03-08/08/2015 – Conférence – Le mystère de l’Eucharistie

Conférence
de Maurice Zundel à Ghazir en 1959. Publié dans « Silence, Parole de Vie » Ed. Anne Sigier (*). Les titres sont ajoutés.

Avec la voix de Maurice Zundel qui nous permet d’entrer plus profondément dans le texte. Pour l’écoute, affichez immédiatement le texte complet en cliquant sur « lire la suite ».

Parabole de l’héritage des enfants désunis

Pour introduire les enfants dans le mystère de l’Eucharistie, je leur donne cette parabole. Il y avait, à la fin du siècle dernier, un grand ingénieur parisien qui avait de nombreux enfants, qui voulait leur donner la meilleure éducation possible et auquel il fallait pour cela beaucoup d’argent. Il accepta donc un appel en Amérique du Sud pour y construire de grands barrages. C’était un travail qui couvrait plusieurs années, une quinzaine d’années environ. Et, comme à ce moment-là on n’avait pas d’avion, que les transports étaient à la fois très longs et très coûteux, il resta toute cette période éloigné de sa famille, bien que il ne fût en Amérique du Sud que pour assurer la subsistance de sa famille et donner à ses enfants la meilleure éducation possible. Dans l’intervalle, sa femme mourut, les enfants se dispersèrent, ils devinrent plus ou moins étrangers les uns aux autres. Il y eut des dissensions entre eux déjà pour le partage de ce que la mère pouvait leur avoir laissé.

Quand le père, ayant terminé son travail, revint à Paris, il ne put que constater cette terrible division entre ses enfants, mais il leur était devenu trop étranger durant cette longue absence pour avoir prise sur eux et pour être en état de les réconcilier. Il mourut sans avoir rétabli l’unité, dans le plus grand chagrin de cette division. Les enfants, naturellement, se rassemblèrent, comme toujours en pareil cas, pour le testament. Là, personne n’était absent puisqu’il s’agissait de revendiquer sa part.

Quand ils lurent le testament, ils apprirent, par les dernières volontés de leur père, que toute la fortune dont il disposait était déposée dans un coffre, qui jouait sur un certain nom, dont la clé exigeait la formation d’un certain nombre de lettres, pour pouvoir ouvrir. Ils cherchèrent tous les noms de la famille, tous les prénoms qui leur étaient connus, et la clé ne joua sur aucun de ces noms.

La clé joua sur le mot « ensemble »… leur cœur s’ouvrit.

Ils relurent le testament et ils virent que les mots : « cherchez ensemble » étaient soulignés. Alors ils firent le mot « ensemble ». La clé joua sur le mot « ensemble » le coffre s’ouvrit, mais aussi leur cœur s’ouvrit; ils comprirent la valeur du mot « ensemble ». Et ils se retrouvèrent, unis cette fois par la mort de leur père, ils se retrouvèrent et désormais ne se séparèrent plus, parce que le mot « ensemble » qui était le véritable testament de leur père, ne pouvait plus sortir de leur cœur.

C’est ainsi – dis-je aux enfants –, c’est ainsi que notre Seigneur nous a donné son testament dans l’Eucharistie, justement pour que nous soyons ensemble. Et c’est cette unanimité, et c’est cet ensemble indissoluble qui est la condition de notre rencontre avec lui. Voilà une parabole que vous pouvez retenir, qui est facile et qui entre tout de suite au cœur du sujet.

Commentaires sur l’Evangile, le dialogue avec la samaritaine

Reprenons maintenant, si vous le voulez bien, la découverte de ce mystère, en nous inspirant de l’Évangile de saint Jean, le chapitre 6 que vous savez par cœur et dont il est visible qu’il est construit sur le même schéma que le chapitre 4. Vous connaissez également le chapitre 4 de saint Jean, vous l’avez toutes dans la mémoire, il est d’ailleurs extrêmement facile à retenir. Le chapitre 4, c’est le dialogue avec la Samaritaine, où l’eau du puits devient le prétexte ou plutôt le point de départ symbolique d’un entretien qui doit conduire à l’eau intérieure qui jaillit en vie éternelle et que le Christ donnera à ceux qui croient en lui.

