en tout cas ce qui rend notre péché si intolérable, c’est qu’il porte atteinte en nous au règne de Dieu, et qu’il rejette dans les ténèbres Celui qui se tient à la porte ! c’est qu’il nous rend opaques à Sa Lumière, et qu’il intercepte le rayon qui devrait traver­ser nos coeurs pour illuminer le coeur de nos frère, et l’âme de tout apostolat, c’est au contraire, la passion de cette divine naissance, l’éclosion virginale de ce rayon dans l’âme que Dieu met sur notre route, dans toute âme reliée à la nôtre par la communion des saints.
Qu’importe, au fond, notre moi et ce qu’il lui advient ? Le prix de notre vie est d’apporter la Vie, de laisser paraître en nous  » le Visage de Fête du Christ-Jésus. » Sera-ce Lui qui passera, ou sera-ce moi?
Il n’importe pas que nous ayons raison ! c’est Lui qui doit avoir raison en nous. C’est Sa Vérité qui doit triompher et Sa Charité séduire. Au terme de tout échange, de toute conversation, il faut que le Christ ait grandi dans l’âme de nos frères aussi bien que dans la nôtre. Mais nous ne pourrons remplir les autres qu’en étant rem­plis nous-mêmes.
Dieu nous attend dans le secret de Sa Vie cachée – dans les abîmes du silence où Son Verbe est captif. Ce mystère s’accomplit parmi nous : la Parole éternelle est devenue silence. C’est là, dans ce contact quotidien, avec le Verbe silencieux que nous apprendrons l’immensité de l’Amour, la va­leur des âmes et le secret de l’action, qui est le rayonnement du si­lence comme le Sacrement du Verbe.
 » Dum medium silentium omnia, omnipotens Sermo tuus a regalibus sedibus venit. »
 » Tandis que toutes choses tenaient le milieu du silence, Votre Parole toute-puissante, ô Dieu, s’est élancée de Son Trône royal. »