01-13/07/2017 – Conférence – Présence du Christ à l’histoire

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01/07/2017 juillet 2017

Conférence de Maurice Zundel à Genève en 1963. Inédit, les titres sont ajoutés.

Avec la voix de Maurice Zundel qui nous permet d’entrer plus profondément dans le texte. Pour l’écoute, affichez immédiatement le texte complet en cliquant sur « lire la suite ».

Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs,

L’empreinte du travail

L’adage de l’Union Soviétique

Vous savez que l’Union Soviétique a retenu cet adage : « Si quelqu’un ne veut pas travailler, qu’il ne mange pas non plus », mais probablement que les autorités soviétiques ne se doutent pas que c’est là un texte de saint Paul dans la deuxième aux Thessaloniciens : « Si quelqu’un ne veut pas travailler, qu’il ne mange pas non plus. » (2 Thes, 3:10)

Vous vous rappelez les circonstances, à peu près, où se situe la seconde aux Thessaloniciens : on attend le retour du Christ à brève échéance, ce qu’on appelle la Parousie, et sans doute des gens veulent accorder leur foi avec leur tempérament qui est paresseux et ils refusent de travailler sous prétexte que le retour du Christ étant proche et la fin du monde imminente, il n’y a pas de raison d’accumuler des richesses inutiles, et l’apôtre proteste avec véhémence contre cette déréliction du travail, ce refus de l’effort et il annonce cet adage qui est devenu comme le thème de l’Union Soviétique : « Si quelqu’un ne veut pas travailler, qu’il ne mange pas non plus », et l’apôtre rappelle dans cette lettre que il n’a pas perdu de temps, ni jour ni nuit, qu’il n’a cessé de travailler pour n’être à charge à personne.

Cet adage nous intéresse parce qu’il nous situe immédiatement en pleine vie, qu’il nous montre le chrétien, non pas du tout en état de démission et refusant d’assumer ces devoirs temporels, mais au contraire, appelé avec véhémence, à les accomplir, et cela d’une manière d’autant plus émouvante que il croit en effet la fin des temps imminente. Cela indique à quel point le christianisme primitif se sentait en prise sur la vie et voulait assumer le temporel.

Jésus un artisan

D’ailleurs, nous avons quelque chose de beaucoup plus significatif, c’est ce qualificatif qui est attaché à la personne même de Jésus qui est connu à Nazareth, d’après les Synoptiques, comme « l’artisan ». Ce mot éclate dans l’Evangile de saint Marc lorsque Jésus se produit à Nazareth et qu’il y fait grande figure : il commence à interpréter les Ecritures, on se demande d’où lui vient cette sagesse puisque il est tout simplement « l’artisan », le charpentier.

Le Christ en effet n’est pas un clerc, il n’appartient pas à une corporation de lettrés, il n’a pas fait d’études dans les écoles rabbiniques, et selon son état civil, et selon toutes les apparences, il n’est rien d’autre qu’un artisan. Et la plus grande partie de sa vie s’est passée, précisément, à ces travaux d’artisanat où il gagnait sa vie comme tout le monde.

Il est donc assez naturel que le Christ, s’il est le prophète des chrétiens, et plus que le prophète, ait en quelque sorte marqué l’empreinte de son travail artisanal sur la communauté issue de lui.

[Repère enregistrement audio : 3’ 42’’]

Le côté le plus matériel de l’amour du prochain

L’amour de l’homme

Vous avez d’ailleurs noté – et ceci est capital aussi – que le dernier mot de l’Evangile – dans les entretiens après la Cène rapportés par saint Jean – que le dernier mot de l’Evangile, ce n’est pas d’aimer Dieu, mais c’est d’aimer l’homme. Il semblait naturel qu’un prophète termine son message en nous rendant attentifs à l’amour que nous devons porter à Dieu. Jésus insiste au contraire sur l’amour de l’homme : « C’est à cela que l’on reconnaîtra que vous êtes mes disciples, si vous vous aimez les uns les autres comme je vous ai aimés ».

Et d’une façon peut-être encore plus précise, nous trouvons au 25ème chapitre de saint Matthieu la représentation du jugement dernier, sous une forme, d’ailleurs, tout à fait parabolique, mais où la pointe de la parabole ne peut pas nous échapper car le jugement dernier est tout entier centré dans cette parabole sur : « J’ai eu faim, j’ai eu soif, j’étais en prison, j’étais malade, j’étais nu et le secours que vous avez porté à l’homme, c’est à moi que vous l’avez porté. »

Jésus insiste en centrant le jugement dernier autour de nos devoirs envers le prochain, il insiste sur le côté le plus matériel : nourrir l’affamé, donner à boire à celui qui a soif, vêtir celui qui est nu, visiter le prisonnier ou le malade.

Nous sommes donc, de nouveau, ici en pleine histoire humaine et nous pouvons remarquer que Jésus insiste précisément en centrant le jugement dernier autour de nos devoirs envers le prochain, il insiste sur le côté le plus matériel de ces devoirs : nourrir l’affamé, donner à boire à celui qui a soif, vêtir celui qui est nu, visiter le prisonnier ou le malade. Ce sont des œuvres qui se rapportent précisément à une mission tout à fait temporelle, qui concerne les besoins les plus matériels de l’homme et qui s’accomplissent par des démarches parfaitement visibles.

Le prochain et ses besoins matériels

Davantage encore : en pleine assemblée cultuelle, le Sermon sur la Montagne demande à l’homme qui se souvient, non pas qu’il a quelque chose contre un de ses frères, mais qu’un de ses frères a quelque chose contre lui, Jésus lui prescrit de laisser là son offrande, d’aller d’abord se réconcilier avec son frère, et ensuite il pourra offrir le don qu’il avait réservé à Dieu. Donc le culte même de Dieu ne peut pas s’accomplir d’une manière légitime, si la paix ne règne pas entre les hommes, pour autant qu’elle dépend de nous.

Dans un autre épisode de l’Evangile, extraordinairement émouvant et plein d’humour d’ailleurs, à la question du docteur qui voulait se prévaloir de sa science de la Loi et qui demande à Jésus : « Mais qui est mon prochain ? » Jésus raconte l’adorable histoire du Bon Samaritain pour amener le docteur, suprême ironie, à déclarer que le seul dans l’affaire qui accomplit la charité, c’est précisément cet hérétique schismatique, abominable aux yeux des juifs, qui est le samaritain.

C’est donc là le test de la fidélité envers Dieu, c’est cette fidélité à l’égard de l’homme et, de nouveau, à l’égard du prochain, lorsqu’il se trouve dans un état d’abandon et de déréliction matérielle.

