04-07/05/2016 – Conférence – L’humanité du Christ, mystère de pauvreté, nous invite à la sortie de soi, dans un don radical et sans retour

Conférence
de Maurice Zundel au Cénacle de Paris le 1er février 1975. Non édité. Les titres sont ajoutés.

Avec la voix de Maurice Zundel qui nous permet d’entrer plus profondément dans le texte. Pour l’écoute, affichez immédiatement le texte complet en cliquant sur « lire la suite ».

Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs,

Le problème que nous sommes

Un révérend Père qui assistait tout à l’heure à l’instruction me disait : « Mais la réponse adéquate, la réponse trinitaire, qui est certainement la seule réponse plénière au problème que nous sommes, vaut-elle aussi pour ceux qui ne sont pas chrétiens, qui n’ont pas la connaissance de la Trinité, qui même l’excluent dans leurs paroles et dans leurs écrits ? »

A quoi je répondais : « Ils peuvent l’exclure dans leurs paroles et leurs écrits, sans cesser pour autant d’en vivre au plus intime d’eux-mêmes, car dès là que, il y a une vie mystique, une vie spirituelle authentique et fondée sur le dépouillement de soi-même, on atteint vitalement la Trinité, même si on ne peut explicitement la confesser. »

Or, il n’y a aucun doute que tous les êtres humains peuvent recevoir cette réponse, sinon doctrinalement et dans un discours explicite, mais vitalement tout au moins, et c’est l’essentiel, dans le rapport qu’ils ont au plus secret d’eux-mêmes avec la divinité qui habite en eux.

Pourquoi et comment Jésus

Nous aurons l’occasion de revenir sur ce point, ce que nous voulons nous demander ce soir, c’est pourquoi est-ce le Christ qui nous a fait cette confidence si riche, si lumineuse, si libératrice, pourquoi est-ce lui ? Pourquoi est-ce lui qui nous a fait prendre conscience qu’en effet il serait monstrueux de dire Je et Moi sur une chose – souvent une réalité dont nous ne sommes pas l’origine – comme voudrais-je posséder ce que j’ai subi et me prévaloir de ce que j’ai reçu et dont je ne suis aucunement la source !

Alors on est émerveillé de ce jaillissement d’un moi qui est totalement dépouillé. Il s’agit de l’être tout entier, pour le donner, et en le donnant, lui confère une transparence et l’universalité illimitée. Alors je reviens à la question : « Pourquoi Jésus ? Comment Jésus ? » Evidemment, si Jésus nous fait cette confidence, c’est qu’il la vit, c’est qu’il l’expérimente d’une manière unique et indépassable.

On ne sait bien, n’est-ce-pas, que ce que l’on expérimente et il n’y a aucune vérité qui n’entre dans le champ de notre vision qui ne soit une expérience, c’est-à-dire un événement de notre vie. Ce qui ne peut être un événement de notre vie est pour nous inaccessible et inconnaissable.

L’expérience de Jésus

Jésus donc peut nous introduire dans le secret de l’intimité divine parce que, il l’expérimente d’une manière unique, et que, il ne fait que rendre témoignage à l’expérience qu’il est.

Comment se formule cette expérience ? Quand s’est-elle exprimée dans l’expérience chrétienne ? Car l’expérience de Jésus ne nous parvient qu’à travers l’expérience de la communauté apostolique qui était saisie par cette présence qui porte cette lumière, et qui est habitée d’ailleurs par ce Seigneur, qui est devenu pour chacun des apôtres de la vie de sa vie.

Comment donc s’est exprimé ce caractère unique de la vie et la personne de Jésus ? Vous savez quel travail immense s’est accompli sur la première tradition évangélique, qui représentait un formidable ébranlement pour tous ceux qui ont vécu ce passage de l’ancien Israël à l’Israël d’aujourd’hui dont parle saint Paul aux Galates.

La pensée chrétienne, la foi chrétienne, l’amour qui est au cœur de toute mystique a essayé de cerner ce mystère – comme les Evangélistes eux-mêmes d’ailleurs ont tenté de le faire – en s’efforçant d’exprimer précisément ce caractère incomparable de la personne de Jésus-Christ, autant que les termes humains sont capables de le faire.

