01-12/06/2011 – Conférence – Il y a en moi plus que moi

Au
Caire, dans les années 40, lors d’une retraite.

 

Il y a en moi plus que moi. Ce trésor, cette valeur qui me dépasse et dans laquelle je dois m’effacer pour la transmettre aux autres, c’est Dieu en nous.

Cette valeur que nous portons en nous et qui n’est pas nous, qui valorise tout, c’est la lumière qui luit toujours, le pôle, le foyer de toutes les tendresses. Découvrir ce Dieu intérieur, l’écouter.

Nous avons l’habitude de traiter Dieu comme un absent. Or c’est nous qui sommes absents.

 » Combien d’âmes pousseront un jour un cri de surprise en découvrant tout ce dedans qu’elles portaient en elles et qu’elles ont ignoré ? » (Mgr. d’Hulst.)/

 » La lumière luit dans les ténèbres et les ténèbres ne l’ont point reçue « . Voilà la cause de l’angoisse du Christ, là est le grand péché de l’homme. Il a mis en échec le destin de la lumière qui est d’éclairer les ténèbres. Jésus, pur amour, ne peut qu’aimer. De même que la lumière ne peut qu’éclairer. Mais devant notre refus d’amour, il est impuissant car la loi de l’esprit est une loi de liberté. L’esprit ne peut s’imposer à l’esprit : il faut le libre consentement. Dieu est tout-puissant pour créer, mais il ne peut contraindre notre cœur. Il est désarmé devant celui qui n’aime pas.

Tragédie de l’esprit lorsque le cœur se refuse, l’âme se détériore et s’abîme. Ce n’est pas la faute de la lumière : les hommes ont préféré les ténèbres.

En Jésus, il n’y a que le Dieu qui aime, le Dieu condamné et qui ne condamne pas, celui qui meurt du mal, victime dans son agonie d’une puissance d’amour qui nous appelle à collaborer librement en aimant. C’est la grande proposition des fiançailles dans l’acte de confiance, la possibilité du  » oui  » qui s’offre à nous, la remise du  » soi  » entre les mains de ce Dieu qui est en nous sans s’imposer jamais.

Se cacher en Dieu en état de démission et d’abdication totale de notre  » moi « , pour adhérer à tout l’inconnu de Dieu, s’effacer en lui afin qu’il rayonne en nous. Dieu est notre bien commun ; nous devenons féconds par lui si nous nous effaçons.

Dieu, c’est la rencontre intérieure à laquelle toute notre vie est suspen­due. «  C’est en lui que nous avons la vie, le mouvement et l’être  » (Act.17, 28) Celui qui l’a rencontré et qui est entré dans cet océan de lumière ne peut plus revenir en arrière. Cette rencontre avec le bien unique est pour chacun de nous quelque chose d’imprévisible, de spontané, de personnel. Chacun reçoit selon sa mesure et selon ce qu’il est. A chacun sa découverte intérieure afin de trouver en lui la plénitude de notre vie.

Il faut que le Dieu vivant reste en nous toujours vivant. Il faut qu’il nous soit neuf chaque matin, un aspect insoupçonné, une source nouvelle, une connaissance plus approfondie ranime en nous l’enthousiasme.

Lorsque la tendresse devient un geste extérieure, elle est une profanation. Renouveler le contact avec la beauté pour obtenir une harmonie toujours plus parfaite. La beauté nous purifie de nous-même, nous élève au-dessus de nous-même, de nos misères et de nos besoins qui nous écrasent.

Combien est touchant cet effort incessant de l’homme pour joindre la beauté et opérer ce point de jonction, cette communion et, plus il la découvre, plus l’exigence grandit et le presse !

Pour que notre vie soit un chef-d’œuvre selon l’esprit, il faut rencontre le Dieu vivant, il faut s’effacer, se démettre en toute humilité et dépossession de soi. Les humbles sont diaphanes et nous communiquent cette valeur, cette Présence du Dieu intérieur qui rend la vie féconde et créatrice.

Toute la vie est au-dedans, vie intérieure et intime de l’être. Dès que nous nous extériorisons, entraînés par l’automatisme de la vie quoti­dienne, nous devenons opaques et perdons cette transparence dont le centre de jaillissement est dans la présence de cette valeur intime. Portez Dieu, qu’il rayonne en vous, mais ne parlez pas de lui aux pauvres. Vous l’abîmeriez.