[Repère enregistrement audio : 7’ 19’’]

Un réalisme mystique

Le réalisme de l’Evangile

Dans l’Evangile… un réalisme extraordinaire. Jésus fait de l’accomplissement des devoirs temporels, le critère même de notre fidélité envers Dieu… il est impossible de séparer l’homme de Dieu ou Dieu de l’homme.

Il y a donc dans l’Evangile, c’est la première note qui éclate, un réalisme extraordinaire. Ce n’est pas Jésus qui va nous détourner de nos devoirs temporels, il nous jette dedans, et il fait de l’accomplissement de ces devoirs temporels, le critère même de notre fidélité envers Dieu. Nous trouverons d’ailleurs cette connexion qui résonne partout, cette connexion infiniment étroite entre croire en l’homme et croire en Dieu, entre aimer l’homme et aimer Dieu, entre rencontrer l’homme et rencontrer Dieu : c’est toujours au fond la même chose, c’est le même moment et il est impossible de séparer l’un de l’autre, l’homme de Dieu ou Dieu de l’homme.

Ce caractère de réalisme, il faut l’inscrire au plus profond de nous-même comme la meilleure introduction à cette question que nous nous posons en ce moment : quelle doit être la présence du chrétien à l’histoire ?

Mais, si nous soulignons ce trait de réalisme qui est capital, nous ne pouvons pas oublier qu’il s’agit d’un réalisme mystique. Qu’est-ce que ça veut dire un réalisme mystique ? L’épisode de la samaritaine va nous l’apprendre.

L’épisode de la samaritaine

L’épisode de la samaritaine, c’est la rencontre d’une âme, d’une conscience humaine avec un Dieu inconnu et qui est au-dedans d’elle-même. Et tout le débat est centré à travers l’admirable allégorie du Puits de Jacob, tout l’épisode est centré sur la découverte de ce Dieu intérieur à nous-même. La samaritaine est une pécheresse, elle vit dans le désordre, dans le concubinage. Elle vient très allègrement au puits, à l’heure de midi, pour y remplir sa cruche, et elle est stupéfaite que un homme et un juif, c’est-à-dire l’ennemi héréditaire du samaritain, lui adresse la parole et lui demande à boire.

Et vous savez comment se déroule l’entretien, comment la samaritaine se livre à une espèce de marivaudage, lorsque Jésus lui propose de lui donner une eau vive dont la vertu est telle que celui qui en boit n’aura plus jamais soif. Alors, elle se risque à une plaisanterie sur cette affirmation, jusqu’à ce que Jésus frappe le coup droit, la ramène à sa conscience, lui révèle que il est parfaitement au courant de sa situation et l’amène, comme il le souhaitait, à détourner la conversation de ce sujet épineux.

C’est alors qu’elle va proposer à Jésus le vieux débat qui sépare les samaritains des Juifs : où faut-il adorer ? Sur la montagne du Garizim qui domine le puits de Jacob ou sur la colline de Sion où le Temple s’épanouit dans toute sa splendeur ? Et c’est alors que Jésus lui fera cette réponse éternelle : « Ce n’est ni sur le Garizim ni sur la colline de Sion. C’est en esprit et en vérité, c’est-à-dire au-dedans de toi-même. C’est là que doit jaillir en vie éternelle cette eau vive que tu recevras de moi. »

L’homme est le Royaume de Dieu

C’est en raison de cette communauté de vie, de cette symbiose entre Dieu et l’homme, que les devoirs temporels prennent un relief si incomparable et constituent une véritable liturgie.

Si donc les devoirs temporels de l’homme doivent être accomplis de toute urgence, s’il est impossible de les négliger sans manquer à Dieu, c’est que l’homme a une dimension mystique, c’est que l’homme a une valeur infinie, c’est que l’homme est le sanctuaire de la divinité, c’est que l’homme est le Royaume de Dieu, c’est que, comme dit saint Grégoire, « le ciel, c’est l’âme du juste ». Le ciel c’est l’âme du juste.

C’est en raison de cette communauté de vie, de cette symbiose entre Dieu et l’homme, que justement, les devoirs temporels prennent un relief si incomparable et constituent une véritable liturgie. Ils sont sacrés autant que l’homme lui-même est sacré. Il y a donc une raison supplémentaire, et qui est infinie d’ailleurs, de n’y point manquer.

Le réalisme chrétien est un réalisme mystique, c’est un réalisme fondé sur l’unité de vie entre l’homme et Dieu. L’homme ne peut pas s’accomplir sans Dieu et Dieu ne peut pas se révéler sans l’homme.

Le réalisme chrétien est un réalisme mystique, c’est un réalisme qui est fondé précisément sur cette unité de vie entre l’homme et Dieu. L’homme ne peut pas s’accomplir sans Dieu et Dieu ne peut pas se révéler sans l’homme.

L’hymne de la Charité

Nous retrouvons d’ailleurs en saint Paul, dans l’hymne de la Charité au 13ème chapitre de la première aux Corinthiens, nous retrouvons la confirmation éclatante de ce réalisme mystique. Vous savez par cœur ce 13ème chapitre : « Quand je parlerais la langue des anges et des hommes, quand j’aurais la foi jusqu’à transporter les montagnes, quand je donnerais tous mes biens aux pauvres, quand je livrerais mon corps aux flammes, si je n’ai pas la charité, je ne suis rien qu’une cymbale qui résonne et un airain qui retentit. »

Il est donc parfaitement clair que, pour saint Paul, l’amour de Dieu, l’amour du prochain, qui ne sont qu’un seul et même amour, constituent une réalité mystique. C’est parce qu’il y a dans l’homme une dimension infinie et c’est parce qu’il y a en Dieu une historicité inévitable que il est impossible d’accomplir son devoir humain sans aller jusqu’à Dieu, ou ce qui revient au même, sans aller jusqu’à ce sanctuaire intime qui est le seul sanctuaire de la divinité, qui est le seul ciel que nous ayons à devenir puisque « le ciel, c’est l’âme du juste. »

En raison du trésor caché en toute conscience qui est la perle vive de l’Evangile, l’aménagement de la terre doit être accompli avec le plus de soin… C’est pour que l’homme puisse se réaliser dans toute sa dimension qu’il faut faire de la terre elle -même le Royaume de Dieu.

Et c’est justement en raison de cette vocation suprême, en raison de cette grandeur incommensurable, en raison de cette infinité qui consacre chaque homme, qui rend chaque homme indispensable à l’accomplissement de l’univers, c’est en raison de ce trésor caché en toute conscience, qui est la perle vive de l’Evangile, que l’aménagement de la terre doit être accompli avec le plus de soin, de grandeur et de beauté. C’est pour que l’homme puisse se réaliser dans toute sa dimension qu’il faut faire de la terre elle -même le Royaume de Dieu.