Il est descendu et a pris chair

Et on peut dire ici qu’il y a aussi deux lignes, ou comme deux versants, qui nous sont bien connus et dont le premier se trouve dans le Credo du Nicée que nous récitons à la messe du dimanche : « Il est descendu du Ciel. » “Il“, c’est le Fils Eternel. « Et descendu du ciel, il a pris chair dans le sein de la Vierge Marie par l’opération du Saint-Esprit. »

« Il est descendu du Ciel » ce qui, dans l’Evangile de saint Jean, devient dans ce mot magnifique qui ne cesse de nous émouvoir  « Et le Verbe s’est fait chair et il a habité parmi nous. » Nous notons que, dans ce passage du Prologue, saint Jean ne parle pas du ciel : il dit simplement : « Le Verbe était en Dieu et qu’il était Dieu, s’est fait chair et il a habité parmi nous ».

Mais le mot même de se faire chair peut sembler impliquer qu’il y a un changement dans le Verbe, dans le Fils éternel, puisqu’il est devenu ce qu’il n’était pas.

Une assomption de l’humanité à Dieu

Il y a une autre formulation de ce mystère de Jésus dans un symbole très peu connu et qui est d’ailleurs admirable, qu’on lit dans le bréviaire romain, le symbole dit de saint Athanase. Qui n’est pas de lui, qui est probablement un symbole de la Gaule aux environs du 5ème siècle.

Et dans ce symbole, l’auteur inconnu, affirmant l’unité de la personne du Christ, le Christ est un, bien qu’il soit Dieu et homme, ajoute ce verset si étonnant : « Il est un, non pas par le changement de la divinité en chair, mais par l’assomption de l’humanité à Dieu. » Donc, il ne s’agit plus d’une descente du ciel, mais au contraire, d’une émergence à partir de l’humanité qui est assumée à Dieu.

[repère enregistrement audio : 9’ 37’’]

L’ancienne représentation du ciel

Ces deux formules sont également canoniques, et la première offre pour nous la difficulté de situer le ciel. Puisque pour nous il n’y a plus ce ciel au sens que, il y aurait une sphère supérieure au sommet de toutes les sphères emboitées les unes dans les autres, une sphère supérieure d’une matière tout à fait extraordinaire, et au-dessus de laquelle trônerait la divinité au sommet, au sommet de toutes les choses. Cette image, pour nous, c’est fait tomber en poussière : il n’y a pour nous ni haut ni bas et le ciel atmosphérique et le ciel des étoiles n’est pas d’une autre qualité que le matériau terrestre. Les étoiles sont faites de la même substance ou des mêmes substances – le soleil lui-même – que celles que nous rencontrons dans le champ de notre expérience terrestre.

Donc le ciel, dans ce sens, pour nous ne comporte plus aucune signification. Nous ne pouvons plus redire cette formule vénérable que comme un symbole, très émouvant d’ailleurs, de la condescendance de Dieu qui vient à nous, qui se donne à nous, qui se communique à nous, quelle que puisse être la distance entre lui et nous.

L’humanité de Jésus, cette nature humaine qui n’existait pas, qui commence d’exister dans le sein de Marie, est aussitôt revêtue de la personnalité du Fils éternel.

L’avantage de la formule du symbole dit de saint Athanase, c’est que elle part de l’homme ; et elle affirme que cette humanité de Jésus, cette nature humaine de Jésus qui éclôt dans le sein de Marie et qui est tirée du néant – comme dira le Cardinal de Bérulle – ainsi que toute créature. Cette nature humaine qui n’existait pas, qui commence d’exister dans le sein de Marie, est aussitôt revêtue… De quoi ? De la personnalité du Fils éternel.

[repère enregistrement audio : 12’ 02’’]

Jésus une polarité divine unique; mais nous sommes bipolaire

Nous disions toute à l’heure que chacun de nous constitue une unité unique, mais une unité limitée, une unité qui, se repliant sur soi-même, aboutit à la plus totale, totale stérilité. Et que ce qui fait la noblesse de l’homme ce n’est pas cette réduction à une unité matérielle, qui ne peut se confondre avec aucune autre, mais justement la possibilité de décoller et de prendre l’être tout entier pour le rapporter à un Autre qui est lui-même une éternelle communion d’amour.

Donc, qu’est-ce qui se passe – si on ose dire – au moment où Marie conçoit, par l’opération du Saint-Esprit, le Verbe fait chair ? C’est que justement cette nature humaine, au lieu d’être rapportée à elle-même, refermée sur elle-même, séparée de toutes les autres par cette sorte de frontière infranchissable, est totalement ouverte sur la divinité, revêtue de sa personnalité et jetée en Dieu avec l’élan, qui éternellement, projette le Fils dans le sein du Père.

