02-11/11/2017 – Conférence – Vie, mort et résurrection

02/11/2017
novembre 2017

déjà publié du 25/09/2006 au 29/09/2006 septembre 2006

Conférence de Maurice Zundel à Nice, en janvier ou février 1968.

Résumé : La mort nous pose toujours un immense problème : il faut retourner à l’expérience de la rencontre humaine… Nous ne pouvons atteindre ceux qui sont morts, ainsi que les vivants, qu’à travers la Présence de Dieu qui, seule, peut nous rendre réellement présents à nous-mêmes et aux autres. L’organisme de l’homme est appelé à être le sacrement et le signe vivant d’une Présence infinie. Quand on aime un être d’un amour tout à fait pur, il a un visage intérieur. Le corps qui demeure est une certaine musique, un chiffre organisateur des éléments que nous empruntons à l’Univers. Tous les amours authentiques sont promis à l’éternité. Notre Seigneur n’est pas allé dans un ailleurs mais là où la vie est entièrement libérée. Rien n’est définitivement fini, tout commence dans ce centre intérieur. L’éternité n’est pas statique.

Il y a une expérience de l’éternité qui est au cœur des relations humaines. C’est la réalité de Dieu qui est le seul chemin vers nous-mêmes.

Avec les souffrances, difficile de se réconcilier avec la mort

Nous voudrions essayer de dégager à travers l’événement tragique de la disparition du sous-marin « Minerve » (survenue le 27 janvier 1968), événement qui résume d’ailleurs la tragédie de la mort dans toute l’humanité à travers toutes les guerres les plus effroyables, à travers tous les massacres, à travers toutes les maladies : il y a un faisceau de souffrances inimaginables, tellement qu’il est difficile de se réconcilier avec la mort. On ne s’habitue pas à la mort, elle nous pose toujours un immense problème et ce problème est susceptible d’avoir une solution, mais qui n’est pas facile à trouver.

Si nous voulons surmonter la mort comme un passage vers une vie, si nous voulons surmonter la mort en ce qu’elle comporte de plus cruel pour nous, il faut retourner à une expérience que nous pouvons faire tous les jours, et à chaque instant du jour, celle de la rencontre humaine.

Retourner à l’expérience des rencontres humaines

Comment se font les rencontres humaines ? … La plupart du temps elles se font à la surface, tellement que le visage de l’homme, le vrai visage de l’homme, de l’être humain, échappe ! Les relations sont extérieures, à fleur de peau, elles sont utilitaires, instinctives, et à ce titre elles ne nous satisfont pas.

Au fond ce que nous cherchons dans un être humain dès qu’il nous devient présent, c’est une source et une origine. D’ailleurs on peut, en creux, en avoir l’assurance : rien de plus blessant pour un être humain que d’être traité comme une chose, comme un objet, comme un instrument ou, comme disait Merleau-Ponty, d’être traité en troisième personne comme lorsqu’on dit « celui-là ou « celle-là »… Rien n’est plus offensant, parce qu’on a l’impression d’être exclu du monde humain, d’être frappé d’indignité, comme si on n’avait rien en soi qui justifiât le respect.

Il y a dans l’homme d’une part une revendication de sa dignité, que la plupart du temps il est incapable de situer, néanmoins quand on méconnaît radicalement sa dignité, il a un sursaut de révolte qui indique précisément que chaque homme est conscient d’être autre chose qu’un objet et un instrument.

Nous cherchons dans l’autre une source, un infini

Sous un autre aspect, ce que j’évoquais dans la quête de l’homme, lorsque nous devenons présents aux autres réellement, dans un mouvement de respect et de générosité, ou d’intérêt affectif et d’amitié, à plus forte raison d’amour, nous cherchons dans l’autre une source, une origine, une dignité, une valeur, une existence créatrice et irremplaçable.

Les êtres que nous aimons ou que nous voudrions aimer ne sont pas interchangeables, chacun est lui-même dans son unicité, et, ce que l’amour voudrait atteindre précisément, c’est l’unicité de l’être, son caractère irremplaçable, sa valeur, sa dignité, sa vocation de créateur qui fait de lui précisément dans l’univers une présence irremplaçable, insubstituable, une présence à laquelle est suspendu tout l’équilibre de l’univers.

Cela suppose que, au fond, tout être humain, par le seul fait qu’il vient au monde, est appelé à devenir le centre, un nouveau centre de l’univers. Cela veut dire, si vous le voulez, en termes extrêmement simples, qu’il n’y a pas de neutralité : la présence d’un être humain n’est jamais neutre, le fait que vous entriez dans une chambre détermine un courant, un courant qui sera créateur ou destructeur : notre présence n’est pas neutre, elle opère, elle agit, elle modifie, elle détermine un courant positif ou négatif.

Eh bien quand nous sommes en face d’un être, d’un être humain, et que nous essayons d’entretenir avec lui des rapports proprement humains, au-delà de la surface, au-delà du déjà vu, au-delà des dernières nouvelles lues dans le journal du matin, quand nous voulons vraiment l’aborder dans son mystère, dans son secret, sans violer bien entendu sa clôture, mais quand nous cherchons un contact vivant et créateur, ce que nous cherchons, finalement en chacun, c’est un infini, c’est une richesse qui ne s’épuise pas, c’est un trésor illimité.

Les obstacles à l’illimité

Rien ne blesse l’amour comme de rencontrer des limites dans l’être aimé, j’entends des limites qui l’obscurcissent, des limites qui attestent qu’il est encore livré à ses instincts, des limites qui montrent que ses réactions sont passionnelles, qu’il est encore pour une bonne part une chose, un élément de l’univers, qu’il n’est pas une source et un créateur. On voudrait naturellement trouver chez ceux qu’on aime un espace illimité.

Il est bien rare que, dans les vies humaines, cette rencontre de l’illimité s’accomplisse, la plupart du temps les êtres sont écrasés par leur fatigue, par leurs soucis, par les préoccupations qui concernent leur subsistance matérielle, par leurs passions individuelles ou collectives, il est extrêmement rare que le contact entre les êtres humains soit si profond, si total, qu’il soit immédiatement le visage de l’infini, de l’éternel.

Néanmoins, c’est cette direction que nous poursuivons, et les heures étoilées, comme dirait Stephan Zweig, les heures étoilées, les moments inoubliables où nous avons pu entrer en contact avec un être humain dans le plus profond du plus profond, ces moments-là réalisent, précisément, entre nous, l’échange de l’Infini.

Échanger l’Infini pour être intérieur les uns aux autres (1)

Il faut échanger l’Infini pour être intérieur les uns aux autres… Nous ne pouvons nous rencontrer réellement qu’en échangeant Dieu.