[Repère enregistrement audio : 15’ 22’’]

Devenir l’amour

Le régime de l’épouse

Nous pouvons d’ailleurs résumer tout ce que nous venons de parcourir dans l’opposition que saint Paul établit dans l’épître aux Galates entre le régime de la servante et le régime de l’épouse. Il compare l’Ancien Testament à Agar, qui est la servante d’Abraham et la mère d’Ismaël, et le Nouveau Testament à Sarah qui est la mère d’Isaac à travers lequel s’accomplira la Promesse.

Le Nouveau Testament, c’est le régime nuptial. C’est le régime d’une réciprocité d’amour où nous ne sommes pas devant Dieu comme des esclaves, mais pour conclure avec lui un mariage d’amour.

Le Nouveau Testament, c’est le régime de l’épouse. Le Nouveau Testament, c’est le régime nuptial. Le Nouveau Testament, c’est le régime d’une réciprocité d’amour où nous ne sommes pas devant Dieu comme des esclaves, mais où nous sommes devant Dieu pour conclure avec lui un mariage d’amour, celui-là même dont saint Paul parle dans la seconde aux Corinthiens lorsqu’il dit : « Je vous ai fiancés un époux unique pour vous présenter au Christ comme une vierge pure. » (2 Cor. 11:2)

Cela revient à dire que, dans le Nouveau Testament où – saint Paul nous l’a assez dit – dans le Nouveau Testament nous sommes affranchis de la Loi, car c’est la Loi qui suscite le péché en excitant la convoitise. Dans le Nouveau Testament où nous sommes affranchis de la Loi, le bien n’est plus quelque chose à faire, c’est Quelqu’un à aimer.

Le seul bien, c’est l’amour et il ne s’agit pas d’un amour qui s’accomplit dans des œuvres – seulement bien sûr que il rejaillira dans toutes les œuvres nécessaires à l’équilibre de la vie – mais c’est d’abord un amour que on a à devenir, exactement comme dans un mariage, ce ne sont pas les travaux du ménage qui font de l’épouse, l’épouse : c’est le don d’elle-même.

En soi, ces travaux pourraient être accomplis par n’importe qui, voire par un cerveau électronique et peut-être beaucoup plus aisément, et peut-être beaucoup plus sûrement, mais ce qui caractérise la situation de l’épouse, c’est que, dans chacun de ces travaux, elle s’engage elle-même en considérant chacun de ces travaux et chaque objet de la maison à travers le visage qu’elle attend, le visage du mari ou le visage des enfants, c’est-à-dire à travers un horizon essentiellement personnel.

Tout le bien du mariage, tout le bien, tout le trésor que représente l’épouse pour l’époux, ou réciproquement, vient de ce que chacun est, pour l’autre, un bien infini, une source inépuisable et un espace illimité – du moins, c’est ce qu’il devrait être.

Naître de nouveau

Et c’est exactement notre situation devant Dieu dans la perspective du mariage d’amour que nous avons à contracter avec Dieu : il s’agit de devenir l’amour, c’est-à-dire de faire de notre existence elle-même, une offrande dans un univers oblatif.

Il faut naître de nouveau… C’est une naissance d’amour. C’est par cette naissance, où nous accédons à notre liberté, que nous nous récupérons sur la nécessité d’exister qui nous a été imposée biologiquement.

C’est d’ailleurs ce que Jésus suggère de la façon la plus profonde, lorsque il dit à Nicodème que il faut naître de nouveau. Pour entrer au Royaume de Dieu, il faut naître de nouveau et cette nouvelle naissance, c’est une naissance d’amour. C’est par cette naissance, où nous accédons à notre liberté, que nous nous récupérons sur la nécessité d’exister qui nous a été imposée biologiquement : nous sommes nés sans l’avoir voulu, nous n’avons rien choisi, ni notre hérédité, ni notre milieu, ni aucune des influences qui a prévalu sur nous, avant que nous fussions en état de rien choisir et notre moi lui-même, comme nous l’avons dit des milliers de fois, est un moi préfabriqué, c’est-à-dire que nous sommes tout entiers investis, envahis, du dehors, par des influences qui nous constituent, qui sont l’étoffe même de notre biologie et que nous n’avons pas choisies.

Pour accéder à un moi authentique, à un moi personnel, à un moi-source, à un moi-valeur, à un moi universel, il faut nécessairement naître de nouveau. Et cette naissance ne peut être qu’une naissance d’amour, où nous nous échangeons nous-même avec Dieu. C’est dans l’émerveillement d’une rencontre où nous sommes suspendus à la beauté, à la musique, à la vérité, à l’amour, à la grandeur, c’est dans ces heures d’émerveillement que, soudain, nous nous perdons de vue, nous devenons tout entier, et sans même y songer, une offrande à l’égard de cette générosité, de cette générosité que l’on ne connaît jamais, mais que l’on reconnaît toujours, à l’égard de cette générosité qui est venue silencieusement à notre rencontre et qui a suscité en nous cet élan qui nous accomplit, qui nous jette au coeur de notre intimité, qui nous révèle notre liberté, qui nous confère notre dignité et qui donne précisément à notre existence cette forme de don, qui fait de notre être tout entier une offrande d’amour.

[Repère enregistrement audio : 21’ 36’’]

Le nécessaire dans notre univers temporel

L’entrave au dépassement

Mais il est clair que, pour aboutir à cette offrande, pour faire cette expérience libératrice, pour demeurer dans ce dialogue dont tout contribue à nous divertir, à nous éloigner, il faut certaines conditions d’aménagement de notre univers temporel, sans lesquels ce dialogue normalement ne pourra pas surgir.

Vous savez très bien que, même pour les êtres qui sont pourvus du nécessaire, qui n’ont pas à se poser, d’une manière aiguë, la question du pain quotidien ou du logement, vous savez qu’il faut une certaine décantation, une certaine pacification de la sensibilité pour être en état de communier avec la musique. Il est des moments où l’on n’est pas disponible pour la musique, on n’est pas disponible pour la pensée parce que on est obéré, on est écrasé dans sa sensibilité, qu’on n’a pas l’espace intérieur nécessaire pour faire vivre ces réalités suprêmes.

Le besoin physique non satisfait, le froid qui engourdit, la faim, la soif… tout cela empêche cette sorte de dépassement, de silence intérieur, cette unité biologique sans laquelle on ne peut pas entendre ce que saint Jean de la Croix appelle « la musique silencieuse ».

A plus forte raison, ceux qui sont dans un état, non seulement de déficience physique, mais qui sont en proie à des nécessités matérielles de toute urgence, qui ne sont pas assurés de manger, de boire, de dormir, d’être à l’abri, à plus forte raison, ne peut-il être question pour eux d’entrer dans ce loisir de la contemplation, d’aboutir à ce moment d’émerveillement où on peut se perdre complètement de vue pour respirer la Présence dans laquelle on s’accomplit, parce que le besoin physique non satisfait, le froid qui engourdit, qui devient une douleur, la faim, la soif qui travaillent les organes, qui deviennent une souffrance intolérable, tout cela empêche absolument cette sorte de dépassement, de silence intérieur, cette unité biologique sans laquelle on ne peut pas entendre ce que saint Jean de la Croix appelle « la musique silencieuse ».