Dans tout cela, il faut bien retenir, selon la pensée la plus profonde de la foi chrétienne, que la nature humaine de Jésus est une nature humaine et qu’elle commence d’exister, qu’elle est créée à partir du néant, qu’elle est donc limitée du fait même d’être une créature, et que cependant, elle subit une attraction infinie, qu’elle possède une polarité unique, qui est une polarité divine, tandis que nous sommes bipolaires.

Nous avons deux pôles : ce pôle qui nous ramène à nous dans un égocentrisme mortel et le pôle d’attraction divine, qui de temps en temps, nous permet d’émerger, de nous perdre de vue et de n’être plus qu’un regard d’amour vers le Dieu vivant.

En lui, en Jésus, il n’y a qu’un seul pôle, il n’y a qu’une seule attraction infinie parce qu’encore une fois, il est saisi dans sa nature humaine par cette relation qui constitue éternellement la personnalité du Fils dans la Trinité, quand il regarde le Père.

[repère enregistrement audio : 15’ 10’’]

Une nature humaine pour le compte de Dieu

J’ai voulu une image – tout à fait insuffisante – mais imaginez cette nature humaine comme une petite vague, mais saisie par l’océan lui-même et jetée sur le rivage par une vague qui serait égale à l’océan lui-même.

C’est cet élan, qui justement saisit, cet élan qui est la personnalité du Verbe, qui saisit la nature humaine de Jésus, et qui fait que, elle existe, non pas pour son compte, mais pour le compte de Dieu, pour révéler Dieu dans tout ce qu’elle est, dans tout ce qu’elle dit, dans tout ce qu’elle souffre, dans tout ce qu’elle fait, comme un sacrement diaphane et inséparable, au Dieu au cœur de l’histoire, des je et moi à travers l’un de nous.

La subsistance, la personnalité en Dieu, n’est pas autre chose que cette relation dépossessive qui fait que la divinité n’a jamais prise sur elle, en se communiquant.

Et vous notez tout de suite n’est-ce pas que si la Trinité divine en qui Jésus subsiste, en qui se situe le secret même de sa personnalité, vous entrevoyez tout de suite que il s’agit de la communication à la nature humaine de Jésus de la pauvreté divine. Car la subsistance, la personnalité en Dieu, n’est pas autre chose que cette relation dépossessive qui fait que la divinité n’a jamais prise sur elle, en se communiquant.

Et c’est cela qu’il faut inscrire cela au plus profond de la formule, je veux dire de l’expression de la foi chrétienne, c’est cela : cette humanité de Jésus-Christ, elle a cela unique d’être désappropriée d’elle-même à un degré proprement infini, totalement incapable de se posséder elle-même et de rien posséder. Précisément parce que sont moi, sa polarité personnelle, c’est la subsistance du verbe, c’est la personnalité du Fils, qui n’est qu’une relation éternelle au Père.

[repère enregistrement audio : 17’ 48’’]

Mystère de pauvreté

Ce mystère de pauvreté qui resplendit au cœur de la divinité se répercute dans cette nature humaine de Jésus-Christ qui devient apte, par-là même, à nous communiquer et à nous révéler Dieu en personne.

Ce mystère de pauvreté, qui resplendit au cœur de la divinité dans la vie des trois Personnes Divines, se répercute donc dans cette nature humaine de Jésus-Christ qui devient apte, par-là même, à nous communiquer et à nous révéler Dieu en personne. Notez bien que nous portons nous-même Dieu au fond de nos cœurs. C’est le même Dieu que nous portons et que porte Jésus-Christ.

La différence entre lui et nous, c’est que… nous, nous sommes absents ; nous, nous sommes le plus souvent ignorants de cette présence : au lieu qu’elle, elle soit la vie de notre vie, notre grande passion d’amour, nous la désertons, nous refluons vers la surface de nous-même et nous ne percevons plus ce don prodigieux de l’amour infini.

En Jésus, l’humanité – et c’est là le sens admirable du credo dit de saint Athanase – en Jésus l’humanité est assumée à Dieu. Elle est totalement présente à Dieu. Elle ne peut plus exprimer que Dieu. Parce qu’elle n’a plus rien en propre, et que Sa désappropriation est celle-là même qui constitue dans la Trinité divine la personnalité du Verbe.

