02/01/10 – De l’Emerveillement comme expérience essentielle dans l’oeuvre de Maurice Zundel (4)

Avec
la permission de Monsieur Michel Fromaget , que nous remercions vivement.

Monsieur Michel Fromaget est Anthropologue, Maître de Conférences à l’Université de Caen, auteur de nombreux ouvrages sur les représentations de la vie et de la mort, (vous pouvez consulter la rubrique « mourir & naître » /Présentation, sur le site).

II – Le sens de l’émerveillement selon Maurice Zundel

L’humilité de Zundel est telle qu’il parle rarement de lui-même. Ainsi, de même de sa propre expérience de l’émerveillement. Cependant, au cœur de cette expérience, les instants qu’il vécut, en 1926 à Florence, dans la sacristie de San Lorenzo, devant les tombeaux des Médicis sculptés par Michel-Ange, occupent dans sa vie une grande place. Il s’y réfère très fréquemment. Et pour cause, puisque dans un court espace de temps, il lui fut donné de pouvoir pénétrer au cœur de l’émerveillement plus avant que quiconque. Pour moi, qui nourris une aversion spéciale pour l’œuvre de Michel Ange et notamment pour les morceaux d’anatomie pesamment étalés dans cette chapelle aussi réjouissante et réconfortante que la morgue d’un institut médico-légal, il y a là un grand mystère. Mais, passons : les voies de l’émerveillement sont impénétrables et chacun de nous est unique. Ecoutons plutôt Zundel. Celui-ci donne de l’expérience de Florence différentes relations qui, toutes, se complètent. Je choisis celle rapportée par le père de Boissière dans sa belle biographie (p. 132) :

« Et je sais parfaitement bien, je le revivrai jusqu’à la fin de mes jours comme une découverte unique, je sais très bien qu’en regardant les œuvres de Michel-Ange, sans me battre les flancs pour les trouver extraordinaires, en me laissant parfaitement faire par elles, je sais bien qu’à un moment donné j’ai senti que j’étais pris. J’étais pris par quelqu’un. Je me perdais dans un je-ne-sais-quoi auquel je n’aurais pas pu donner un nom, ce n’était plus l’œuvre de Michel-Ange que je voyais, c’était à travers l’œuvre de Michel-Ange une présence. Cette présence dont, si vous voulez, Platon parle dans le Banquet. Cette Beauté qui n’a plus de figure, qui n’a plus de visage, qui n’a plus de mains, qui n’a plus de nom, qui est l’horizon de toutes les œuvres d’art, qui est le désir de tous les poètes, qui est la joie de tous les musiciens, cette présence qu’il est impossible de nommer, qui nous envahit tout entier et que je sentais maintenant prendre possession de moi. Et je me souviens avec une parfaite netteté que l’impression que j’ai eue ce matin-là était une impression d’une immense liberté, la liberté d’un homme qui prend des vacances de lui-même, qui ne se souvient plus qu’il est là, qui ne se voit plus, qui ne se regarde plus, qui ne s’écoute plus, qui est perdu, perdu dans cette présence qui l’aspire, qui l’appelle, qui le remplit, qui le comble et qui devient vraiment pour lui une respiration… je sentais que j’étais pris dans un dialogue et que c’était ça la vie. Il y avait là quelqu’un qui m’envahissait tout entier, qui me libérait de moi-même, et qui, en même temps me faisait entrer dans ma véritable intimité. Cette extase je l’ai faite depuis d’ailleurs, je ne cesse de la faire, toujours et partout, mais c’est toujours la même découverte, ce sentiment qu’on se quitte soi-même, qu’on s’oublie, on se perd de vue et qu’on écoute, qu’on écoute dans un silence merveilleux, où on s’enracine dans une Présence qui est la Vie de votre vie. »

Ce texte mérite toute notre attention car, non seulement à lui seul, il met en scène la presque totalité des notions et notations classiques de la phénoménologie de l’émerveillement, mais il met aussi en lumière le double mouvement qui est au cœur même de l’expérience merveilleuse, ce que personne jusqu’à présent n’avait fait. Du moins de manière aussi claire et décisive.