Cet amour intime de Jésus ne doit pas être seulement pour nous seuls. Il doit avoir à travers nous un rayonnement et constituer la marque, le costume auquel on nous distingue.  » Revêtez-vous de Jésus-Christ  » c’est-à-dire qu’il faut nous efforcer de vivre en empruntant le plus possible les pensées et les sentiments de notre Seigneur. Saint Paul ne disait-il pas :  » Je vis, ce n’est plus moi qui vis, c’est le Christ qui vit en moi « . (Ga. 2, 20)

Nous devons ressembler au Christ non seulement parce qu’il a pris une humanité semblable à la nôtre, mais parce qu’il a donné à notre humanité une vie semblable, identique à la sienne, la vie même de Dieu. Notre Seigneur l’explique lui-même par cette comparaison :  » Voyez une vigne. Dans les branches et dans le cep, c’est la même sève qui circule. Les branches vivent de la vie du tronc. Le cep, le tronc, c’est moi ; les branches, c’est vous. En moi, la vie divine totale ; en vous, tant que vous restez adhérents à moi, la vie divine par participation« . (Jean 15, 1-6)

Branchés sur le Christ au jour de notre Baptême, nous avons reçu par lui la vie divine qui circule en nous, tant que nous demeurons en état de grâce, mais si la vie de Dieu est la même substantiellement dans le Christ et en nous, une seule chose diffère : la mesure. Elle dépend de la capacité. Il la possède totale – et nous participée. Il la possède par nature – et nous par adoption. Il la possède inamissible – et nous pou­vons la perdre.

Une seule chose importe donc, que nous gardions le contact, que nous restions selon les expressions de saint Paul  » entés sur le Cbrist  » enracinés dans le Christ. De la sorte, la vie qui circule en lui pénètre en nous et la vie du Christ, c’est la vie même de Dieu, contact qui nous délivre de nous-même dans une démission totale, parfaite, à la puissance qui nous pénètre et nous remplit. L’humilité dans l’amour, voilà la mys­tique authentique.

Cette démission, cette pauvreté dont l’hôte divin embrase les âmes, est en lui à un degré infini. Dieu est amour et sa puissance est identifiée à son Amour qui ne peut être qu’altruiste. L’amour égocentriste est impossible et monstrueux. C’est Dieu qui nous inspire cet amour du prochain et nous devons retrouver en lui la source de cet amour désin­téressé, gratuit.

Il y a en moi plus que moi, ce trésor, cette valeur qui me dépasse et dans laquelle je dois m’effacer pour la transmettre aux autres. Ce don de soi est possible en Dieu, même au plus intime de sa vie intérieure. Le prix de notre vie est de s’effacer en lui parce que lui est au sommet du don de soi.

L’altruisme de Dieu est ce mouvement qui le porte vers l’Autre son égal, l’être éternel, infini comme lui, effusion infinie jaillissant du Père au Fils, cette flamme suspendue entre le Père et le Fils, c’est le Saint-Esprit, pluralité dans l’unité de l’esprit, pluralité dans l’identité. Unité dans la distinction et la distinction dans l’unité : Dieu est Trinité, autrement il serait inconcevable à l’état de don. Pour qu’il y ait un élan d’extase, il faut le don absolu de soi à l’alter ego : élan du Père vers le Fils, du Fils vers le Père dans le Saint-Esprit.

En Dieu, la vie divine est un foyer d’altruisme dans une exigence de désappropriation et de dépossession continuelle, modèle parfait de ce travail de renoncement auquel la créature est appelée, dans un effort quotidien pénible et angoissant, mais qui devient lucide et transparent, si elle voit en Dieu même la source de cet amour qui exige la déposses­sion pour l’élan altruiste.

Si la vie vaut d’être vécue, elle est là cette valeur que nous attendions, c’est que Dieu est l’éternelle Pauvreté. L’être dans sa plénitude et sa richesse est don : être et se donner, c’est une même chose.

Dieu est la pauvreté comme nous ne le serons jamais. Il se dépossède dans son élan comme nous ne le ferons jamais, car nous sommes un mélange de oui et de non, de lumière et d’ombre. Dieu est la candeur de la lumière éternelle, la transparence de l’amour, ce rayon qui est le don de lui -même.

Dieu est Dieu parce qu’il est le don infini, l’extase où le don est sans reprise. Il vient à nous dans son humilité pour nous entraîner dans cette divine beauté : extase du Père et du Fils dans le Saint-Esprit. Aimer, c’est se donner, ce n’est pas posséder. On ne réalise toutes les richesses d’un être que par le don total.

Aimer dans une pureté toujours plus grande, une démission plus totale, une dépossession plus complète : s’accomplir en état de pauvreté en se donnant. Ce dépouillement de soi, c’est le privilège qu’il nous confère, c’est l’appel vers cette vie divine dans un immense élan de l’univers par cette extase d’amour où gît le mystère de la pauvreté de Dieu. Ainsi s’explique cette prière de Jésus dans ses adieux pendant la Cène :  » Père saint, conservez ceux que vous m’avez donnés, qu’ils soient uns comme nous le sommes, qu’ils soient un en nous, moi en eux et vous en moi « . (Jn. 17, 11- 22).