L’être humain le plus dépouillé qui fût jamais

Car selon la profondeur des définitions conciliaires, il n’y a pas de confusion entre la nature humaine et la nature divine en Jésus-Christ, la nature humaine demeure ce qu’elle est. C’est sous l’aspect de la personnalité divine que la nature humaine de Jésus est assumée à Dieu. C’est-à-dire encore une fois par la communication de la pauvreté divine.

Donc, le Christ c’est l’être humain, si l’on considère son humanité, le plus dépouillé qui fût jamais, d’un mouvement d’ailleurs indépassable, puisque il est impossible d’être moins possesseur de soi, que d’être seulement le sacrement à travers lequel l’Autre divin dit je et moi. C’est la communication évidemment la plus totale, la plus profonde qui put être faite à la création de l’amour de Dieu.

L’humanité de notre Seigneur est un accueil universel à toute l’humanité et à tout l’univers. C’est peut être chez lui à l’intérieur des autres.

Si Dieu ne pouvait pas créer un Dieu – selon la contradiction entre ces deux termes – il pouvait communiquer justement cette générosité infinie, il pouvait communiquer cette désappropriation absolue, qui fait de l’humanité de notre Seigneur un accueil universel à toute l’humanité et à tout l’univers. C’est peut être chez lui – comme on l’a dit magnifiquement – à l’intérieur des autres, c’est que, il n’a rien en propre, et que, il ne peut s’approcher des autres que dans l’agenouillement du lavement des pieds. C’est que, il ne peut les aborder que pour leur communiquer cette liberté infinie qu’il est dans désappropriation totale qui constitue sa personnalité.

[repère enregistrement audio : 22’ 35’’]

Un événement où Dieu transparait

Dieu ne peut être qu’un événement de notre vie, autrement il n’y aurait pas de contact entre lui et nous.

Dieu ne peut être, je le disais il y a un instant, qu’une expérience humaine, je veux dire, un événement de notre vie, autrement il n’y aurait pas de contact entre lui et nous. Et bien l’événement Christ c’est cela – autant que les mots le peuvent exprimer – c’est cela, c’est que ce Dieu caché en nous peut enfin, sans se limiter, dire je et moi à travers une humanité qui ne s’appartient plus et qui n’est que le sacrement vivant et inséparable où la divinité en personne se communique.

Il me semble important d’envisager cette émergence : nous sommes tous en marche vers Dieu, et chaque fois que Dieu devient un événement de l’histoire – à travers un prophète, à travers un génie, à travers un saint – chaque fois que Dieu devient un événement de l’histoire c’est déjà une espèce d’incarnation. C’est-à-dire que l’être humain s’efface dans cette lumière et le visage de Dieu transparaît à travers lui.

La Révélation dans le Christ est suprême, parce que la désappropriation est radicale et qu’elle ne peut pas être dépassée.

L’humanité de Notre-Seigneur est celle qui n’a rien, qui ne possède rien, qui est entièrement offerte, et donnée pour être l’instrument éternel de cette communication. Dieu donc, est entré dans l’histoire par une histoire humaine et l’histoire de Jésus-Christ se centre, trouve enfin son sens et son sommet dans cette désappropriation absolue.

Un événement qui divise l’histoire en deux

Le théologien anglais Charles Dodd, qui a un sens si remarquable des nuances, qui est un historien si scrupuleux et si discret, qui aborde le problème évangélique avec tant de respect et tant d’amour, souligne justement que, pour la première génération chrétienne, Jésus, c’est l’eskaton, c’est le dernier événement, c’est lui qui divise l’histoire en deux : avant et après lui. Événement définitif parce que il est indépassable. Et, si j’ai bien compris sa pensée, l’eschatologie pour lui ne se situe pas en avant, je veux dire à la fin du monde, mais dans le présent même du Christ. C’est ça l’événement attendu, annoncé par toutes les prophéties, et qui devient enfin actuel.

« Il y a ici plus que Jonas, il y a plus que Salomon. » « Bienheureux les yeux qui voient ce que vous voyez ! Personne, si, il n’est pas prêt à se séparer de tout ce qu’il aime, personne, s’il préfère quelqu’un à moi, n’est digne de moi ! » C’est-à-dire que Jésus se présente, justement comme l’événement définitif, parce que c’est la présence de Dieu suprêmement communiquée, et qu’il saurait d’être davantage que de s’annoncer personnellement à travers cette nature humaine qui est le sacrement à travers lequel Dieu se révèle.

Un moi jeté en Dieu

Jésus ne nous aurait jamais révélé la Trinité comme il l’a fait, s’il ne l’avait pas vécue, s’il n’était pas enraciné dans l’intimité divine, si son moi enfin n’était la personnalité même du Fils qui est un regard éternel vers le Père.