Il faut échanger l’Infini finalement pour se trouver radicalement, pour être intérieur les uns aux autres. C’est à ce moment-là que tombent les séparations, que les frontières sont surmontées, qu’une intimité devient lumière dans le secret de l’autre, cela veut dire, de la façon la plus simple, que nous ne pouvons nous rencontrer réellement qu’en échangeant Dieu si Dieu est, précisément, la Vie de notre vie, s’il est le trésor de notre intimité, s’il est la Présence qui fait de chacun de nous un sanctuaire inviolable.

Et, de ce fait, c’est bien cela : lorsqu’on a le respect d’autrui, et lorsqu’on cherche à rencontrer autrui dans sa dignité humaine, on ne peut que se tenir soi-même dans un état d’ouverture dans le silence le plus profond, celui dans lequel on accueille la Présence divine, dans lequel on rencontre la Présence divine, de manière à ne faire aucun bruit avec soi-même, pour « ne pas empêcher la musique », comme dit 1’Ecriture. (Sir. – Eccli. 32,3)

Les hommes ne s’échangent que lorsqu’ils cessent de se limiter réciproquement et qu’ils deviennent les uns pour les autres, un espace infini où la Présence divine se respire. Il y a donc une expérience de l’éternité qui est au cœur même des relations humaines.

Et il peut arriver que, au cœur du silence, quand ce silence devient réciproque, un silence vivant, un silence qui dépasse le langage dans sa plénitude, un silence qui est une présence et une personne, quand on arrive à ce silence, l’échange s’accomplit dans la lumière, précisément dans la lumière de ce visage merveilleux et ineffable qui est le Visage de Dieu. Autrement dit, tous les hommes ne s’échangent qu’en échangeant Dieu, car les hommes ne s’échangent que lorsqu’ils cessent de se limiter réciproquement et qu’ils deviennent les uns pour les autres, un espace infini où la Présence divine se respire.

Il y a donc une expérience de l’éternité qui est au cœur même des relations humaines, il n’y a pas de relations humaines qui ne s’enracinent dans l’éternité dans la mesure où, justement, ces relations humaines deviennent authentiques, et c’est par là, d’une certaine manière, que la mort est vaincue, puisque, dès maintenant, il n’y a de relations humaines que dans l’éternel, ce n’est pas cet accident physique de la mort, dont nous allons nous entretenir, ce n’est pas cet accident physique de la mort, qui peut changer quoi que ce soit.

La mort de fait concerne la plupart des gens

La plupart des gens sont morts… ils sont des non-vivants parce qu’ils ne sont pas encore nés. La naissance surgit au moment où la vie se concentre sur la Présence divine.

Ce qui est la mort, en réalité, pour des êtres humains, c’est de vivre comme des choses, c’est de se laisser rouler dans les déterminismes de l’univers, c’est de ne pas se porter soi-même, de se laisser porter la plupart du temps par l’univers.

La plupart du temps c’est ce que nous faisons : nous nous laissons porter par l’univers, nous vivons parce que les énergies cosmiques, les énergies naturelles, continuent de nous ravitailler, et non pas parce que nous sommes la source de notre propre existence et subsistance. La plupart du temps nous sommes une chose et un objet, et un élément de la nature, nous sommes loin d’être source et origine, loin d’être les créateurs de nous-mêmes et de l’univers. Donc, la plupart des gens sont morts, la plupart des gens ne vivent pas humainement, ne vivent pas comme indépendants, j’entends comme affranchis des déterminismes qui les constituent. Ce sont les vivants la plupart du temps qui sont les morts, ils sont des non-vivants parce qu’ils ne sont pas encore nés.

La naissance surgit précisément au moment où la vie se concentre sur la Présence divine et où l’amour n’est plus que l’échange de cette Présence divine. À ce moment-là toutes les relations humaines s’éternisent et s’enracinent dans un centre unique où les êtres vraiment ne font qu’un, ne sont qu’un.

Ces moments bien sûr sont rares ! C’est rarement qu’on aboutit à cette identification dans la lumière de la Présence divine ! Enfin ces moments sont d’autant plus précieux qu’ils sont plus rares, et ils sont la caution de l’éternité de l’amour.

Atteindre ceux qui sont passés par la mort

Nous ne pouvons atteindre ceux qui sont passés par la mort, comme les vivants, qu’à travers cette Présence de Dieu… qui est l’unique chemin vers nous-mêmes.

Autrement dit, ceux qui sont passés par la mort, nous avons un chemin pour les rejoindre, le même chemin qui nous unit à eux dans la vie. Comme ici-bas nous ne pouvons nous atteindre qu’à travers Dieu qui est la respiration de notre liberté, dans la mort nous ne pouvons atteindre ceux qui sont défunts, c’est-à-dire ceux qui ont achevé leur tâche dans le monde visible, nous ne pouvons les atteindre, comme les vivants, qu’à travers cette Présence de Dieu qui nous rend seule présents à nous-mêmes et aux autres.

C’est cette formidable réalité de Dieu qui est l’unique chemin vers nous-mêmes et vers autrui dès maintenant : elle donne à la mort un visage nouveau, elle n’en fait pas une rupture définitive, un arrachement insurmontable, précisément parce que n’ayant d’autres liens avec nous-mêmes et avec les autres que le Dieu vivant dont notre âme est le sanctuaire, nous pouvons continuer à communier avec les défunts dans la même Présence qui nous joignait à eux tandis qu’ils étaient visiblement parmi nous, d’autant plus que le ciel où nous les cherchons n’est pas extérieur à nous-mêmes, mais au contraire le ciel, c’est la Présence de Dieu qui nous habite et qui est le seul chemin vers nous-mêmes et vers autrui.

C’est donc au cœur de ce silence, où l’on cesse de faire aucun bruit avec soi-même, où l’on est à l’écoute de cette musique silencieuse qui est, selon Saint Jean de la Croix, le Dieu vivant, c’est au cœur de ce recueillement suprême, que l’on communie avec les défunts comme avec les vivants.

Il n’y a au fond, pas de différence, c’est le même échange, c’est la même proximité, c’est la même identification, c’est la même communion, c’est la même respiration, c’est la même lumière, c’est le même don.

Pour nous immortaliser, pour arriver à une telle communion, il faut d’abord se décanter, se recréer, naître de nouveau, enfin se faire homme

Des vies enracinées dans le ciel intérieur

Il y a d’ailleurs des vies qui se sont achevées, des vies que nous avons pu suivre, des vies parfaites, des vies de saints si vous le voulez, que nous avons vu se transfigurer progressivement et devenir toujours plus transparentes à la Présence divine, et dont la mort ne nous apparaît plus comme une séparation, mais comme une maturation. Elles se sont tellement enfoncées en Dieu, elles se sont tellement identifiées avec Dieu que, finalement, elles n’étaient plus que le rayonnement de Sa Présence, et leur départ apparent n’est même plus un arrachement, parce qu’elles étaient si intérieures à Dieu et à nous-mêmes que finalement elles se sont enracinées en effet totalement dans un univers intérieur, je veux dire, situé au plus intime de nous-mêmes, si bien que nous ne pouvons pas les chercher ailleurs que au plus intime de nous.