Nul doute que l’eau du puits est ici le symbole de cette eau spirituelle, qui est la vie éternelle dont nous recevons du Christ lui-même, par son humanité sainte, la permanente communication. Et cet entretien, d’ailleurs, est admirable justement parce que on sent qu’il monte, qu’il monte, et que plus la Samaritaine se raidit dans son incompréhension, plus Jésus, au contraire, se resserre autour du centre essentiel, jusqu’à ce qu’enfin, lui ayant révélé l’état de sa conscience, elle comprenne qu’il s’agit d’un mystère intérieur.

L’âme est le véritable sanctuaire et chacun est le temple de Dieu.

Alors, elle détourne la conversation et la porte sur le Mont Garizim et sur la Colline de Sion, et finalement, elle entend la suprême révélation du Nouveau Testament, que Dieu n’est pas sur une colline, qu’il n’habite pas sur une montagne, qu’il n’est pas enfermé dans un temple de pierres, que c’est l’âme qui est le véritable sanctuaire et que chacun est le temple de Dieu, à condition justement qu’il écoute, qu’il soit attentif, qu’il adore Dieu en esprit et en vérité. Alors il découvrira en lui cette source qui jaillit en vie éternelle.

Après la multiplication des pains

Ici, c’est exactement la même structure. Après la multiplication des pains, qui avait tourné en catastrophe. Notez l’événement : la multiplication des pains avait tourné en catastrophe parce que justement, on avait voulu faire de Jésus un roi, c’est-à-dire on avait voulu voir dans cette multiplication des pains le signe que l’ère messianique était commencée. Et on voulait justement que Jésus fût le roi, tel que la foule l’imaginait, le roi miraculeux, le roi qui d’un seul coup, par un nouveau prodige, va jeter dehors, va bouter les ennemis d’Israël, c’est-à-dire les Romains, les jeter en dehors des frontières de la Terre Sainte et instaurer ce règne glorieux où les Juifs seront le premier peuple de la terre et où de toutes les nations on viendra humblement se réfugier à l’ombre de leur foi pour avoir part aux promesses du Royaume.

La multiplication des pains : signe que l’ère messianique était commencée. On voulait que Jésus fût le roi.

Et notre Seigneur avait été épouvanté précisément de la tournure des événements. C’est exactement le contraire de ce qu’il voulait. Il avait toujours refusé, d’ailleurs, de s’appeler lui-même le Messie, il évitait comme du feu ce terme plein d’équivoques, qui avait des associations politiques et révolutionnaires. Alors que, ce geste de miséricorde et d’amour aboutisse à cette catastrophe, c’est évidemment l’opposé de ce qu’il attendait.

C’est pourquoi, en hâte, il se presse de renvoyer les disciples, dont la tête n’est pas très solide et qui pourraient être gagnés par le mouvement. Il leur demande de reprendre la mer et de gagner Capharnaüm. Quant à lui, à la faveur de la nuit, il disperse cette foule trop enthousiaste, il se retire sur la montagne pour prier, et le matin, ils ne le retrouvent plus. Alors le mouvement, pour l’instant, est calmé, cette espèce d’effervescence messianique est différée.

Cependant, les plus exaltés, qui ne veulent pas perdre l’occasion d’être les premiers pour avoir part aux faveurs du Messie, le retrouvent à Capharnaüm. Et c’est alors que justement, pour les mettre en garde et les détourner de ce messianisme facile où les cailles rôties vous tombent dans la bouche, sans que vous ayez à faire aucun effort, pour les introduire dans la vérité de son messianisme à lui, qui doit aboutir à la Croix, il enchaîne, exactement comme il l’a fait dans le discours avec la Samaritaine, à partir du pain qu’ils demandent : « Vous venez, non pas parce que vous croyez, mais parce que vous avez été nourris. Eh bien, travaillez pour obtenir la véritable nourriture, celle qui demeure ». (Jn. 6:26-27)

L’ombre de la Croix va transparaître de plus en plus nettement dans les paroles de Jésus.