Être libérés du besoin

Il faut, en d’autres termes, que tous les étages, en nous, soient ordonnés, soient éclairés, soient assainis, soient purifiés, soient harmonisés pour que la rencontre unique puisse s’accomplir. Pour qu’elle porte sa lumière dans toutes les fibres de notre être, il faut que nous soyons libérés du besoin.

Car tel est bien le caractère, le caractère de l’être humain : si l’homme doit s’accomplir, s’il doit se créer lui-même dans sa dimension humaine, s’il doit passer par la nouvelle naissance, s’il doit passer du moi biologique au moi personnel, s’il doit devenir un centre de libération, s’il doit assumer tout l’univers pour l’accomplir, il ne suffit pas de satisfaire à ses besoins, il faut l’en délivrer en raison même de ce que l’homme peut prévoir : l’homme qui mange aujourd’hui, bien sûr s’il est certain de ne pas manger demain, mais absolument certain, déjà le pain d’aujourd’hui lui reste à la gorge. L’angoisse de demain l’envahit aujourd’hui et empoisonne la nourriture d’aujourd’hui. L’homme ne peut se sentir à l’aise, dans son corps, comme dans le milieu où il est planté, il ne peut se sentir à l’aise que si il est assuré du nécessaire, au point de n’avoir pas à y penser.

[Repère enregistrement audio : 26’ 39’’]

Le droit

Devoir de propriété pour tous

Et c’est ce qui fonde d’abord le devoir de la propriété, le devoir de la propriété. J’emploie ce mot à dessein parce qu’il est paradoxal : le devoir de la propriété pour tous.

Je veux dire que, si l’homme…

[Passage effacé sur le support casette magnétique en notre possession, qui est une copie de la bande originale.]

doit se faire homme, s’il doit s’affranchir de sa biologie, s’il doit devenir un espace illimité, s’il est appelé à être un créateur, si chacun est appelé à l’être, si chacun est un bien irremplaçable, si chacun apporte dans le monde une dimension que lui seul peut y introduire, il y a pour chacun un devoir de propriété, c’est-à-dire qu’il faut que chacun soit assuré, par une appropriation libératrice, …

[Reprise de l’audio]

des biens de la terre, de n’avoir plus à y penser.

Il est parfaitement clair, en effet que, l’homme qui meurt de faim, que la femme qui n’a rien à mettre dans ses marmites et qui a cinq enfants, il est clair que, ils ne peuvent pas, ils ne peuvent pas penser à des loisirs de l’esprit. La nécessité matérielle les tient aux entrailles, ils ne peuvent pas s’en divertir, et d’autant moins que ils ont la charge des autres.

Il s’agit donc de faire de la terre une terre nourricière pour tous et avec assez de générosité pour que chacun ne manque de rien… S’il n’y en a que pour un petit nombre, les autres… maudiront la terre, ils maudiront l’existence, ils maudiront Dieu.

Il s’agit donc, de faire de la terre, une terre nourricière pour tous et avec assez de générosité pour que chacun ne manque de rien car, si la terre n’est pas cela, si elle se refuse, si elle est avare, s’il n’y en a que pour un petit nombre, les autres nécessairement se sentiront abandonnés, rejetés, ils maudiront la terre, ils maudiront l’existence, ils maudiront Dieu, s’il existe, parce que leur vie est un bagne, parce que leur vie est une torture, parce que cette nature est un rouleau compresseur.

L’homme ne peut se tenir debout dans l’univers que si l’univers est devenu ami, que si l’univers se présente à lui sous un jour favorable, que si, il peut en percevoir l’harmonie et la beauté, parce que il n’est plus écrasé par lui.

Il y a donc un devoir de propriété pour tous, qui peut s’exercer d’ailleurs de mille manières différentes, mais qui doit s’exercer toujours dans ce sens que, il faut assurer le nécessaire à chacun, en vue de sa libération. Non pas pour le soumettre à un diktat, non pas pour l’obliger à professer un certain credo, mais pour qu’il puisse apporter sa collaboration personnelle, exercer sa création irremplaçable et unique dans un univers où chacun est un bien commun, où chacun est le seul bien commun de l’humanité puisque, quand l’humanité sera devenue elle-même, il est clair que, pour elle, le seul bien, ce sera un bien d’allure et de dimension humaines, c’est-à-dire l’homme lui-même, l’homme…

Un espace de sécurité est nécessaire

La seule chose que l’homme puisse revendiquer, c’est un espace où sa générosité puisse se déployer, qui ne soit pas a priori emprisonné dans ses nécessités au point de ne pouvoir accomplir un geste gratuit, un geste libre, un geste créateur, un geste personnel.

Et tous les droits de l’homme n’ont d’autre sens que de fournir à chacun la garantie indispensable à l’accomplissement de son humanité. Ce qui en nous a des droits, comme je l’ai dit assez souvent, ce n’est pas la biologie : nous ne pouvons pas revendiquer quoi que ce soit en raison de notre hérédité, de notre tempérament, de la classe à laquelle nous appartenons, aussi longtemps que il y a des classes, ou en raison de la civilisation dont nous sommes porteurs, ou de la couleur de notre peau, ou du continent, où nous avons notre origine, ou des positions préétablies de droits jusqu’ici imposés par la force, nous ne pouvons rien revendiquer de tout cela.

La seule chose que l’homme puisse revendiquer, c’est un espace où sa générosité puisse se déployer, qui ne soit pas a priori emprisonné dans ses nécessités, au point de ne pouvoir accomplir un geste gratuit, un geste libre, un geste créateur, un geste personnel.

C’est pourquoi j’ai défini le droit comme un espace de sécurité qui garantit à chacun un espace de générosité. Il n’y a pas d’autre fondement au droit que celui-là. Le droit assure à chacun, revendique pour chacun, comme un titre inviolable et sacré, un espace de sécurité qui lui permette de devenir un espace de générosité.

Cela vaut pour tous les hommes, cela vaut pour tous les peuples et nous avons aujourd’hui un devoir de justice envers les peuples techniquement moins développés que nous, dont nous avons profité pendant des siècles, que nous avons pillés pendant des siècles, qui ont constitué nos fortunes pendant des siècles, nous avons un devoir de justice envers eux de répartir ces biens de la terre qui sont à tous.