C’est dans ce ciel intérieur que la mort est vaincue, mais de telles victoires sont rares évidemment, il faut une sainteté éminente pour qu’un être donne ce sentiment que la mort ne l’atteint pas, comme cela a été pour Saint-François.

La mort de Saint François est une mort incomparable, qui a donné à tous les assistants, à tous les témoins, le sentiment d’une victoire. D’ailleurs lui-même a préparé la mort avec cette admirable sérénité : il a voulu qu’on la salue comme on salue une reine, il a composé même un couplet spécial du « Cantique du Soleil » pour l’accueillir, il a voulu entendre chanter le « Cantique du Soleil », il a voulu presser tout l’univers sur son cœur, il a voulu manifester cette unité parfaite de la Création dans l’Amour infini, et il a illuminé tous ses disciples en leur donnant immédiatement à entendre que non ! Il n’y avait aucune séparation, qu’il ne quittait rien parce qu’il avait tout donné, et que ce don total le rendait à la fois totalement présent à l’univers et l’univers totalement présent à lui. Il n’y a pas de cassure, il n’y a pas de rupture, et tout son être allait avec un élan d’amour vers l’Amour qui l’habite et dans lequel il va se plonger.

L’on entre en contact profond et réel avec l’autre qu’en échangeant Dieu… Pour aboutir à une telle communion, il faut d’abord se décanter, se recréer, il faut naître de nouveau…, il faut nous faire homme.

Nous pouvons d’ailleurs parcourir cet itinéraire autrement, pour aboutir d’ailleurs au même résultat ; et le chemin que nous allons envisager n’est pas moins réaliste que l’autre, s’il est parfaitement vrai, si c’est une expérience de tous les jours, cette expérience que l’on entre en contact profond et réel avec l’autre qu’en échangeant Dieu. Il n’est pas moins vrai aussi que, pour aboutir à une telle communion, il faut d’abord se décanter, se recréer, il faut naître de nouveau, il faut se transformer profondément, il faut, pour reprendre un terme qui nous est familier, il faut nous faire homme.

Des vies jetées dans l’inexistence ?

Nous parlions hier au soir des déterminismes qui nous façonnent, des déterminismes qui nous construisent, des déterminismes que nous rencontrons dès que nous nous éveillons à la conscience de nous-mêmes : quand nous prenons conscience de nous-mêmes, nous constatons que nous sommes déjà là, que nous n’y sommes pour rien, qu’il n’y a rien en nous que nous tenions de nous, et pourtant nous disons « nous », mais frauduleusement ! Nous disons « nous », « je » et « moi », et pourtant rien ne justifie l’emploi de ces pronoms personnels puisque nous n’avons rien créé de nous-mêmes, puisque nous sommes entièrement préfabriqués et que nous subissons une existence que nous n’avons ni choisie, ni construite, ni formée, et que nous sommes dans un univers que nous subissons également.

Il est évident, n’est-ce pas, que, si nous restons dans cette situation, si nous restons simplement un être préfabriqué, si nous sommes uniquement mus par nos instincts et par nos passions, si nous nous laissons porter par l’univers et régir par nos nerfs et nos glandes, la mort viendra évidemment elle aussi du dehors, elle nous traitera comme un objet, elle nous emportera en nous obligeant à subir notre destin final comme nous avons subi notre destin originel, comme nous avons été jetés dans l’existence sans le vouloir et sans être consultés, nous serons jetés dans l’inexistence sans le vouloir et sans le choisir !

Il faut que la vie soit une conquête !

Je pense à l’agonie d’un garçon de 22 ans qui était tuberculeux, qui était passionné et passionnément attaché à la vie et qui se voyait mourir sans appel. Il était dans une révolte effroyable car son poumon, ce n’était pas son cerveau puisque sa pensée était d’une lucidité effrayante, c’était son poumon, et il savait qu’il allait mourir à cause d’un bacille qui se nourrissait de son poumon : qu’est-ce que cela veut dire ?

Ça paraît impossible. Sa révolte avait vraiment une dimension incroyable, cosmique. Mais, justement, il avait subi sa vie, il avait subi ses passions, il était porté par l’univers, et la mort le fauchait sans qu’il pût en faire un acte humain, un acte vivant, un acte libre, et il la refusait de toutes ses forces avec un désespoir inconsolable.

Il s’agit donc de nous faire homme. Si la mort ne doit pas être pour nous une réalité aussi brutale, aussi impersonnelle, aussi cosmique que notre naissance charnelle, il faut que la mort, je dis plutôt : il faut que la vie soit une conquête, une conquête, il faut que tous les éléments cosmiques en nous se transforment, s’intériorisent, se libèrent ! Autrement jamais nous ne pourrions ni offrir aux autres un espace infini, ni même chercher dans les autres un espace infini.

Renverser les déterminismes, les intérioriser, les transformer en instruments de la liberté

On cherche les autres au fond, finalement, au niveau où l’on désire vivre soi-même, et l’on échange l’autre au plus profond d’autant plus que l’on vit soi-même plus profondément, et quand on ne cherche plus que l’Infini en eux, c’est qu’on ne peut plus vivre soi-même que de l’Infini. Mais bien sûr, encore une fois, pour atteindre l’Infini, pour vivre de l’Infini, il faut se transformer très profondément puisqu’il faut justement renverser les déterminismes, les assouplir, les intérioriser jusqu’à ce qu’ils deviennent les instruments de la liberté.

Si vous le voulez, c’est un peu comme dans l’acoustique. Dans l’acoustique, tout son est une vibration, une vibration de l’air ambiant. Si ces vibrations sont désordonnées, c’est le bruit, le bruit qui nous tue, le bruit qui massacre la vie, qui détruit toutes les nuances, qui empêche toutes les découvertes profondes et créatrices.

Si au contraire ces vibrations sont ordonnées, établies en rapport harmonique les unes avec les autres, c’est la musique, et la musique au contraire, loin de nous blesser, la musique nous apaise, nous intériorise, la musique crée en nous un silence intérieur, c’est même le chemin le plus court pour aboutir au silence, au silence intérieur, parce que justement tous ces phénomènes physiques se sont disciplinés, se sont intériorisés, et ont été établis en un rapport harmonieux les uns avec les autres.

Il s’agit de même pour nous, si nous voulons ne pas demeurer un morceau de l’univers, une miette de l’univers, si nous voulons n’être pas simplement le théâtre des déterminismes qui se combattent en nous, déterminismes charnels, déterminismes spirituels, si nous voulons n’être pas simplement le théâtre de passions qui s’entredévorent, il faudra que nous intériorisions tous nos déterminismes.

