03/09/08 Dieu est l’ineffable. Ne parlez pas de Dieu vous l’abîmeriez!

2ème conférence de M. Zundel aux étudiants de l’institut catholique de Lille en novembre 1933.

« Dieu s’est révélé à nous, en nous, par l’action qu’Il exerce sur nous – attirance et impulsion tout ensemble, exigence et fascination, douleur et joie – qui fait de notre vie un élan qui aimante tout notre dynamisme vers un au-delà toujours présent, et vers une Présence toujours au-delà. C’est ainsi que nous avons été amenés à découvrir à la fois la réalité de Dieu et l’impossibilité de Le saisir, Son immanen­ce et Sa transcendance, nous avons été amenés à affirmer du même coup Son existence et Son ineffabilité, aussi bien n’est-ce pas là le vrai nom de Dieu : l’Inef­fable, Celui qu’on ne peut dire, dont l’être n’a aucune commune me­sure avec le nôtre, qu’aucune pensée ne peut concevoir, ni aucune pa­role exprimer ? Il importe que nous soyons au clair là-dessus et que la transcendance de Dieu nous abîme dans le respect de Sa majesté. Dieu est l’Ineffable : c’est le commencement de tout dis­cours qui porte l’Essence Incréée, et c’en est surtout la fin.
Il est vrai, sans doute, que notre pensée comporte des concepts analogiques capables de représenter des rapports semblables à des niveaux d’être différents. Il est vrai que ni la beauté, ni la bonté, ni l’être, ni la vie, ne sont enfermés dans un genre, et que les transcendantaux sont ouverts sur l’Infini, nous pouvons donc et nous devons affirmer de Dieu tout ce qu’ils comportent de positif : Dieu est bon, Dieu est beau, Dieu est, Dieu vit, Dieu est esprit.
Mais il est clair que ces mots ne prennent de sens pour nous que par rapport aux objets de notre expérience, et comme en s’échauffant à leur contact ! ce n’est qu’en repoussant du pied le rivage que nous lançons notre barque dans la haute mer, en tournant le dos à l’Infini qui nous attire. Et c’est pourquoi nous sommes contraints de nier, de toute idée que nous appliquons à Dieu, les limites qu’elles comportent dans le champ de notre expérience, et de la projeter à l’in­fini, dans un élan désespéré pour quitter l’univers des reflets et des ombres – et nous perdre dans l’océan illimité de l’être, et nous parvenons ainsi au « nuage de l’inconnaissance » dont parle un anonyme anglais du XlVème siècle, « au rayon de ténèbres » qui éblouit le métaphysicien, avant d’aveugler le mystique dans la terreur purifiante de ses « nuits ».