Il est certain que à mesure que notre recherche de nous-même, à mesure que la quête de l’homme en nous, dans le cours, dans la mesure où nous percevons les difficultés, nous arrivons à triompher, et encore très sporadiquement, à des instants très brefs, à triompher de notre moi possessif, qui est au premier chef anti-personnel. Nous sentons mieux le privilège et la splendeur de cette humanité, qui au contraire, ne peut plus dire moi, dont le moi est Dieu, et qui est jetée en Dieu, emportée dans la vague qui éternellement jette le Fils dans le sein du Père.

Jésus ne nous aurait jamais révélé la Trinité comme il l’a fait, si, il ne l’avait pas vécue, si, il n’était pas enraciné dans l’intimité divine, si son moi enfin n’était la personnalité même du Fils qui est un regard éternel vers le Père.

Et voilà le salut : si, il s’agit d’être sauvé, c’est de cela, qu’il s’agit d’être sauvé. De ce moi fallacieux qui emprunte les apparences de la personnalité pour l’empêcher de naître.

La grande catastrophe, dans la création raisonnable – c’est-à-dire au sein des créatures intelligentes dont nous faisons partie – la grande catastrophe c’est justement cette claustration en soi-même qui stérilise la vie et qui annule l’exercice de l’esprit. Dont nous avions besoin d’en être délivrés, et c’est toujours le cas, plus que jamais aujourd’hui, c’est de cela. De cette obsession d’un moi narcissique qui nous asphyxie, pour retrouver l’espace illimité d’une liberté qui jaillit, d’un don qui constitue la personnalité elle-même.

[repère enregistrement audio : 31’ 00’’]

Il fallait que Jésus se campe comme un prophète

Bien sûr que le Christ ne pouvait pas dire ces choses en autant de paroles. Il se situait dans son milieu, dont le monothéisme était solitaire et non pas trinitaire. Il fallait que, il prenne contact avec ses auditoires à travers leurs aspirations, à travers leurs rêves, à travers leurs erreurs mêmes. Il fallait que, il se campe – comme il l’a fait en chassant les vendeurs du Temple – comme un prophète, c’est-à-dire comme quelqu’un qui a un message divin à délivrer. Mais il était impossible qu’il proclamât qu’il était le Verbe Incarné et l’humanité assumée personnellement à Dieu. Ça n’aurait jamais été compris, et si cela l’avait été, il aurait été immédiatement lapidé et sa mission réduite à néant.

Il fallait peu à peu ouvrir les esprits, solliciter les cœurs, et surtout dans l’action, dans cet acheminement vers la mort à travers une effroyable agonie. Il fallait révéler les profondeurs de Dieu. Il fallait enlever de l’esprit de ces hommes, l’idée que Dieu était avant tout la puissance sur laquelle ils pouvaient compter pour être délivrés de leurs ennemis terrestres.

Il fallait que ses auditoires comprennent que le Royaume était au-dedans, que le Royaume, c’était lui-même, lui-même, cette Présence de Dieu au milieu des hommes, pour devenir intérieure à chacun.

Il fallait qu’ils comprennent que le Royaume était au-dedans, que le Royaume, c’était lui-même, lui-même, cette Présence de Dieu au milieu des hommes, pour devenir intérieure à chacun.

Jésus, transparence absolue à la Présence de Dieu

Mais il n’y a pas de doute que c’est à partir de cette donnée, à partir de cette découverte, que l’Eglise, je veux dire la Communauté Apostolique, s’est fondée.

Rien n’est plus pathétique, au fond, quand on relit les Actes des Apôtres ou les Epîtres de saint Paul, qui sont les premiers documents chrétiens à nous être accessibles, rien n’est saisissant comme de voir ces juifs de naissance, ancrés dans le monothéisme solitaire le plus absolu, transporter toute leur confiance et toute leur adoration sur quelqu’un avec lequel ils avaient vécu, bu et mangé, comme dira Pierre, un contemporain, pourrait dire Paul, bien qu’il ne l’ait jamais rencontré avant l’apparition de Damas.

Ils ont donc transféré sur cette humanité tout ce que la piété la plus profonde peut donner à Dieu. C’est que, justement, le mystère de Jésus s’était imposé à eux comme la transparence la plus absolue à la Présence de Dieu, dans la désappropriation la plus radicale de sa nature humaine, assumée par Dieu et subsistant de la personnalité même du Fils éternel.