La sobriété

Une sobriété dans nos besoins de subsistance

Et ces déterminismes, nous pouvons les envisager sous deux aspects : il y a des déterminismes qui concernent notre subsistance personnelle ou individuelle comme boire, manger, dormir, nous abriter, enfin tout ce qui concerne notre subsistance individuelle, ET il y a aussi tout ce qui concerne la survivance de l’espèce car nous sommes déterminés sous les deux aspects.

Il y a en nous un vouloir vivre qui nous porte précisément à nous alimenter, à respirer, à nous protéger, à nous couvrir autant qu’il le faut pour subsister, il s’agit donc d’établir une sobriété, une sobriété dans ce domaine, pour que nous n’en soyons pas esclaves, que nous usions des énergies de l’univers pour allumer en nous cette flamme intérieure, pour que nous intériorisions toutes ces énergies en nous, pour que nous promouvions les aliments en quelque sorte, c’est-à-dire les éléments empruntés à d’autres espèces, végétale ou animale ou minérale, il faut que nous les intériorisions, que nous les intériorisions dans une vie d’offrande et d’amour.

Saint François, précisément, avait ce culte, ce culte des éléments, ce culte de l’eau, de la source, du pain qui lui avait été donné ou qu’il avait acquis par son travail, il avait le sens du sacré à l’égard de ces éléments parce que il les faisait entrer dans le sanctuaire de lui-même, et il avait très nettement le sentiment que l’univers et lui-même étaient en continuité de lumière et d’amour par rapport à la Source divine.

La sobriété fait que le repas est une communion, une communion avec Dieu. Ce mot est d’un moine, si vous le voulez, qui me disait : « J’ai autant de dévotion à me mettre à table qu’à célébrer la Messe ! » c’est-à-dire à table, au réfectoire de la communauté, je suis à la table du Seigneur comme à la Messe, et je mange mon pain avec la même dévotion que je communie au Corps et au Sang du Seigneur parce que c’est le même Seigneur qui est ma nourriture au réfectoire et dans la liturgie.

Il y a donc un rapport entre l’univers et nous-mêmes qui doit s’intérioriser si nous ne voulons pas être victimes de nos déterminismes : il nous faut éclairer nos relations avec les éléments du monde, il nous faut les prendre du dedans, avec respect, pour qu’en nous ils se transforment en liberté, en louange, en amour, c’est ce qui fait du repas, dans une communauté monastique, une liturgie.

Toutes les choses sont transfigurées par la même Présence

De toutes manières c’est en communiant à travers la Présence divine qui circule dans tout l’univers que l’on peut découvrir dans l’univers, et que l’on y découvre effectivement dans la mesure où l’on est soi-même recueilli ou silencieux de soi, qu’on a un rapport personnel avec les choses, c’est-à-dire que toutes les choses sont transfigurées par la même Présence qui les rend sacrées et qui fait qu’on ne peut que les respecter.

C’est un peu, si vous le voulez, l’attitude des artistes et des vrais savants qui perçoivent le monde sous l’aspect d’une Présence qui, à travers les apparences, devient un Visage, toujours le même d’ailleurs, le même Visage qui transparaît à travers l’œuvre d’art quelle qu’elle soit, et qui est suggéré par elle : toute œuvre d’art authentique est la suggestion et la communication d’une Présence, de la même Présence infinie, toujours reconnue, bien que toujours inconnue.

Il y a donc un respect des rapports de subsistance, un respect de cet univers qui nous fournit notre subsistance, qui intériorise à la fois le monde et nous-mêmes et qui prépare la communion eucharistique dans ce sens que, finalement, toute nourriture est le chemin d’une communion avec Dieu.

Le besoin d’une justice sociale

L’univers peut se transformer pour nous, dans la mesure où nous nous libérons nous-mêmes, et où nous établissons les conditions qui permettront à tout homme de se libérer.

Saint-Benoît dans sa Règle dit : « Le moine doit traiter tous les outils du monastère comme des vases sacrés ». Ce mot très simple indique bien que la vie dite matérielle, autrement dit : ces rapports entre nos besoins et l’univers qui est notre grand ravitailleur, cet univers dans lequel nous puisons de quoi subsister, ces rapports peuvent s’intérioriser et devenir des rapports divins donc des rapports de liberté, et d’ailleurs il y a là toute une sociologie : au fond, s’il y a une justice sociale, ce serait celle-là : arracher l’homme à ses besoins, le mettre au large en offrant à chacun une sécurité assez grande pour qu’il ne soit pas écrasé par ses besoins, qu’il ne soit pas écrasé par l’univers, qu’il puisse avoir avec l’univers des rapports d’amitié, de respect et d’amour.

L’être qui meurt de faim, qui meurt de faim, ne peut pas avoir avec l’univers des rapports d’amitié, d’émerveillement, d’admiration. Pour qu’il aime l’univers, il faut qu’il soit à l’aise, que l’univers offre un autre aspect que celui du besoin déchirant et écrasant. C’est quand on n’a plus besoin de penser à sa subsistance parce qu’elle est suffisamment assurée, que l’on peut jouir de l’univers d’une joie saine et heureuse.

Donc l’univers peut se transformer pour nous dans la mesure où nous nous libérons nous-mêmes et où nous établissons les conditions qui permettront à tout homme de se libérer. Il faut vaincre le besoin d’une certaine manière, il faut le vaincre par la sobriété, par la justice et par l’amour, il faut finalement, à travers tout ce contexte de besoins et de dépendances, retrouver cette Présence divine qui, au plus intime de nous-mêmes, est le seul objet digne d’amour.

La chasteté créatrice

Le corps de l’univers et le notre

Il y a un aspect de nous-mêmes qui est plus difficile à exprimer, à gouverner, c’est celui qui concerne l’espèce. Nous ne sommes pas seulement un individu jeté dans le monde et dépendant de l’univers, un individu qui peut d’ailleurs se libérer dans la mesure justement où, au lieu de voir dans l’univers une carrière qu’il exploite, il y voit comme son corps immense qu’il a transfiguré dans l’univers comme dans un organisme, un organisme qui est nous-mêmes, jusqu’aux plus lointaines galaxies : notre corps s’étend et la lumière qui vient depuis dix milliards d’années, qui chemine et qui nous atteint aujourd’hui, elle fait encore partie de notre corps, tout ce qui agit sur nous dans cet univers, c’est en quelque sorte nous-mêmes, de même que les moindres inflexions de notre vie organique se propagent à l’infini.

Donc ce grand corps de l’univers, nous pouvons le transformer en nous transfigurant nous-mêmes : plus nous nous sommes libérés nous-mêmes de nos instincts, de ces instincts qui concernent notre propre subsistance, plus nous libérons l’univers de sa pesanteur.