Alors, naturellement, ils sont un peu dessoûlés, ça ne leur plaît qu’à moitié et le dialogue va devenir de plus en plus rigide. Le refus de leur part deviendra de plus en plus net et alors, justement, l’ombre de la Croix va transparaître de plus en plus nettement dans les paroles de Jésus qui, finalement, réduit aux abois, va – sous les termes que nous allons relire -, va les mettre en face de la Croix. Au fond, la partie est perdue. Ce discours dans saint Jean représente la charnière. La partie est perdue; la partie est perdue dans ce sens que Jésus sait qu’il ne les gagnera pas, c’est à peine s’il peut compter sur ses disciples, et encore pas sur tous.

Donc, il n’y a plus qu’une solution à envisager. Maintenant c’est l’issue, d’ailleurs qu’il connaissait depuis toujours, c’est la Croix. Il va donc partir du pain : « Eh bien oui, que faut-il faire pour avoir ce pain ? Eh bien, il faut croire. » – « Il faut croire, mais croire ? Pourquoi croire ? Sur quel signe faut-il croire ? »

Quel signe fais-tu ? Moïse nous a donné la manne, car il est écrit : Il nous a donné le pain du ciel.

Il y avait quelques jours, ils voulaient le faire messie. Maintenant qu’il leur demande un effort, ils se raidissent, et tandis que, il dit qu’il faut croire en celui que le Père a marqué de son sceau, c’est-à-dire le Fils, ils demandent avec une certaine insolence : « Eh bien, Quel signe fais-tu ? Quel signe fais-tu ? Moïse nous a donné la manne, car il est écrit : Il nous a donné le pain du ciel ».

Jésus enchaîne, il dit : « ce pain du ciel ? Non, Moïse ne vous a pas donné le pain du ciel, c’est mon Père qui vous donne le vrai pain du ciel ». Et alors, naturellement, ils se raidissent encore davantage et il va développer : « Le pain du ciel, oui, le pain du ciel c’est celui qui vient de Dieu et c’est celui qui donne la vie au monde ». Et, pendant tous ces versets qui s’enchaînent jusqu’au verset 51, il est question, au fond, de la parole, de la parole que Jésus donne, de la sagesse qu’il communique, de la lumière que reçoivent ceux qui croient en lui.

Jésus, pain de vie, parce qu’il est la nourriture de l’esprit comme il est l’eau vive qui jaillit en vie éternelle.

Et finalement, finalement lorsque la résistance, la résistance devient la plus vive et la plus irréductible, il les mettra en face de la décision suprême : ce qu’il faudra, ce qu’il faudra faire pour avoir la nourriture qui est vie éternelle, croire sans doute à la parole qui est Jésus, qui est le pain de vie précisément, parce que il est la nourriture de l’esprit comme il est l’eau vive qui jaillit en vie éternelle. Mais, finalement, il faudra avaler le mystère de la Croix, il faudra manger la chair immolée, il faudra boire le sang versé, c’est-à-dire il faudra venir chercher le salut dans la défaite, dans la fragilité, dans la mort, dans l’opprobre de Dieu.

Le vrai Dieu

Voilà ce qu’est Dieu ! Dieu, ce n’est pas celui qui vous sauvera à coups de miracles, qui vous dispensera de tout effort, qui vous nourrira sans que vous ayez à travailler. Le vrai Dieu, c’est celui qui vous cherche dans votre intimité, qui vous cherche dans votre amour, qui vous cherche dans votre grandeur, qui vous cherche dans ce cœur à cœur qu’il veut initier, qu’il veut faire surgir entre lui et vous. Et si vous voulez le trouver désormais, le Messie, si vous voulez avoir part au salut, exactement comme Pierre doit se laisser laver les pieds pour avoir part à la vie éternelle, il faudra que vous avaliez cette humiliation, que vous veniez chercher dans la défaite, dans le corps immolé et dans le sang versé, la vie éternelle.