Bien sûr que, on ne peut s’approcher de cette expérience qui est au cœur du Nouveau Testament et qui se prolonge dans la méditation ecclésiale des grands Conciles admirables, qui ont vraiment accompli une méditation qui nous fait pénétrer au coeur de l’Evangile, on ne peut s’approcher de ce mystère, aussi magnifiquement qu’il a été exprimé, sans le ressentir, sans l’expérimenter à son tour.

Une invitation à la désappropriation de nous-même

Si nous arrivons à cette désappropriation, si du moins nous la poursuivons, nous créons forcément une certaine contagion de lumière et d’amour qui est la seule introduction possible au mystère de Jésus.

Celui qui n’a pas perçu les dégâts du moi possessif, celui qui n’est pas obsédé par ce problème de l’impossibilité de l’homme d’atteindre à lui-même et d’atteindre aux autres, tant que il reste enfermé en lui-même, celui qui ne fait pas cette expérience comprendra difficilement quel est l’apport unique de Jésus au cœur de l’histoire, et pourquoi c’est justement sa Présence qui divise l’histoire en deux : avant et après.

C’est aussi bien pourquoi le seul témoignage que nous puissions apporter au Christ, j’entends le seul témoignage efficace, ce n’est pas celui du discours – encore que le discours soit digne de respect – ce n’est pas celui de la recherche – encore qu’elle soit nécessaire – mais c’est celui de nos vies.

Si nous arrivons à cette désappropriation, si du moins si nous la poursuivons, si elle ne cesse de nous inspirer, si nous essayons de ne pas l’éteindre, ni en nous, ni dans les autres, nous créons forcément une certaine contagion de lumière et d’amour qui est la seule introduction possible au mystère de Jésus.

Oui, le peu que je viens d’en dire peut constituer une invitation tout au moins à la désappropriation de nous-même et je crois qu’il n’était pas inutile de rappeler qu’il y a justement ces deux versants dans l’approche de ce mystère : « il est descendu du ciel » d’un côté ou « l’humanité en lui a été assumée à Dieu. »

[repère enregistrement audio : 38’ 50’’]

Notre impuissance humaine

Il s’agit d’être sauvés de ce qui nous empêche d’exister réellement dans notre dimension humaine.

Lorsque nous vivons au sein même de l’histoire humaine, comme nous le faisons inévitablement, et que nous cherchons un moyen de relier tous ces êtres humains, nous éprouvons notre totale impuissance.

Lequel d’entre nous pourra se flatter d’arrêter la guerre, et de l’avoir arrêtée, et de l’avoir prévenue et empêchée, justement parce que, aucun de nous ne porte en lui, à ce degré, cette puissance de dépouillement qui fait de l’humanité de Jésus-Christ un espace infini où le monde entier est accueilli et comblé.

Nous pouvons donc donner au nom de Sauveur un contenu très actuel et très précis : il s’agit d’être sauvés de ce qui nous empêche d’exister réellement dans notre dimension humaine.

Et il peut justement nous apporter cette délivrance, parce que, il est le plus pauvre des pauvres, et que jamais une désappropriation semblable n’a jamais pu s’accomplir et ne le pourra dans la vie.

Intérieur à chacun de nous

Il faudra la catastrophe de sa passion et la crucifixion et la résurgence de son être dans la Résurrection pour que, enfin, les disciples se rendent compte qu’ils avaient cheminé avec Dieu et qu’il était leur compagnon de route vers cet Emmaüs où il nous attend dans la fraction du Pain.

Mais c’est en lui justement que l’unité humaine doit se réaliser parce qu’il est apte à l’accomplir, n’ayant en propre que cette pauvreté qui le désapproprie de lui-même, et qui le rend intérieur à chacun de nous.

C’est donc le secret que nous avons à découvrir en relisant le Nouveau Testament, en n’oubliant pas que cette Révélation du Seigneur se fait par étapes, qu’elle suppose une adaptation constante aux auditoires auxquels la Parole de Jésus s’adresse, et que ce n’est que au tout petit cercle des disciples – et encore l’entendront-ils mal – que Jésus laisse entendre qu’il est tout ce qu’il est.

Il faudra la catastrophe de sa passion et la crucifixion et la résurgence de son être dans la Résurrection pour que, enfin, les disciples se rendent compte qu’ils avaient cheminé avec Dieu et qu’il était leur compagnon de route vers cet Emmaüs où il nous attend dans la fraction du Pain.