Il y a trop de lumière pour nous, et, plus nous nous approchons du globe de feu, plus nous sentons sa chaleur, et moins nous sommes capables d’en soutenir l’éclat.
Dieu est bon, mais non pas comme nous, bon infiniment, c’est-à-dire au-delà de toute limite et comme je ne sais pas dire, et c’est parce que l’être de Dieu est précisément situé dans cette marge illimitée qui s’étend au-delà de tout ce que nous pouvons ap­préhender dans notre expérience naturelle, que les mystiques ont pré­féré d’Instinct la négation à l’affirmation :  » A ce moment, dit l’auteur du nuage de l’inconnaissance à son disci­ple, tu me demanderas : comment puis-je penser à Dieu et qu’est-Il? et à cette question, je ne peux répondre qu’une chose : je n’en sais rien »(1)
Denis, à son tour, fait de cette affirmation un principe :  » Dans les choses divines, l’affirmation est moins juste et la négation plus vraie » (2). Il s’enhardit même jusqu’à dire de l’essence divine :  » Elle n’est pas, parce qu’elle surpasse tout ce qui est  » (3).
Saint-Thomas a repris ce thème à propos du don d’intelli­gence:  » Il y a, dit-il, une double vision de Dieu, une vision par­faite en laquelle est vue l’essence même de Dieu, et une vision impar­faite en laquelle, si nous ne voyons de Dieu ce qu’il est, nous voyons du moins ce qu’il n’est pas. Or en cette vie plus parfaitement nous connaissons Dieu, plus nous comprenons qu’il dépasse tout ce qui peut être compris par notre intelligence » (4). Tel est donc le sommet de notre sagesse : connaître ce que Dieu n’est pas.
Quelle délivrance dans cette rencontre ! Quelle sobriété dans notre discours ! Quel agenouillement dans nos pensées ! Quelle prudence dans nos jugements !
Combien de fois n’avons-nous pas été dupes de nos propres limites dans notre scandale en face de la douleur, des rigueurs du destin, du déchaînement des guerres, du triomphe du mal ! dans notre critique des récits de l’Ecriture, ou des « apparences » de l’Eglise ! sans nous rendre compte du reniement contenu dans cette attitude, nous citions Dieu au tribunal de notre raison, lui demandant des comptes, nous indignant contre Sa Providence, protestant contre la mesquinerie de Sa loi – sans voir que tout ce qui est mesquin, étroit, borné, dans la vie, dans l’Ecriture ou dans l’Eglise, est le fait de l’homme, et non le fait de Dieu, et que tout ce qui est indigne de Dieu n’est pas de Dieu, mais de l’homme.
Comme l’idolâtrie est proche ! comme nous avons vite fait de nous fabriquer un dieu à notre image, qui nous déçoit et nous ennuie ! un faux dieu ! Nous croyons être bien supérieurs aux adorateurs de féti­ches , et nous ne voyons pas que le pire de tous les fétiches, c’est la prétention de mesurer Dieu et d’expliquer Ses conseils.
Est-ce que Caïphe, en vérité, n’était pas plus athée que Pilate ? Est-ce que son dieu, dont l’honneur outragé réclamait la mort du Fils unique, était autre chose que la projection personnifiée de son orgueil et de sa jalousie ? N’est-ce pas pour échapper à ce dieu-là que des âmes droi­tes parfois se déclarent athées – pour être d’autant plus fidèles au vrai Dieu qu’elles ne nomment point, mais qu’elles écoutent silencieu­sement et qu’elles servent en secret ? Combien de fois le langage « religieux » est-il un scandale pour la foi ! et comme je comprends ce mot : « ne parlez pas de Dieu, vous l’abîmeriez ! »
C’est qu’il ne s’agit pas d’un mot, mais d’une Présence à laquelle il faut s’abandonner sans cesse pour découvrir le visage tou­jours nouveau – toujours plus jeune et plus lumineux, plus proche et plus secret – de l’indéfectible beauté, sachant d’ailleurs, qu’au ter­me des plus sublimes élévations, il restera toujours un infini à par­courir.  » Tout ce que j’ai écrit, c’est de la paille ! » Ce mot est le couronnement de la Somme théologique. Le génie du docteur angélique trans­figuré par la contemplation du Saint, cherche un refuge, au-delà du discours, dans l’ivresse du Cantique.
Notre intelligence ne peut accueillir aucun objet au-delà de ses capacités. En lui prêtant vie, elle lui impose aussi sa mesure; elle le tire dans son champ visuel, elle l’assimile à soi. Notre coeur au contraire tend vers l’objet tel qu’il est en soi, accroissant son élan de l’impuissance même du discours qui l’amorce toutes les fois que l’objet passe l’entendement, et coïncidant avec lui, dans la transparence, tout ensemble éblouissante et voilée, d’un contact qui s’atteste en la plénitude même qu’il réalise, dans une lumière trop violente pour ne pas se briser au prisme de la raison.
Il faut donc bien, au terme d’une dialectique ascendante où l’esprit a épuisé toutes les ressources de l’analogie – en cher­chant vainement dans le fini un appui pour s’évader du fini – qu’il s’abandonne aux sollicitations de l’Amour, qu’il se laisse emporter par « l’aigle ravisseur », là où n’atteint pas le discours, où les signes expirent au voisinage de la réalité, où les mots s’abîment devant l’unique Parole, où le silence est la pleine affirmation et la parfaite louange :  » Tibi silentium laus  » ! La louange qui vous convient, Seigneur, c’est le silence !

(1) « Le nuage de 1’Inconnaissance ». Traduction Noetinger, éd. Marne, p.86
(2) H.C. II – 2 traduction Darboy, page 10
(3) « Noms divins » I – 1, traduction Darboy, page 159
(4) 2a 2ae VIII – 7.C.