Une propriété révisable et révocable

Personne ne possède ce qu’il a d’une manière irrévocable. Notre argent n’est pas à nous, si nous en avons. Rien n’est à nous, sinon à ce titre de garantie de la générosité que nous avons à devenir. Et il est clair que il y aurait quelque chose de démoniaque, au nom même de cette vocation de générosité, à prétendre priver les autres du nécessaire, alors que nous jouissons du superflu, puisque nous n’avons d’autre titre à cette appropriation libératrice que le devoir ou la vocation de nous libérer nous-même de nous-mêmes, et de faire de tout nous-même une source de générosité qui éclaire le monde entier.

La conception chrétienne de la propriété constitue une révolution permanente, elle implique qu’on révise à chaque instant… les titres de propriété aussi bien entre les individus qu’entre les peuples.

C’est là la conception chrétienne de la propriété qui constitue une révolution permanente, puisque elle implique qu’on révise à chaque instant, c’est-à-dire autant que les besoins humains les requièrent, et naturellement dans l’ordre, sans lequel tout serait compromis, qu’on révise, à chaque instant, les titres de propriété aussi bien entre les individus qu’entre les peuples.

Un devoir de justice universel

Il est clair qu’au regard de la morale chrétienne, où le bien n’est pas quelque chose à faire mais Quelqu’un à aimer, où le bien c’est d’être amour et de constituer son existence comme une existence de don, il est clair que, si un seul homme meurt de faim ou de froid, nous sommes tous coupables. Il a le même droit que nous à la chaleur, à la sécurité, à la nourriture et aux loisirs.

D’ailleurs, ce que nous affirmons ici dans le domaine de la justice, il faut l’affirmer dans tous les domaines. L’ordre doit régner à tous les étages et dans tous les secteurs, d’abord parce que il nous est impossible d’atteindre à notre unité, si nous ne sommes pas harmonisés des pieds à la tête et parce que, ensuite, il nous est impossible d’être ce bien commun, ce ferment de libération que nous avons à devenir pour tout être humain, si nous entretenons volontairement en nous un désordre, dont la présence contaminerait nécessairement nos relations avec autrui.

Si j’ai insisté sur le droit de propriété, sur nos devoirs de justice, c’est parce que justement notre propos est d’établir l’insertion du chrétien dans l’histoire et de dégager, de la façon la plus claire, ses obligations dans le domaine temporel. Mais, comme on ne peut pas séparer dans l’homme ce qui concerne les besoins de son corps et les aspirations de son esprit, comme il est unifié, comme tout retentit sur tout, il est clair que nous sommes débiteurs de tout notre être aux autres dans une morale existentielle où c’est l’existence elle -même en forme de don qui est le seul bien concevable.

Nous pouvons d’ailleurs envisager ce même thème de notre insertion dans le temporel, de notre présence à l’histoire sous un autre aspect qui se résume dans ce tout petit mot que le christianisme ou – ce qui revient au même – l’Evangile ou la révélation chrétienne se fondent et s’identifient avec une histoire, avec une histoire qui est l’histoire de Jésus.

[Repère enregistrement audio : 37’ 09’’]

Faire corps avec la Présence

Le Coran intemporel

Vous sentirez le prix de cette affirmation si vous comparez la situation des musulmans devant le Coran. Devant le Coran, un musulman se sent en contact avec la parole de Dieu, mais aucunement avec Mahomet. Le prophète n’a aucune importance, il n’est l’objet d’aucun culte, il n’intervient aucunement comme médiateur. Il s’est trouvé simplement être l’instrument à un moment donné de la révélation, mais il n’est d’aucune manière intégré à cette révélation.

C’est le Livre lui-même, et le Livre seul, inspiré, venu du ciel dans la perspective de la foi musulmane, c’est le Livre seul qui est normatif, c’est le Livre seul qui contient toute vérité, c’est le Livre seul qui établit le contact avec Dieu. Le prophète n’y est pour rien, aussi vénérable qu’il soit et vénéré qu’il soit en effet. Il n’est l’objet, encore une fois, d’aucun culte et jamais on ne songe à recourir à son intercession parce que le Livre se suffit. Donné une fois pour toutes, il règne dans une sorte d’espace intemporel aux siècles des siècles et tout ce qu’on pourra faire, c’est de le lire, de le réciter, éventuellement de le commenter, mais on n’y pourra jamais rien ajouter parce que le texte demeure immuable et immobile, absolument indépendant et de l’histoire du prophète et de l’histoire des disciples de celui-ci.

Le christianisme, c’est la présence de Jésus

Au contraire, le christianisme fait corps et est identifié avec la personne de Jésus. Il repose tout entier sur l’histoire et la Présence de Jésus. Il ne signifie plus rien si on élimine la Présence de Jésus. Saint Paul le dit d’ailleurs de la façon la plus éclatante dans l’épître aux Philippiens lorsqu’il dit : « Pour moi vivre, pour moi vivre, c’est Christ. » (Phil. 1:21)

Le christianisme est une personne, ce n’est pas une doctrine, ce n’est pas un système du monde, ce n’est pas une morale sublime, ce n’est pas un enseignement transcendant qu’on pourrait détacher du Christ.

L’Evangile nous introduit dans le réalisme mystique, et par là-même, dans une morale existentielle où il ne s’agit pas de faire, mais d’être, où la seule action essentielle est une action de présence.

Le Christ est dans sa parole, il éclaire sa parole, il la dépasse. C’est lui au fond l’unique parole et si le chrétien lit la Bible, s’il lit le Nouveau testament, c’est en voyant en filigrane, sous chaque mot, cette Présence de Jésus et si l’Evangile est une personne, si le christianisme est une présence, c’est que, comme l’Evangile nous introduit dans le réalisme mystique, et par là-même, dans une morale existentielle où il ne s’agit pas de faire, mais d’être, où la seule action essentielle est une action de présence, le christianisme introduit ainsi dans une forme de connaissance, pour laquelle il faut reprendre le terme de connaissance nuptiale, frappé magnifiquement par Patmore lorsqu’il dit : « Toute connaissance digne de ce nom est une connaissance nuptiale ». Et ceci a pour nous une importance immense, puisque cela nous ouvre un jour sur la vie même de notre intelligence, sur le caractère même de la connaissance.

[Repère enregistrement audio : 41’ 29’’]

Regard sur la science

La science marquée par l’histoire et par l’humain

Vous vous rappelez le mot de Poincaré qui est si pathétique : « La science parle à l’indicatif, elle ne parle pas à l’impératif. » Elle nous permet d’accéder à certaines énergies, elle ne nous dit pas ce qu’il faut en faire. Elle remet entre nos mains un pouvoir qui ne cesse de grandir, elle ne nous en prescrit pas l’usage. Et nous voyons déjà le hiatus qui fait aujourd’hui un si grand problème, le hiatus entre le pouvoir et l’usage, entre la puissance et l’application que l’on en fait, entre l’indicatif et l’impératif.