Et, qu’il s’agisse du corps immolé et du sang versé, vous en avez la preuve dans les deux faits que toutes les paroles de l’institution et toutes les paroles de la consécration notent« Le sang de la Nouvelle Alliance – ou la Nouvelle Alliance en mon sang ».

[Repère audio: 14′ 35 »]

La Nouvelle Alliance en mon sang… C’est dans cette mort qu’il faudra puiser la vie éternelle.

Il s’agit donc du sang de l’Alliance, du sang qui scelle l’Alliance, du sang répandu qui nbsp;met un terme à l’Ancienne Alliance et qui inaugure la Nouvelle. D’ailleurs, pour que il soit impossible d’hésiter là-dessus, saint Paul nous rappelle que « toutes les fois que nous mangeons ce pain et que nous buvons à ce calice, nous annonçons la mort du Seigneur jusqu’à ce qu’il vienne ». (1 Co. 11:26) Il y a donc dans l’Eucharistie une référence indissoluble, essentielle, au sang de la Nouvelle Alliance répandu sur la Croix, comme au corps brisé de l’Agneau qui efface les péchés du monde.

C’est de cela qu’il faudra se nourrir, de ce mystère de la Croix. C’est dans cette mort qu’il faudra puiser la vie éternelle. Et, bien entendu, ce trésor de la Nouvelle Alliance sera confié à l’Église. Et c’est dans l’Église, c’est par l’Église et c’est pour l’Église qu’on aura accès à cette source de vie éternelle.

Une Présence qui ne peut être accessible qu’à la foi et à l’amour

Il n’est donc pas question de manger matériellement le corps du Seigneur, de boire matériellement le sang du Seigneur, puisque notre Seigneur a dû constater que ses disciples, qui n’avaient cessé d’être avec lui, qui étaient ses commensaux, qui ne le quittaient pas, qui étaient témoins de tous ses faits et gestes, ne l’>avaient pas connu. Puisque notre Seigneur leur déclare qu’il faut qu’il s’en aille pour qu’ils le trouvent, ce n’est pas pour leur donner à portée de la main et sans qu’ils aient aucun effort à faire, sa Présence qui ne peut être accessible qu’à la foi et à l’amour.

Et d’ailleurs, nous en avons de nouveau le signe évident dans ce fait que saint Paul aux Corinthiens ne reprend le récit de la Cène que pour blâmer les Corinthiens qui viennent à l’église pour prendre leur repas, séparés les uns des autres, s’empiffrant jusqu’à s’enivrer et qui, ensuite, osent dans cet état prendre la Cène du Seigneur, comme si la Cène du Seigneur pouvait s’enchaîner à un repas où on s’est empiffré et où on s’est enivré, comme une nourriture qu’il ne faudrait pas discerner de toutes les autres.

La Cène du Seigneur, c’est le mystère de la Croix à vivre et à assimiler.

Il faut discerner justement la Cène du Seigneur, parce que on ne peut pas la prendre comme une nourriture quelconque. La Cène du Seigneur, c’est le mystère de la Croix à vivre et à assimiler. Et pour vivre et assimiler le mystère de la Croix et pour trouver la vie dans la mort et pour s’identifier avec le Christ, il faut, justement, attendre les autres, il faut être ensemble, il faut que le repas soit une communion humaine, soit le signe de ralliement de toute l’humanité, qu’il affirme cette chaîne d’amour qui va constituer le Corps Mystique autour de la table du Seigneur.

Nous ne le trouverons pas si nous ne sommes pas ensemble.