Une libération à accomplir dans la chasteté

Mais il y a une autre direction, c’est celle que j’aborde maintenant, où nous sommes non seulement les porteurs de notre vie mais aussi les porteurs de la vie qui viendra. Cette paternité et cette maternité possibles à l’égard des générations qui viendront, est en nous, nous le savons bien, un appel d’une violence incroyable, d’une violence désordonnée et aveugle puisque l’immense majorité des hommes, j’entends des êtres humains, l’immense majorité des hommes, n’est-ce pas, cède à cet appel sans même savoir de quoi il s’agit, et en refusant exactement le sens même de cet appel.

Il y a donc ici aussi une libération à accomplir dans la chasteté, et, comme c’est la sobriété qui devra régler nos rapports avec le monde en tant que le monde est la source de notre subsistance, il y a aussi une chasteté à établir en nous dans la mesure où justement nous pouvons être l’origine d’autres vies humaines, et ainsi jusqu’à la fin des siècles, puisque chaque couple finalement est un nouvel Adam, une nouvelle Ève, puisque à travers leurs enfants, de génération en génération, ils peuvent aller jusqu’à la fin de l’histoire.

L’appel à une paternité et maternité de la personne

Il y a donc un ordre à établir qui est extrêmement simple à concevoir : en effet il y a une expérience que tout homme et toute femme font en présence de leurs enfants, une expérience, s’ils ne sont pas des brutes, une expérience qu’ils ne peuvent pas ne pas faire, à savoir que la naissance physique appelle une seconde naissance personnelle, que la paternité et la maternité physiques appellent une paternité et une maternité de la personne, parce que justement cet enfant, ce nouveau-né, qui est un faisceau de déterminismes et de besoins, est aussi une vocation d’humanité, il est une possibilité d’homme et pour qu’il devienne vraiment un homme, une source, une valeur… il y a le nécessaire concours de ses parents.

Il y a donc une deuxième paternité, une deuxième maternité capitales, proprement et essentiellement humaines qui sont la paternité et la maternité de la personne qui durent autant que la vie. On n’a qu’un père et qu’une mère dans sa vie, un père et une mère qui sont irremplaçables, ils sont uniques mais justement cette unicité suppose qu’ils sont parfaits, qu’ils sont parfaits…

Tout enfant rêve de parents parfaits, tout enfant a toute la vie la nostalgie de parents parfaits, parce qu’ils sont uniques et insubstituables, irremplaçables. Il y a donc une paternité de la personne qui est essentielle, et une maternité de la personne également infinies car la personne justement, la personne n’est pas limitée à elle-même, la personne est un centre universel, la personne est un foyer éternel, la personne est présente partout, précisément parce qu’elle se situe en ce centre où nous sommes tous un.

Une chasteté créatrice

Il y a donc une paternité à travers la personne : à travers la personne s’accomplit et se réalise une paternité qui concerne tout l’univers, qui concerne tout l’univers ! Toutes les générations ! Car on ne peut pas élever une personne, on ne peut pas enfanter une personne sans se désapproprier de soi, sans faire de soi une valeur et un espace illimités qui atteignent tout l’univers et recueillent toute l’histoire. Et justement, c’est là qu’il faudrait trouver le principe d’une chasteté créatrice qui illuminerait tous les rapports de l’homme et de la femme, une chasteté créatrice qui déterminerait un recul à l’égard des explosions de l’instinct par ce respect, ce respect de la personne.

Une autre paternité, celle de la personne (2)

Saisir toute l’Histoire humaine sous l’aspect de la personne

Il est certain que les éléments, les éléments premiers de la vie, les tout premiers éléments de la vie, que ce soit l’ovule ou le spermatozoïde, les tout premiers éléments de la vie sont déjà le support en quelque sorte d’une vie personnelle.

Un seul homme porte en lui des milliards et des milliards de germes qui feraient de lui le père de toute la race humaine. Eh bien, il s’agit pour lui précisément d’être le père de toute la race humaine en saisissant toute l’Histoire humaine sous l’aspect de la personne.

Ce qui fait de la race humaine quelque chose de précieux, ce n’est pas de se multiplier à l’infini comme les lapins de l’Australie, ce qui fait de la race humaine quelque chose d’infiniment précieux, c’est que toutes les générations puissent être reliées par la même Présence divine et ensemble exprimer chacune à sa manière cette Présence divine. Chacun de nous porte en lui l’Infini, il peut à sa manière aussi, à travers le prisme qu’il est, révéler cette lumière infinie. Tous ensemble, nous formons cet immense vitrail où chacun avec sa couleur propre exprime et révèle la Présence divine.

Il est donc absolument indispensable, si nous voulons n’être pas victimes des déterminismes qui concernent l’espèce, que nous intériorisions toutes ces forces, que nous les personnifions, que nous leur donnions un visage, que nous recueillions toute l’humanité dans un foyer unique, que nous la promouvions tout entière au plan de la personne, que nous l’embrassions dans un immense respect et un amour illimité en récapitulant toutes les générations qui nous ont précédés, et en envisageant toutes celles qui viendront.

Dans la chasteté une paternité universelle

Il y a dans la chasteté justement une paternité universelle qui concerne toute l’histoire, et qui transfigure notre pouvoir créateur en l’enracinant précisément au cœur de l’amour, en voyant dans toute la vie, toute la vie ! Une réalité inviolable et sacrée dont on ne peut s’approcher qu’à genoux et dans un geste d’offrande et de désappropriation. Il faut que l’homme devienne créateur, qu’il devienne vraiment le créateur de l’homme non en subissant la loi de l’espèce mais en se donnant.

Vous-vous rappelez que les parents de Sainte Thérèse de l’Enfant Jésus avaient envisagé de vivre leur mariage dans la chasteté monastique, et qu’ils ont compris que cette chasteté ne serait pas moins grande s’ils offraient au Seigneur des humanités de surcroît, des enfants pour sa gloire ! Et finalement ils ont eu cinq enfants qui ont été toutes consacrées à Dieu : ils ont donc envisagé d’abord, précisément, une paternité et une maternité de la personne dans la lumière de Dieu et pour l’accomplissement du règne de Dieu.

La chasteté est donc le prélude indispensable d’une paternité et d’une maternité personnelles qui concernent non pas la multiplication de déterminismes humains, mais la multiplication ou la création de personnes dont chacune accomplira à sa manière et achèvera le Royaume de Dieu.

La chasteté est donc le prélude indispensable d’une paternité humaine, d’une paternité et d’une maternité personnelles qui concernent non pas la multiplication de déterminismes humains, mais la multiplication ou la création de personnes humaines dont chacune accomplira à sa manière et achèvera le Royaume de Dieu.