Il ne faut cependant pas exagérer, et ne pas perdre de vue, que d’une certaine manière, la science aussi est une histoire et nous le sentons mieux aujourd’hui, étant donné la rapidité extraordinaire des découvertes scientifiques. Elles s’accomplissent à une telle allure, que tous les six mois, il faut presque réviser tout le champ de ses connaissances. Donc jamais la science n’a été marquée par l’histoire comme elle l’est aujourd’hui. Plus que jamais, aussi, la science porte aujourd’hui la marque humaine. Elle l’a toujours portée d’une certaine manière puisque le seul fait de s’interroger sur l’univers, d’essayer de le comprendre, c’est déjà, d’une certaine façon, traiter l’univers comme une personne.

Réflexion sur la personne

Qu’est-ce qui constitue une personne ? Une personne humaine, c’est d’être un centre unifié, un centre où l’être tout entier se rassemble, où l’être tout entier prend signification, auquel l’être tout entier emprunte sa lumière, centre qui fait de chaque fibre, finalement, un visage, qui permet dans chaque fibre de retrouver le même visage, le même visage inépuisable, le même visage éternel, le même visage infini, qui est justement, ce visage de lumière que l’être humain acquiert, lorsqu’il cesse de se regarder, lorsqu’il est délivré de sa biologie, du moins des limites de sa biologie, qu’il est tout entier dans cet état d’offrande où il atteint à l’authenticité de son être.

L’approche personnaliste de l’univers

Eh bien, de la même manière, lorsque l’homme cherche à comprendre l’univers, il cherche en chaque réalité un centre. Il cherche à le comprendre, à partir d’une structure qui commande à tous les phénomènes, qui les rend intelligibles et qui nous permet de les reproduire. Si vous cherchez la formule du volume d’un cône en géométrie, vous cherchez en somme la formule génétique, la formule qui permettra de l’engendrer, et lui seul, c’est-à-dire que la science a toujours cherché d’une certaine manière à personnifier les phénomènes, à les rendre intelligibles, à les saisir dans un centre où ils s’unifient, où ils procèdent logiquement les uns des autres, dans une architecture immédiatement lisible qui permet à la fois de les retenir, de les entendre harmonieusement et de les reproduire infailliblement.

C’est vrai mais il est rare, que les savants – j’entends que le monde scientifique, puisque les savants sont rares, j’entends les découvreurs et les pionniers et les génies – il est rare que dans le monde scientifique, ce caractère personnaliste de l’univers éclate et soit profondément reconnu.

Parler des lois de l’univers, c’est déjà déclarer que l’univers est intelligible, qu’une pensée circule en lui, qu’il y a pour nous un moyen de le saisir par notre pensée, qu’il est apte à entrer dans notre intelligence, que notre raison peut s’en nourrir et y trouver sa lumière.

La plupart des gens qui emploient le mot de « loi », les lois de l’univers, ne s’aperçoivent pas que le mot « loi » est un mot absolument anthropomorphique. Parler des lois de l’univers, c’est déjà déclarer que l’univers est intelligible, que une pensée circule en lui, que il y a pour nous un moyen de le saisir par notre pensée, qu’il est apte à entrer dans notre intelligence, que notre raison peut s’en nourrir et y trouver sa lumière.

Mais ce sont des mots qui, comme tous les mots, ont la patine du temps et on ne fait plus attention à ce qu’ils recouvrent de sous-entendu humain ; et c’est justement parce qu’on n’y fait plus attention que la science peut se matérialiser, se réduire à un pur indicatif, aboutir seulement à un pouvoir qui peut passer entre toutes mains et devenir un instrument de destruction puisqu’il faut le dire malheureusement, ce sont les guerres qui ont été dans notre siècle les stimulants les plus efficaces de la recherche ; et si on a mis les bouchées doubles et si on a parcouru si rapidement des étapes décisives, c’est précisément parce que, les hommes de guerre avaient absolument besoin d’instruments qui surclassent les moyens de destruction de leurs adversaires.

Un univers qui transmet un message

Mais il reste que la science se constitue réellement au niveau où justement ces sous-entendus humains cessent d’être sous-entendus et où vraiment, devant un monde personnifié, le savant entre dans l’état d’émerveillement et de contemplation dont Einstein a dit que, il est à la source de toutes les grandes découvertes scientifiques. C’est dans ce dialogue que justement le génie éclate.

Un savant s’il est mû par l’amour de la vérité, ce seul amour de la vérité l’introduit déjà dans le réalisme mystique. C’est-à-dire qu’il se sent engagé…, devant cette valeur indéfinissable qui le domine tout entier, pour sa joie d’ailleurs, puisqu’il est comblé par elle, qui est la vérité.

C’est dans ce dialogue que la science devient une catharsis, une purification, une exigence, un engagement, et j’allais dire, une religion, parce que justement, on ne se trouve plus devant un univers-objet, un univers-chose, un univers-instrument, un univers à exploiter, mais un univers lui-même don, un univers qui transmet un message, ou tout au moins, qui rend sensible une Présence et il est parfaitement clair que, pour le savant, sans qu’il ait besoin d’employer des mots mystiques, sans qu’il ait besoin de reconnaître explicitement cette Présence, il est clair que pour lui, s’il est un savant qui ne se vend pas, si il est mû par l’amour de la vérité, ce seul amour de la vérité l’introduit déjà dans le réalisme mystique, c’est-à-dire que, il se sent engagé, engagé non pas engagé envers des commanditaires, non pas engagé envers une usine, non pas engagé envers des militaires qui veulent un instrument de destruction plus efficace et plus rapide, mais engagé devant cette valeur indéfinissable qui le domine tout entier, pour sa joie d’ailleurs, puisqu’il est comblé par elle, qui est la vérité, la vérité.

[Repère enregistrement audio : 50’ 38’’]

L’amour de la vérité

Quand Jean Rostand parle de la vérité, il en parle exactement comme un mystique qui sait que il faut se dépasser pour s’en approcher, qu’il faut se remettre en question, qu’il ne faut jamais croire que l’on a abouti au résultat suprême, qui sait qu’il faut le silence, le silence, que la vérité n’est jamais là où l’on crie, et presque jamais là où l’on parle, et que finalement, elle est ineffable, on ne peut pas la dire, sans risquer de la limiter.

Il est évident que, à ce niveau, il ne s’agit plus des formules, il ne s’agit plus du code de l’hérédité, il ne s’agit plus des formules de la relativité, il s’agit de quelque chose d’infiniment plus précieux, il s’agit de quelque chose de final, de définitif, d’éternel mais, précisément, d’informulable, d’informulable que l’on reconnaît toujours, sans le connaître jamais.