Car vous pensez bien, que si notre Seigneur nous a donné rendez-vous sous la forme d’un repas, ce n’est pas pour rien. Justement il a choisi cette forme, il a voulu ce signe, il a voulu ce sacrement du repas pour affirmer que nous ne le trouverons pas si nous ne sommes pas ensemble, que c’est là la condition même, le seul accès possible à sa Présence, c’est d’être ensemble.

Et si nous prétendons le trouver en rompant la chaîne d’amour, en refusant de prendre en charge l’humanité, en nous désolidarisant de toutes les douleurs et de toutes les espérances du monde, alors nous commettons un sacrilège, parce que nous prétendons justement arriver jusqu’à lui matériellement, magiquement, comme les Juifs voulaient s’emparer de lui pour le faire roi, comme les Corinthiens prétendaient communier sans charité, sans égard les uns pour les autres, les plus riches se goinfrant en laissant les pauvres sur leur faim.

L’œuvre de Jésus, c’est de constituer toute l’humanité comme son corps, afin que tous les hommes soient un dans l’unité de sa Personne.

Il est donc absolument indispensable de tenir compte de cette exigence et de cette exigence communautaire qui est essentielle, puisque l’œuvre de Jésus, c’est de constituer toute l’humanité comme son corps, afin que tous les hommes soient un dans l’unité de sa Personne. Et remarquez l’étroite solidarité dans l’Évangile de : « Je vous donne un commandement nouveau » : le suprême commandement. (Jn. 14:34) Un : le lavement des pieds, deux : et l’Eucharistie, ça ne fait qu’un, ça ne fait qu’un ! Ça exprime la même charité, le même service, la même présence à tous, la même impossibilité d’être disciple sans prendre en charge toute l’humanité et tout l’univers.

Le Saint-Sacrement

Le Saint-Sacrement nous donne accès, nous donne accès bien entendu, il nous donne accès à toute la Présence de notre Seigneur : corps, sang, âme e>t divinité. C’est clair ! Le Christ n’abandonne pas son Église, il est constamment avec elle, il est réellement au milieu d’elle.

Mais précisément, pour l’atteindre, pour que cette Présence réelle nous devienne accessible, que ce ne soit pas un sacrilège, que nous n’en fassions pas un rite magique, que nous ne prétendions pas nous l’approprier simplement en ouvrant la bouche ou en étendant la main, il faut cette ouverture infinie, qui nous universalise, qui nous mette au niveau de son cœur.

Alors, à ce moment-là, oui, nous avons un accès efficace, réel, sanctifiant à la Présence, nous sommes vraiment en prise sur elle, en prise communautaire, en prise universelle, en prise de catholicité.

Manger la chair et boire le sang… : il s’agit toujours d’un rapport de personne à personne.

Il est donc parfaitement clair que, ici, manger la chair et boire le sang, c’est comme puiser l’eau vive, c’est comme avoir foi en sa Parole : il s’agit toujours d’un rapport de personne à personne. Et, si le lien est une réalité suprême, c’est vraiment parce que nous avons ici, d’une manière radicale, toute l’exigence du mystère de l’Église. Nous ne pouvons le joindre qu’en vivant le mystère de l’Église, nous ne pouvons le joindre que par l’Église, dans l’Église et pour l’Église.

L’Eucharistie et l’Église sont indissociables

C’est donc pourquoi les théologiens – je vous l’ai déjà dit ou plutôt je vous l’ai répété, n’est-ce pas ? Il s’agit simplement de relire saint Thomas pour le voir – je vous ai dit que les théologiens insistaient sur le mode de présence, mode de substance, c’est-à-dire non sensoriellement accessible, non localisable. Mais ces explications, je vous les ai redites, comme vous pouvez les retrouver dans saint Thomas, simplement parce que, elles me sont chères, parce que, il ne faut pas demander à la foi plus que l’Église n’en demande.

Si ces explications ne vous satisfont pas, vous n’êtes nullement tenus d’ailleurs de les admettre. L’essentiel, c’est que, tout en maintenant avec la dernière fermeté que, en l’Eucharistie nous avons le sacrement du corps et du sang du Seigneur et que, par-là, nous avons un accès absolument authentique et infaillible à la Présence de notre Seigneur, corps, sang, âme et divinité, ce qu’il faut retenir, c’est que ce mystère adorable se situe au cœur du mystère de l’Église et que, ils sont indissociables.