La mort

Rupture du lien avec l’univers

Dans la mesure où nous intériorisons ainsi notre vie organique par la sobriété et la chasteté, nous nous affranchissons dans la même mesure de la mort… Le défunt est celui qui n’est plus en prise sur l’univers, mais réciproquement, l’univers n’est plus en prise sur lui.

Dans la mesure où nous intériorisons ainsi notre vie organique par la sobriété et la chasteté, nous nous affranchissons dans la même mesure de la mort; car la mort peut signifier une quantité de choses, mais la mort doit signifier uniquement ceci, uniquement ceci dans sa précision biologique, que nous ne sommes plus ravitaillés par l’univers, que nous ne sommes plus en prise sur l’univers pour être ravitaillés par lui. Que ce soit sous forme de respiration ou de nourriture, deux formes d’ailleurs analogues, le défunt est celui qui n’est plus en prise sur l’univers, mais réciproquement, l’univers n’est plus en prise sur lui, alors cela dépendra naturellement de sa signification, et la mort aura pour chacun une signification différente selon son degré d’esclavage à l’égard de l’univers, ou de sa libération au contraire à l’égard de l’univers.

Une libération définitivement accomplie

Un être entièrement dégagé de l’univers comme Saint François, sa mort ne signifie pas que l’univers l’abandonne et que désormais il soit impuissant à y puiser sa nourriture, la mort de Saint François signifie qu’il ne dépend plus désormais de l’univers, il en est libéré, qu’il peut subsister sans lui. Et ce sera dans la mesure où nous nous libérons de nos déterminismes, ceux qui concernent l’individu comme ceux qui concernent l’espèce, ce sera dans la mesure où nous nous intériorisons que la mort pour nous ne sera plus vraiment une mort : nous nous intériorisons et nous ne cessons pas pour autant de dépendre de l’univers, et nous allons vers ce moment où ce serait çà le terme idéal de notre itinéraire, et où, n’ayant plus besoin de l’univers, nous en prenons congé, la mort n’étant plus alors vraiment une mort mais la plénitude d’une libération définitivement accomplie. Tout cela suppose qu’il y ait une transfiguration progressive de nous-même, une intériorisation de tout notre être, et par conséquent aussi, une transfiguration profonde de notre corps.

Notre véritable visage se dessine du dedans

Voir dans l’unité

Vous avez d’ailleurs tous fait cette expérience : quand un être est malade, malade à mourir, on ne pense plus qu’il est homme ou femme, qu’il est ceci ou cela, on ne pense plus qu’à ceci, c’est qu’il va mourir et il faut le sauver, c’est-à-dire que c’est tout son être qui est mis en question, on ne le voit plus dans le détail de ses traits, on le voit dans la valeur qu’il est, on le voit dans son unité, on le prend dans son ensemble et on le perçoit comme une personne.

C’est ce qui nous arrive en face d’un désespéré qui remet toute la vie en question et donc la sienne comme la nôtre, et la nôtre comme la sienne, nous ne percevons plus les distinctions superficielles, les apparences extérieures, nous percevons l’être dans son unité déchirante, dans son unité menacée, dans sa valeur infinie qui pourrait basculer.

Ne plus voir que du dedans

Et plus en effet on s’intériorise, plus on connaît les êtres du dedans, à partir du centre. Il y a des êtres qui sont fanés, flétris, vieillis et qui naturellement déçoivent l’être charnel qui les avait convoités dans leur jeunesse et dans leur splendeur physique, et il y a des visages, au contraire, des visages aimés, qui, avec l’âge, deviennent de plus en plus fins, de plus en plus intérieurs, qui se sculptent du dedans pour ainsi dire, et qui se révèlent d’autant plus profondément que leur âge est plus avancé. On ne les voit plus que du dedans, du dedans ! Et ils se révèlent d’autant mieux, justement, qu’il n’y a plus en eux ces prestiges d’une jeunesse donnée et qui n’a pas encore été conquise.

Autrement dit l’organisme doit se transformer, s’unifier ! S’unifier, se décanter et devenir de plus en plus le sacrement et le signe vivant d’une Présence infinie.

L’être tout entier qui s’éternise-t-il ?

Alors est-ce là la question qui se pose ? Est-ce que finalement, ce n’est pas tout l’être qui s’éternise ? Bien sûr je le crois, je crois que c’est tout l’être qui s’éternise. Saint François, justement, Saint François, nous le voyons, sa mort ne lui cause pas le moindre effroi, il n’y a pas le moindre recul dans sa chair devant la mort, elle aussi tend de tout son élan vers la Présence divine dont elle est comblée, dont elle est habitée, dont elle porte les stigmates. Il est si parfaitement unifié que c’est tout entier qu’il s’en va vers le Seigneur qui habite en lui. Alors est-ce que finalement ce n’est pas l’être tout entier qui s’éternise ? Cela me paraît certain, encore qu’il faille distinguer : il y a en nous, n’est-ce pas, deux choses très différentes, dont nous prenons une conscience plus vive aujourd’hui.

S’abstraire du requis de notre habitat terrestre

Supposons que nous allions vivre en Vénus ou en Mars ou en Jupiter qui représentent des conditions assez différentes de notre atmosphère quoique Mars semble plus proche de nos conditions, supposons que nous allions vivre dans une autre planète dont les conditions en tous cas seraient tout à fait différentes de celles de la terre, tous les organes de ravitaillement devraient être transformés… Les cosmonautes sont obligés, n’est-ce pas, pour subsister, d’emporter avec eux des conditions terrestres, l’atmosphère terrestre, l’oxygène terrestre, sous un état d’ailleurs plus ou moins artificiel, mais enfin ce qu’ils respirent est un air terrestre, parce que justement leurs organes sont adaptés à l’habitat terrestre.

Il y a donc en nous toute une figuration, toute une formation organique qui est calculée en vue de la. Terre, je veux dire qui suppose notre communion de vie avec la terre. Si nous devions émigrer dans d’autres planètes, il faudrait que nos organes se transforment, et si on pouvait supprimer dans l’homme la nutrition, supposons que nous arrivions à nous ravitailler à partir de noyaux atomiques par une ingestion directe, il n’y aurait plus besoin de se nourrir au sens habituel du mot, il n’y aurait plus besoin d’estomac, de tube digestif ! …

On peut concevoir que les appareils de ravitaillement se transforment, c’est-à-dire que ce ne sont pas eux qui dessinent la figure de notre corps, je veux dire de notre véritable visage : notre véritable visage se dessine du dedans comme la manifestation de notre intimité, et de fait quand on aime un être d’un amour absolument pur, on le perçoit tout entier dans son unité, il a un visage intérieur, il faudrait donc pour atteindre notre corps, je veux dire pour atteindre notre unité dans sa perfection, il faudrait faire la soustraction de ce qui est requis pour notre habitat terrestre.