Quant aux notions et aux thèmes, regardez, nous retrouvons ici tous ceux mis en scène par les écrivains précédents. Soit :

  • – la Beauté évoquée par Forest Reid et Samivel ;
  • – la transparence chère à Bosco, car ici Zundel voit « à travers l’œuvre de Michel-Ange », lui-même le dit ;
  • – La Présence entr’aperçue par Bosco, mais ici vécue à une autre profondeur ;
  • – le fait que cette Présence « comble » l’homme, car elle est « le désir de tous les poètes, la joie de tous les musiciens… » Ce sentiment de réponse à une attente était clair chez Samivel;
  • – encore que, Zundel ne force pas explicitement ce trait, la joie est présente dans ce récit notamment rendue par son rythme et l’élan qui le porte ;
  • – le sentiment proustien d’être empli par une « essence précieuse ». Zundel dit qu’il est envahi par la Présence, il note qu’elle est  » la Vie de sa vie » ;
  • – le sentiment d’accéder à sa propre réalité, de naître à son moi véritable, sentiment si bien noté par Proust.

Dans un autre récit de l’extase de Florence que l’on peut lire dans Croyez-vous en l’homme ? (1992, p. 45) Zundel plus encore éclaire cet aspect. Il écrit :

« Je découvre enfin la Vie de ma vie, le secret si longtemps enfoui dans l’opacité de ce moi qui vient de s’ouvrir. J’existe délivré de toute amarre, pur élan vers cet autre en qui j’accède à moi-même. J’étais dehors : me voici dedans. (…) Mon vrai moi était ailleurs. Ou plutôt il n’était pas encore. Il surgit maintenant de cette rencontre… »

L’essentiel est vu, l’essentiel est compris, l’essentiel est dit. Il est ce double mouvement intérieur, double mouvement simultané de libération de l’emprise du moi ancien et d’essor, de naissance, du moi nouveau, du moi véritable, double mouvement que seule la rencontre de l’Hôte silencieux, de l’Autre intérieur, de la Présence mystérieuse est à même de permettre. Le premier récit dit cette alchimie très précieuse en ces termes : « Il y avait là quelqu’un qui m’envahissait tout entier, qui me libérait de moi-même et qui, en même temps, me faisait entrer dans ma véritable intimité ».

A ma connaissance, aucun exégète de l’expérience merveilleuse n’a aussi bien identifié, ni aussi complètement exploré ce double mouvement par lequel l’homme naît à son être véritable, nous pourrions dire à son être total. Tous les développements zundéliens relatifs à l’émerveillement exposent et approfondissent de cette naissance spirituelle quelques aspects. Les trois ou quatre extraits qui suivent en témoignent. Mais avant de vous les présenter brièvement, qu’il me soit permis de répondre à l’objection qui laisserait penser que dans la compréhension de l’émerveillement Proust va plus loin encore que Zundel puisque sa ‘petite madeleine’ lui parle d’amour et d’immortalité, toutes dimensions sur-essentielles, dont le récit de Florence ne souffle mot. Certes dans la lettre, en apparence, cette objection paraît fondée. Cependant elle ne l’est pas, pour la simple raison que la Présence rencontrée à Florence est Dieu, et que Dieu, comme nous l’a appris saint Jean, est « Amour». Pour la simple raison encore que chez Zundel l’expression « Vie de la vie », qu’il tient de saint Augustin, désigne la vie éternelle, celle dont le bénéfice rend justement immortel.

Mais voici quelques passages où Zundel dévoile pour nous les arcanes de cet instant mystérieux où l’homme prend brusquement conscience qu’il n’est nullement son moi ordinaire et que son « Je est un autre ». Les premiers extraits viennent justement du dernier ouvrage de Zundel publié de son vivant qui se nomme Je est un autre pp18,19,23,24: (à suivre)