L’Eucharistie et l’Église sont indissociables parce que, justement, c’est à travers l’Eucharistie que le mystère de l’Église ne cesse de s’engendrer et que nous ne pouvons joindre le Christ effectivement qu’en nous élargissant aux dimensions de l’univers, en entrant dans la catholicité de cet amour et en constituant ensemble ce Corps Mystique dont il est le chef et qui est seul, seul en droit de l’invoquer et de l’évoquer. C’est pourquoi toute consécration qui ne serait pas fondée sur l’appel du Corps Mystique est a priori invalide.

Lorsque, on nous représentait, dans un film, un défroqué, prétendant consacrer un seau de champagne dans un bar, cette consécration est simplement impossible, parce que, ici le geste, qui serait de la pure magie, le geste n’a aucune efficacité du fait qu’il n’est pas dans l’Église, par l’Église et pour l’Église. Sans doute, un prêtre indigne garde le pouvoir de consacrer, mais dans l’Églisse, par l’Église et pour l’Église.

Devant le Saint-Sacrement, il nous faut penser univers, humanité, en récapitulant toute l’Histoire.

Il faut donc garder à ce mystère toutes ses exigences spirituelles, tout son rayonnement intérieur, tout son appel à la catholicité, et chaque fois que nous sommes devant le Saint-Sacrement, il nous faut penser univers, humanité, en récapitulant toute l’Histoire et, par-là, nous nous approchons davantage encore du mystère de la Messe. Le mystère de la messe qui est un tel événement, un événement incomparable, la plus haute action, si la Messe est vécue, et le mystère de la liturgie est un progressif acheminement, justement, vers la rencontre avec le Christ au Calvaire.

Une espèce de défi d’amour

Et justement le discours de notre Seigneur dans la synagogue de Capharnaüm qui est une espèce de défi d’amour jeté par un Dieu aux abois : « Comment, vous ne me croyez pas ? Vous me poussez dans mes derniers retranchements, vous ne voulez pas comprendre que Dieu est fragile, que Dieu est amour, que Dieu vous est confié et que ce dont vous avez besoin d’être sauvés, mais c’est de vous-mêmes, de vous-mêmes, de vos limites, de vos partialités, des murs de séparation que vous dressez constamment entre les uns et les autres. C’est de cela que vous avez besoin d’être délivrés, et vous ne pourrez l’être que si vous découvrez en Dieu ce Dieu désarmé, ce Dieu fragile, ce Dieu qui n’est que son Amour et qui ne peut vivre en vous que par votre amour. C’est par-là que vous serez sauvés ».

Eh bien justement, à la messe, l’Église relève ce défi d’amour et vient se grouper sous la Croix de Jésus avec Marie et saint Jean, avec les saintes femmes, un peu plus loin, avec la Madeleine, avec les rares fidèles qui se sont ressaisis ou qui doivent paraître, comme la Mère du Seigneur que sa qualité de femme avait écartée jusqu’ici mais qui viendra revendiquer sa place dans l’opprobre et dans l’ignominie.

[Repère audio: 30′ 04 »]

Ceci est ma vie éternelle dans la mort. Ceci est le corps de l’Agneau qui efface les péchés du monde, ceci est le sang qui scelle et qui inaugure la nouvelle et éternelle Alliance.

Eh bien ! L’Église vient se placer sous la Croix et revendique ce condamné. Elle le reconnaît. Ce crucifié qui partage la honte des esclaves, puisque la croix était le supplice des esclaves, et qui est encadré de deux brigands, l’Église vient le revendiquer comme son Seigneur et son Dieu. Et, comme Marie à la descente de Croix le reçoit dans ses bras en murmurant sur lui : « Ceci est mon corps, ceci est mon sang » l’Église, justement, dit sur le Crucifié : « Ceci est mon corps, ceci est mon sang » ceci est ma vie, ceci est ma source de vie. Ceci est ma vie éternelle dans la mort. Ceci est le corps de l’Agneau qui efface les péchés du monde, ceci est le sang qui scelle et qui inaugure la nouvelle et éternelle Alliance.