Le corps dans son essence ne meurt pas

La résurrection concerne en nous cette possibilité de manifestation de la révélation qui fait qu’à travers un visage on aperçoit une intimité, qu’on plonge au cœur d’une personnalité.

Jésus d’ailleurs déclare que, dans l’éternité, on ne se mariera pas, on ne mangera pas, donc il ne faut pas concevoir la résurrection avec les mêmes appareils ! Je schématise, je vais très rapidement, mais vous le voyez, la résurrection n’implique pas la survivance des appareils qui sont indispensables à notre ravitaillement terrestre qui auraient alors une autre forme si nous nous ravitaillions dans une autre planète, la résurrection concerne en nous cette possibilité de manifestation de la révélation qui fait qu’à travers un visage on aperçoit une intimité, qu’on plonge au cœur d’une personnalité. Il y a donc en nous des appareils qui peuvent être modifiés et il y a en nous un certain chiffre, une certaine musique qui demeure.

Votre voix est une certaine musique, votre voix correspond à un certain chiffre, on peut noter musicalement le chiffre de votre voix qui correspond aux vibrations de votre larynx, cette certaine musique, c’est votre voix, puisque c’est votre organisme ! Votre corps, si vous le voulez, enfin toutes vos possibilités de manifestations visibles, correspondent à cette musique dans votre organisme en tant qu’il est, justement, le support, le sacrement de la manifestation de nous-mêmes, et d’une certaine musique il correspond à un certain chiffre, et je pense que c’est cela justement le germe de la résurrection, je pense que cela ne meurt pas, que le corps dans son essence ne meurt pas, si l’essence du corps, c’est d’être ce chiffre imprimé dans notre larynx et que notre larynx, qui est un de nos organes, ne fait que reproduire cette musique fondamentale qui est celle de notre organisme où se répercute la musique de notre personnalité.

Tous les amours authentiques sont promis à l’éternité

Une musique, le dernier secret de notre manifestation

Mais je pense que justement, si nous nous intériorisons, si nous surmontons nos déterminismes, si nous embrassons tout l’univers dans l’émerveillement et le respect de notre amour, si nous l’enfantons dans une paternité et une maternité de la personne, si nous nous traitons nous-mêmes comme un sanctuaire inviolable de la Présence divine, si nous arrivons à cet état de silence où l’on cesse de faire du bruit avec soi-même, nous arrivons à cette musique silencieuse dont parle Saint Jean de la Croix et qui est la plus haute révélation de Dieu, mais que l’on perçoit dans la mesure, où l’on est devenu soi-même musique.

Il y a donc en nous une musique fondamentale qui est le dernier secret de notre manifestation, de notre apparition, et de nos échanges les uns avec les autres.

Le corps est profondément le chiffre, le pouvoir de la manifestation

Je pense donc que le cadavre n’est pas le corps, c’est fini ! Le cadavre n’est pas le corps, le corps est quelque chose de plus profond, justement, il est à la racine, il est le chiffre, le chiffre organisateur des éléments que nous empruntons à l’univers et dont l’ensemble constitue notre corps, mais la racine de tout cela, c’est ce chiffre, c’est cette musique fondamentale dont je pense que la mort ne peut pas triompher.

L’homme vit tout entier, s’il a et dans la mesure où il a réalisé son unité, il vit tout entier, il demeure tout entier dans tous les éléments de valeur de son être, et il va reconstituer justement indépendamment de toute espèce de dépendance à l’égard de l’univers matériel dont il est affranchi, il va reconstituer un pouvoir de manifestation qui pourra être différent selon les lieux et selon les êtres auxquels il aura à se manifester.

Être vivant de tout son être par la musique fondamentale qui est notre véritable identité

Si vous le voulez, Notre Seigneur est apparu à ses Apôtres sous la forme qui leur était nécessaire. Il a même mangé, d’après les récits évangéliques, mangé devant eux, bien qu’il fût dispensé de la nécessité de manger. Cette apparition donc ne nous permet pas de conclure que Notre Seigneur est dans le ciel avec les apparences matérielles que nous sommes tentés de Lui prêter d’autant plus que le ciel est une réalité intérieure.

Le corps humain et tous ses systèmes d’éléments visibles reliés à une musique fondamentale, constituent un secret, que nous percevons, vénérons, que nous atteignons… quand nous sommes tout offrande, tout respect et tout don, et que cette musique fondamentale qui est notre véritable identité, elle, survit et demeure à jamais.

Si Il est certainement vivant dans tout Son être, Il n’est pas nécessaire que ce soit sous la forme phénoménologique à laquelle nous sommes habitués dans nos rapports quotidiens les uns avec les autres, il faut toujours intérioriser nos relations, et comme finalement nous nous rencontrons les uns les autres dans les profondeurs ou Dieu s’échange, il faut envisager que ce que nous appelons le corps humain et tous ses systèmes d’éléments visibles reliés à une musique fondamentale, constituent un secret, un secret que nous devinons, que nous percevons, que nous vénérons, que nous aimons, que nous atteignons justement quand nous refusons toute possession, quand nous sommes tout offrande, tout respect et tout don, et que cette musique fondamentale qui est notre véritable identité, elle, survit et demeure à jamais.

Cela veut dire que ceux que nous aimons dans la profondeur d’un amour vrai, pur, désintéressé, qui va en eux à ce qui est la valeur essentielle, cela veut dire que cet amour demeure, demeure et rencontre toujours la même réalité qui était perçue et rencontrée ici-bas dans les heures étoilées où nous avons vraiment communié les uns avec les autres.

La vraie mort

Nous sommes dans un régime de création, de création éternelle, et il n’est pas possible d’envisager qu’il y ait une fin… car l’homme commence là où commence la libération quand on n’est plus sous le joug des déterminismes.

Nous sommes donc dans un régime de création, de création éternelle, et il n’est pas possible d’envisager qu’il y ait une fin dans la mesure précisément où l’on a atteint dans l’être humain sa réalité humaine, car l’homme commence là où commence la libération quand on n’est plus sous le joug des déterminismes, quand le bruit est devenu musique, quand toutes les vibrations sont intériorisées, quand le visage lui-même est perçu du dedans, comme le porteur d’une Présence infinie.

Il y a donc toute une expérience de la mort que nous avons à faire, que nous pouvons faire, car la vraie mort, c’est de refuser d’exister, la vraie mort c’est de ne pas se créer, la vraie mort c’est de ne pas se faire homme.

Le dernier degré de la liberté

Le dernier degré de la liberté, c’est de ne plus dépendre de l’univers, d’y vivre mais sans en dépendre.

Quand on se fait homme, quand on se surmonte, quand on s’intériorise, quand on respecte en soi le sanctuaire de la Présence infinie, on commence à vivre, et toutes les fibres de l’être vivent de la même vie qui est finalement une vie éternelle.