Et c’est cela qui aimante la science, c’est cela qui la porte, c’est cela qui illumine l’esprit de l’homme de science, à quelque époque qu’il appartienne. Il y a des découvertes qui ont été faites cette année, qui étaient encore inconnues il y a deux ans, comme la formule du code de l’hérédité, si vous le voulez, et il est parfaitement clair que les gens qui vivaient, il y a deux ans, n’étaient pas tous des imbéciles ; et que tous les savants qui ne détenaient pas encore la formule, trouvée aujourd’hui, n’en étaient pas moins dans la lumière – et dans la même lumière.

Cela veut dire que, en passant d’un palier à l’autre, d’un palier de la recherche et de la découverte à l’autre, d’une formule à l’autre, le savant peut parfaitement être situé dans la lumière du centre, graviter dans ce soleil intérieur de la vérité et en être d’autant plus illuminé qu’il est lui-même plus engagé, car justement nous sommes dans un univers personnel où on connaît dans la mesure où l’on naît, où l’on naît au sens de naître et au sens de EST, les deux sens se recouvrent.

C’est sous forme d’histoire qu’on atteint à la vérité

Connaître et naître

Plus on EST, et plus on naît, au sens de naître, plus on connaît, car il ne s’agit plus maintenant de connaître une chose, un objet…, mais on est en face d’une Présence qui est le suprême aimant de toute recherche, le suprême espace de toute liberté, la suprême récompense de tout amour.

On connaît dans la mesure où l’on naît, on connaît en étant, on connaît en naissant. Et plus on EST, et plus on naît, au sens de naître, plus on connaît, car il ne s’agit plus maintenant de connaître une chose, un objet, une formule qui permet d’engendrer les phénomènes, de les comprendre et de les reproduire, mais on est en face d’une Présence finale, d’une Présence qui est le suprême aimant de toute recherche, le suprême espace de toute liberté, la suprême récompense de tout amour, et justement parce que on se retrouve, ou plutôt parce qu’on se trouve dans un rapport essentiellement personnel, c’est sous forme d’histoire qu’on atteint à la vérité.

Il n’y a pas de recette pour connaître une personne. On peut déterminer l’épaisseur d’une lame de métal par la lumière, par une longueur d’onde avec une précision extraordinaire, mais il n’y a pas de recette pour connaître le secret d’un être humain, qui d’ailleurs devient, qui doit se joindre lui-même et qui normalement ne se joindra lui-même que dans un amour où il s’échange avec un autre, et finalement, toujours dans un amour où il s’échange avec Dieu. Là, il est parfaitement clair que c’est le don de soi qui est normatif. Ici, la vérité s’identifie avec une histoire.

Le Portrait de Dorian Gray, ou le cœur fermé

Je vous rappelle simplement, pour détendre votre attention, et pour vous fournir une parabole, je vous rappelle le dialogue entre Dorian Gray et Sibylle Vane dans Le Portrait de Dorian Gray. Je vous rappelle cette scène que l’on sent vivre encore dans le livre, cette scène où Dorian foudroie du regard Sibylle et l’insulte parce qu’elle a joué comme un pied le rôle de Juliette, dans la tragédie de Shakespeare, qu’elle avait joué jusque là génialement. Et il s’était épris d’elle, du moins il le croyait, il avait fait d’elle un bijou dont il se parait, il rabattait les oreilles de ses amis de ce génie qu’il avait découvert et qu’il croyait avoir inventé. Il voulait triompher en amenant ses amis au spectacle, et c’est justement ce soir-là, que Sibylle se dégonfle et tombe au rang des actrices de dixième rang.

Alors, furieux d’être humilié, il la piétine, l’insulte, à quoi elle répond ce mot magnifique qui est le plus bel aveu d’amour : « Tant que je ne connaissais pas l’amour, je pouvais le jouer. Maintenant que je le connais, c’est impossible. » Il est clair que, cet aveu qui nous émeut, nous, à le lire, aurait ému Dorian Gray, l’aurait transfiguré, l’aurait comblé de bonheur s’il avait réellement aimé ; mais parce qu’il n’aime pas, parce qu’il n’aime que soi, parce que Sibylle n’était qu’un objet pour flatter sa vanité et son orgueil, il la laisse tomber froidement et elle se tue dans la même nuit.

Le dialogue est impossible ici, justement, parce que il n’y a pas de présence accordée à cet aveu magnifique : il n’y a personne pour l’entendre et le recevoir, et c’est cela justement, dans le monde personnel, qui est la loi fondamentale. La plus belle musique du monde ne peut vous toucher si vous ne l’entendez pas, si vous ne l’écoutez pas. Le plus grand génie du monde ne peut pas vous instruire, si vous vous bouchez les oreilles ; et l’amour le plus généreux et le plus passionné ne peut pas vous émouvoir, si votre cœur est fermé.

La Révélation est une histoire reçue par une présence humaine

La révélation ne peut se faire que sous forme d’histoire. Ce n’est jamais une affirmation qui puisse être projetée dans un formulaire, une fois pour toutes. Il s’agit d’une Présence qui se communique et qui ne peut être reçue que par une présence humaine.

Et c’est ce qui nous explique immédiatement que la révélation de Dieu qui se situe dans un monde essentiellement personnel, puisque Dieu est personne à un degré unique, puisqu’il est seul personnifiant, puisque nous ne devenons personne qu’en le rencontrant, puisque il est la clef de notre intimité et l’espace de notre liberté, c’est ce qui explique que la révélation ne puisse se faire que sous forme d’histoire. Ce n’est jamais une affirmation qui puisse être projetée dans un formulaire, une fois pour toutes. Il s’agit d’une Présence qui se communique et qui ne peut être reçue que par une présence humaine.

Dans la mesure où la présence humaine est défaillante, imparfaite, mêlée d’ombre, le visage de Dieu se déforme, se gauchit, se défigure et finit par devenir une idole et toutes les imperfections de la révélation, dans l’Ancien comme dans le Nouveau Testament, ou dans l’histoire humaine et dans tous les livres sacrés, les imperfections viennent, non pas de Dieu, mais de l’homme qui ne peut communiquer Dieu que dans la mesure où il le vit, qui ramène nécessairement Dieu à sa propre mesure et qui nécessairement exprime Dieu dans son propre langage.

Et c’est pourquoi il fallait, pour que la révélation fût parfaite, une humanité absolument parfaite, une humanité absolument décantée, une humanité entièrement désappropriée comme nous le verrons cet après-midi, qui est l’humanité de Jésus-Christ. C’est à travers cette humanité que la révélation se fait jour et elle en est inséparable.