Alors la vie circule et, sous la figure du pain et du vin, sous la figure du repas communautaire, le Seigneur est réellement présent.

Et en même temps, le Seigneur a dit sur l’Église, le Seigneur en même temps dans les mêmes mots : « Ceci est mon corps, ceci est mon sang ». Il y a un échange dans les paroles de la consécration, un échange entre l’Église et le Christ, un échange où l’Église justement s’identifie avec sa mort, comme Marie le fait au pied de la Croix : « Ceci est mon corps, ceci est mon sang » et où Jésus s’identifie avec l’Église : « Ceci est mon corps, ceci est mon sang ». Et alors, au terme, la vie circule, et sous la figure du pain et du vin, sous la figure du repas communautaire, le Seigneur est réellement présent, c’est-à-dire que sa Présence rayonne, se communique. L’Église a prise sur elle, parce que justement elle s’est identifiée avec lui, elle a relevé le défi d’amour jeté dans la synagogue de Capharnaüm : elle est vraiment venue se nourrir du corps immolé et du sang répandu.

En nous le Dieu vivant et ressuscité

Mais c’est ici justement que éclate l’alliance de la mort et de la vie, l’union indissoluble du Vendredi Saint et de l’aube pascale. Car enfin, si Jésus notre Seigneur a dû mourir, il est mort, il est mort de tous nos refus d’amour. Ce sont nos refus d’amour qui l’ont crucifié, qui l’ont attaché à la Croix, où lui-même a annulé le décret par lequel notre péché nous condamnait à mort. C’est ce refus d’amour, ce refus d’amour qui attachait Jésus à la Croix, et c’est par la Croix que Jésus a vaincu notre mort par sa mort.

Mais justement, parce que nous venons dans la messe, nous venons dans la divine liturgie, nous venons comme l’Église rassemblée tout entière de toutes les extrémités de la terre, nous venons nous mettre au pied de la Croix et nous solidariser avec lui. Justement à cause de cela, nous condamnons la condamnation que nous avons portée contre lui, nous renions nos reniements, nous annulons les causes de sa mort, nous le détachons de la Croix et il devient en nous le Dieu vivant et ressuscité.

Et c’est là le prodigieux itinéraire de la liturgie : c’est justement de récapituler, de récapituler toute l’histoire, toute l’histoire humaine depuis le commencement, de rassembler tous les siècles, de rassembler tous les hommes et de venir ensemble au pied de la Croix pour réclamer notre part d’opprobre et d’ignominie en nous solidarisant avec l’Agneau de Dieu, immolé pour nous. Et alors, je viens de le dire, comme nous renions nos reniements, comme nous annulons la condamnation du Seigneur, il cesse en nous, il cesse par nous d’être le Dieu crucifié et il devient en nous le Dieu vivant, le Dieu de l’aube pascale, le Dieu ressuscité.

Le sens dernier de la messe… : détacher Jésus de la Croix, lui donner un refuge dans notre amour, lui donner à boire comme il le demande et sur la Croix et à la Samaritaine…, le recueillir en nous.

Et c’est d’ailleurs le sens même, le sens dernier de la messe. Nous n’allons pas à la messe pour nous, nous y participons pour sauver le monde entier, dans cet immense rassemblement où personne ne peut être exclu, mais bien plus encore pour détacher Jésus de la Croix, pour lui donner un refuge dans notre amour, pour lui donner à boire comme il le demande et sur la Croix et à la Samaritaine, pour enfin, en le recueillant comme Marie le reçoit dans la déposition, pour le recueillir en nous afin qu’il puisse vivre en nous une vie sans limites et sans frontières, et qu’il soit vraiment en nous le Dieu vivant et ressuscité.