Et la mort, c’est simplement, c’est l’unique manifestation certaine, et j’entends celle à laquelle nous avons à nous préparer, non pas parce qu’elle est quelque chose de redoutable, mais parce que c’est le dernier degré de la liberté, le dernier degré de la liberté, c’est de ne plus dépendre de l’univers, d’y vivre mais sans en dépendre.

Notre Seigneur ne s’en est pas allé dans un ailleurs, le ciel ce n’est pas là-haut, là-bas, le ciel, c’est là justement où la vie est entièrement libérée et se concentre en un seul point, en un seul foyer où tout est rassemblé dans la respiration d’un amour infini. C’est pourquoi la vie ne peut être qu’une perpétuelle victoire sur la mort et donc un enracinement toujours plus profond de l’éternel.

Les amours authentiques sont promis à l’éternité

Et c’est pourquoi tous les amours, tous les amours authentiques, sont promis à l’éternité. Il n’y a pas de séparation dans la mesure où l’unité s’est constituée au centre et dans l’échange de Dieu, et c’est cela justement qui est notre consolation véritable dans la mort de ceux que nous aimons, c’est qu’ils ne sont pas là-bas, ailleurs, mais au plus profond du plus profond de nous-mêmes, là où est Dieu. Comme nous les avons joints en Dieu, nous pouvons les rejoindre en Lui ! Comme nous les aimions en Dieu, nous continuons à les aimer en Lui ! Comme nous nous sommes échangés en Dieu, nous continuons à nous échanger en Dieu.

Il est possible dans ce monde d’aimer sans fin, d’aimer toujours plus parce qu’on peut grandir dans l’Amour et aider ceux qui sont au-delà du voile, mais au-dedans de nous. On peut les aider à grandir encore dans cet amour dans la mesure où l’on grandit soi-même ! Çà n’a pas de fin !

Rien n’est définitivement fini, tout commence bien plutôt ! Tout commence dans ce centre intérieur, et il est possible dans ce monde d’aimer, d’aimer, d’aimer sans fin, mais d’aimer mieux, d’aimer toujours plus parce qu’on peut grandir dans l’Amour et parce qu’on peut aider ceux qui sont au-delà du voile mais au-dedans de nous, on peut les aider à grandir encore dans cet amour, à grandir encore dans cet amour dans la mesure où l’on grandit soi-même ! Çà n’a pas de fin, çà n’a pas de fin !

Revivre en Dieu toujours plus intensément les présences aimées

L’éternité n’est pas statique, elle est un continuel mouvement d’approfondissement, d’ascension et d’amour.

L’éternité n’est pas statique, elle est un continuel mouvement d’approfondissement, d’ascension et d’amour. Et c’est bien ce que nous voulons envisager ce soir, et nous demandons pour nos amis la grâce de cette suprême consolation, comme pour tous ceux qui sont atteints par le deuil, cette consolation suprême de pouvoir revivre en Dieu toujours plus intensément les présences aimées que nous n’avons pu rencontrer d’ailleurs intimement qu’en Lui, et que nous ne cesserons jamais de retrouver en Lui au plus profond de nous-mêmes puisque « le ciel, c’est l’âme du juste ».

Alors, si vous le voulez bien, nous allons, pour rejoindre les victimes du Minerve et toutes les victimes de toutes les guerres au Viêt-Nam ou ailleurs, demander au Seigneur de les joindre dans Son Amour…

« Notre Père… Je vous salue… Donnez leur Seigneur le repos éternel et que la lumière éternelle brille pour eux ! »

« O Dieu, qui êtes le Dieu des vivants, vous en qui tout est vie, joignez-nous au cœur de votre lumière, cachez-nous dans l’immensité de votre amour, et faites-nous communier en vous qui êtes la vie de notre vie, avec tous ceux que nous aimons pleinement en vous. »


(1) Commentaire : échanger Dieu, père Paul Debains. Me vient à l’esprit la question de l’échange de Dieu qui, d’après Zundel, seul nous immortalise. Qu’est-ce que ça veut dire : échanger Dieu ? Le faisions-nous jadis ? Le faisons-nous aujourd’hui ? Dans combien de grands séminaires ou ordres religieux pose-t-on quelque fois cette question ? Vraisemblablement dans aucun. Viendra-t-il une époque où ensemble nous aurons appris comment échanger Dieu pour nous immortaliser ?

Ce qu’il faut immédiatement dire, c’est qu’il ne s’agit pas d’un échange en paroles, bien que celui-ci puisse grandement le permettre et favoriser. Il s’agit essentiellement pour être apte à cet échange de Dieu, d’être vidé de soi non pas par amour du vide, la nature en a horreur ! Mais parce que ce vide, de telle façon fait, est fait pour que le Dieu Trinité prenne en nous toute la place, pour que le Père à l’aise puisse en nous faire naître le Fils et l’Esprit de nous jaillir.

La question rebondit alors : mais comment faire le vide en soi ? Essentiellement en nous souciant de l’autre, de l’Autre divin en nous souciant de l’autre humain. Tout est dans la qualité de notre présence à l’autre humain, d’abord le plus proche de nous. On reste stupéfié quand Zundel nous dit que l’Univers entier est informé, est en quelque sorte perturbé ou restauré par chacune de nos actions, par chacun de nos comportements et maintiens quotidiens. Il a aimé redire maintes fois la parole d’Élisabeth Leseur, inconnue totalement de moi en dehors de cette citation, elle disait : « tout âme qui s’élève, élève le monde entier, toute âme qui s’abaisse abaisse la monde entier. »

Adviendra-t-il dans notre monde une époque ou plusieurs groupes, puis beaucoup plus, se poseront la question : comment pouvons échanger Dieu… pour nous immortaliser ? Et tenterons d’y répondre ou du moins tenteront de le faire ?

Échanger Dieu tient d’abord à la qualité de notre présence qui ne peut être telle qu’elle échange Dieu que lorsque, dans la prière quotidienne, nous attiserons cette présence à Dieu dans les autres, et aux autres en Dieu, avec la qualité incomparable de l’amour véritable, toujours en forme de don, et aux innombrables manières de s’accomplir, toujours aussi, ou presque, dans des attentions minimes et toutes simples.

Pour aboutir à une telle communion, il faut d’abord se décanter, se recréer, il faut naître de nouveau… il faut nous faire homme. » Le baptême sacramentel est toujours une invitation dans ce sens.

(2) L’Univers peut se transformer dans la mesure où nous nous libérons. L’importance est capitale de la paternité et de la maternité de la personne, car la personne est un centre universel. On ne peut pas enfanter une personne sans se désapproprier de soi. Tout cela suppose qu’il y ait une transfiguration progressive de nous-même, une intériorisation de tout notre être et par conséquent aussi une transfiguration de notre corps. Dans la mesure où nous intériorisons notre vie organique par la sobriété et la chasteté, nous nous affranchissons de la mort…