La révélation chrétienne est une histoire parce que elle se situe dans un univers essentiellement personnel où la connaissance est consubstantiellement liée à un échange de personnes, c’est-à-dire que cette vérité est une vérité existentielle, une vérité qui nous engage, une vérité inconnaissable et inaccessible, si nous ne devenons pas nous-même, si nous n’atteignons pas au niveau du moi personnel, du moi illimité, du moi-valeur, du moi créateur, du moi bien commun que nous avons à devenir.

[Repère enregistrement audio : 1h01’ 02’’]

La seule appropriation possible est une appropriation libératrice

Un Dieu dépossédé

Et à l’arrière-plan de tout cela, nous voyons surgir le monothéisme trinitaire sur lequel nous reviendrons cet après-midi, nous voyons surgir ce monothéisme trinitaire qui est si différent du monothéisme unitaire.

Le Dieu qui se révèle en Jésus-Christ est un Dieu trinitaire, c’est un Dieu désapproprié, c’est un Dieu qui n’a prise sur son acte et sur son être qu’en le communiquant ;… il ne peut rien posséder, non plus, de l’univers, il ne peut ni s’imposer à lui, ni le contraindre ; il ne peut l’atteindre que par son amour, il ne peut se révéler que comme l’amour, et par suite, il n’est accessible qu’à notre amour.

Car le Dieu qui se révèle en Jésus-Christ n’est pas un Dieu solitaire, c’est un Dieu trinitaire, c’est un Dieu dépossédé, c’est un Dieu désapproprié, c’est un Dieu qui n’a rien, c’est un Dieu qui n’a prise sur son acte et sur son être qu’en le communiquant, c’est un Dieu qui, ne pouvant se posséder lui-même, c’est un Dieu, puisqu’il est, dans sa vie intime, l’anti-possession et l’éternel dépouillement, il ne peut rien posséder, non plus, de l’univers, il ne peut ni s’imposer à lui, ni le contraindre ; il ne peut l’atteindre que par son amour, il ne peut se révéler que comme l’amour, et par suite, il n’est accessible qu’à notre amour.

Ce que nous voulons posséder nous échappe

Cela nous confirme dans la découverte que nous faisions sur le plan moral : ici, sur le plan de la connaissance et de la vérité, ce qui est la même chose, sur ce plan-là, nous découvrons, de nouveau, que la seule appropriation possible de l’univers, de l’histoire, et à plus forte raison de la vérité, est une appropriation libératrice. On ne peut pas posséder quoique ce soit en le ramenant à soi, sans perdre immédiatement et la lumière que cette chose pouvait apporter et les titres qu’on avait d’en jouir, puisque elle ne peut être pour nous que l’espace de sécurité qui nous conduit à un espace de générosité.

Cela est vrai des choses matérielles : elles nous échappent quand nous voulons les posséder en un sens absolu, elles nous échappent et elles font de nous des esclaves de nos passions non conquises. A plus forte raison, la vérité nous échappe lorsque – la vérité comme la vertu nous échappent – lorsque nous voulons en faire une possession que nous ramenons à nous-même afin de l’exploiter.

Conclusion

Le chrétien est engagé et présent à l’histoire

Nous aboutissons donc toujours à la même conclusion : le christianisme nous veut totalement présents à l’histoire, il nous veut totalement engagés dans notre mission temporelle, il nous veut terriens au maximum, parce que nous avons la charge d’abord de nous-même et de notre propre création, de toute l’humanité où chacun doit accéder à cet univers intérieur où il devient à son tour un créateur, la charge de la terre pour qu’elle ne soit pas simplement le rouleau compresseur qui écrase nos besoins, la charge de l’univers pour que nous puissions y retrouver une Présence, pour que nous puissions nous émerveiller devant lui et en faire avec nous-même une offrande dans une création qui soit toute entière un immense offertoire, comme elle est appelée à être l’ostensoir de Dieu.

Le chrétien va s’adonner à l’aménagement de la terre et des astres, dans la mesure où notre puissance s’étend à eux, comme à une œuvre sacrée qui lui est plus chère qu’à quiconque…, parce que tout cela pour lui fait partie du règne de l’homme et du règne de Dieu qui coïncident l’un avec l’autre.

Le chrétien donc va s’adonner, si il est chrétien, et nous-même si nous étions chrétiens, va s’adonner à l’aménagement de la terre et des astres, dans la mesure où notre puissance s’étend à eux, il va s’appliquer à ce travail comme à une œuvre sacrée qui lui est donc plus chère qu’à quiconque et qu’il accomplira avec plus de passion que n’importe qui, parce que tout cela pour lui fait partir du règne de l’homme et du règne de Dieu qui coïncident l’un avec l’autre ; parce que il ne peut pas se réaliser et parce que Dieu ne peut pas se révéler, ni entrer dans l’histoire, si l’histoire ne reçoit pas cette dimension humaine, si le monde n’est pas libéré, si il n’est pas humanisé, s’il ne devient pas, pour chacun, la condition de sa libération et l’espace de sécurité où il pourra devenir un espace de générosité.

En premier lieu l’espace de sécurité

Un jeune patron me demandait ce que je pensais un jour de construire une chapelle dans son usine. « Nous avons pensé, ma femme et moi, à construire une chapelle dans notre usine. » – « Mais d’abord vos ouvriers la désirent-ils, première question. Deuxième question : avec quel argent la construirez vous ? Si c’est avec l’argent de l’usine, c’est le fruit du travail de tous. Tous doivent être consultés. Quel est le salaire de vos ouvriers ? Le salaire légal suffit-il ? » – « Je n’en sais rien. » – « Commencez par là. Commencez d’abord par savoir si le salaire légal de vos ouvrier leur suffit avant de leur imposer une chapelle qu’ils n’ont pas désirée et que vous construirez avec les bénéfices d’une entreprise dont ils sont la source, dont ils sont les collaborateurs. Vous voulez donc leur faire maudire Dieu en les frustrant précisément d’une participation à ces bénéfices auxquels ils ont droit ? Quand ils seront pourvus, quand ils seront devenus cet espace, cet espace de générosité parce qu’ils auront un espace de sécurité suffisant, alors il sera peut-être temps d’ériger la chapelle. »

En l’homme le règne de Dieu

Mais, pour commencer et dans la perspective du Lavement des pieds, il faut d’abord, d’abord voir, reconnaître, et reconnaître en accomplissant la justice, reconnaître que le premier sanctuaire, le sanctuaire unique, le sanctuaire éternel, le seul sanctuaire inviolablement sacré, c’est l’homme, c’est l’homme. C’est là. L’homme devant lequel Jésus est agenouillé le soir du Jeudi saint, l’homme qui doit construire l’histoire et qui ne pourra la construire humainement que si l’homme respecte l’homme, que si l’homme reconnaît dans l’homme le règne de Dieu, comme si chacun traite l’autre enfin comme le sanctuaire de la divinité.

Date de publication sur le site : 01/01/2017