Il est impossible d’ailleurs de vivre un tel mystère, de le vivre et même d’y songer, et d’essayer chaque fois que l’on retourne à l’autel, il est impossible d’être assuré d’avoir les dispositions nécessaires. Et c’est pourquoi il faut toujours, il faut toujours demander à la très Sainte Vierge, il faut lui demander de nous introduire dans ce mystère d’amour universel. Et c’est pourquoi, quant à moi, je ne prononce jamais, je ne prononce jamais les paroles de la consécration sans demander à la Sainte Vierge de les dire avec moi, de les dire en moi et de les remplir de la vérité de sa vie. Car au moins, pour elle c’est vrai. Pour elle c’est vrai; au moins elle, elle est toute présente ; au moins elle, elle est toute donnée ; au moins elle, elle est universelle ; au moins elle, elle reflue toute l’Histoire dans son amour ; au moins elle, elle n’exclut personne. Alors ces paroles, à travers elle, deviennent vraies : « Ceci est mon corps, ceci est mon sang ».

L’eucharistie, mystère de la foi au centre du mystère ecclésial

C’est par-là, je pense, que nous vivrons ce mystère eucharistique, qui n’est pas une matière à discussion mais qui est si profond, qui est si véritablement le mystère de foi au centre du mystère ecclésial, le mystère de la Croix dont la fécondité se répand à travers toute l’Histoire, le mystère d’unité où les hommes se rassemblent dans l’amour d’un Dieu mort et qui ne peut ressusciter que dans leur amour.

C’est dans cet esprit que nous voulons passer cette journée d’adoration, en priant sur le tombeau sacré avec la Madeleine, avec Marie, mais justement pour offrir à notre Seigneur un cœur pascal, afin que, de cette journée rayonne, plus vive, la lumière de son Amour, et que formés par Marie, rendus par sa médiation toujours plus universels, nous devenions à notre tour un pain vivant, une vivante hostie, en lesquels les autres puissent communier à la Présence réelle de Jésus.

Deux petites notes du Père Boismard

J’ai oublié de vous lire tout à l’heure deux petites notes du Père Boismard – c’est un des grands spécialistes de saint Jean – dans la Bible de Jérusalem.

Il dit au 6ème chapitre : « Selon certains – exégètes – selon certains un discours eucharistique, c’est-à-dire ch. 6 à partir du verset 51 à 58 : Jésus, vraie nourriture par son corps et par son sang, a été inséré dans le récit-discours suivant : aux Juifs, réclamant un « signe » analogue à celui de la manne, Jésus répond : Par l’enseignement du Père que je transmets aux hommes, je suis le vrai pain assimilable par la foi. Les Juifs ne comprennent pas, à l’exception de Pierre et des disciples ».

Et, à la page suivante, il dit : « Jésus est le vrai pain et comme Parole de Dieu et comme victime offerte en sacrifice, par son corps et son sang, pour la vie du monde ». Donc, il est le pain vivant, et comme Parole de Dieu et comme victime offerte en sacrifice, par son corps et son sang, pour la vie du monde. Le mot « chair » suggère, le rapport entre l’Eucharistie et l’Incarnation : l’homme se nourrit du Verbe fait chair.

Pour se nourrir du Verbe fait chair, il faut engager toute sa personne.

Il est évident que pour se nourrir du Verbe fait chair, il faut engager toute sa personne, et c’est justement dans cette communication par le fond de notre être avec ce qu’il y a de plus intime dans le Christ que s’accomplit cette unité, à travers la manducation matérielle des espèces, qui constituent le sacrement, qui représente et qui opère cette assimilation spirituelle de tout nous-même avec le tout du Christ.

 (*) TRCUS Livre « Silence Parole de vie  »

 Publié par Anne Sigier, Sillery, septembre 2001, 250 pages

 ISBN : 2-89129-146-8