Le discours diaphane de l’institution eucharistique est l’analogue de celui de la Croix, le même sens évident et clair : la mise en demeure de l’amour. Pendant les trois années de sa vie publique, Jésus cherchait aussi longtemps que possible à s’approcher de la foule et à gagner sa confiance. Ce peuple, berné par une tradition faussée de la venue du Christ, roi triomphant d’un royaume terrestre, il voulait le ramener lentement et sans contrainte à comprendre les vérités immuables des promesses divines si mal interprétées. Il ne veut point séduire les âmes, mais les ouvrir par son amour ; pas de pression sur leur conscience : il attend leur consentement libre. Jésus veut être conforme au milieu où il vit, s’efforçant à une religion plus pure. Il fait tout son possible pour accréditer son message en accord avec les mots familiers de la foule. Ce qui est nouveau, c’est la personne de Jésus qui donne à ces mots la résonance nouvelle.

Le Royaume de Dieu ne viendra pas en coup de théâtre, mais comme une petite semence, un ferment caché dans la pâte, le jugement de la lumière qui luit dans les ténèbres. A ceux qui lui demandent des mi­racles, il répond :  » Cette génération est mauvaise et adultère. Il ne lui en sera pas donné « . Partout où il fait des miracles, il recommande le secret, car il ne veut point attirer l’attention par des oeuvres d’éclat. Ce qu’il demande, c’est l’attention des âmes :  » Le Royaume de Dieu est au-dedans de vous « , leur dit-il, de crainte qu’ils ne se méprennent sur sa mission.

Contre l’es entraînements de son milieu, contre l’attente surexcitée de son peuple, contre les suggestions enthousiastes de ses disciples, contre les insinuations perfides de ses adversaires, contre l’immense réseau de consignes, de rites et de pratiques jeté sur la vie par la tradition des Docteurs, contre le génie même de la langue qu’il parle, Jésus, avec une divine obstination, ramène toute sa doctrine à cette donnée centrale :  » Le Royaume de Dieu est au-dedans de vous « . (Luc 17, 21)

Il n’y avait pas de provocation plus terrible aux yeux des pouvoirs éta­blis que cette parole tranquille qui les dépossédait de tout le prestige de leur science. Et pourtant, il n’y avait pas de plus grand bienfait, ni de plus grand amour : la religion cessait d’être l’apanage d’un peuple, le privilège d’une caste, la spécialité d’une corporation : c’était la vie, la vie ouverte, la vie donnée, la vie dans sa plénitude.

Il comprenait bien leur impuissance à comprendre, quand ils venaient à lui pleins d’eux-mêmes, pleins de leurs pré jugements et pleins de leurs exigences, avec tout l’appareil tumultueux de leur extériorité pour capter les sources silencieuses de la vie éternelle.  » Personne ne peut venir à moi si mon Père qui m’a envoyé ne l’attire. Quiconque écoute le Père et se laisse enseigner par lui, vient à moi  » (Jean 6) car venir à lui, c’est vivre sa vie en vivant sa mort, c’est n’être qu’un seul être avec lui, dans la suprême dépossession de soi, où la première béatitude a ses racines éternelles : « Bienheureux les pauvres selon l’Esprit, car le Royaume des Cieux leur appartient « . (Mt.5, 3)

Là est notre délivrance et là est notre liberté : mystère de pauvreté dans la transparence de l’être dépouillé de soi-même et diaphane à la Présence de Dieu. Ces valeurs se mesurent à notre intimité avec lui et grandissent à proportion de sa croissance en nous et de notre efface­ment en lui puisque c’est en lui laissant toute la place que nous devenons les témoins et les hôtes de l’infini.

La Création est achevée du côté de Dieu. Elle ne l’est point du nôtre et il ne nous est pas demandé moins que de devenir les collaborateurs de Dieu dans l’œuvre de pur amour qui doit faire de toute créature le reposoir de sa tendresse.

C’est pourquoi il ne cesse de nous assiéger dans ses mystérieuses prévenances et de nous attendre, en son ineffable Pauvreté, pour nous donner l’eau vive de son Amour, comme il attendait la Sama­ritaine sur la margelle du puits à l’heure de midi. Elle ne connais­sait pas sa soif. Cependant il l’attendait et il lui parla, comme si elle avait été la plus grande des contemplatives. C ‘est à elle qu’il dit ces paroles définitives, au-delà desquelles on ne pourra jamais remonter, ces paroles qui vivent d’une vie éternelle, ces paroles jaillies de la source et portant sa lumière, ces paroles que le cœur attendait et qu’il reconnaît aussitôt comme la réponse qui comble son attente,  » Dieu est Esprit et il faut que ceux qui l’adorent, l’adorent en esprit et en vérité.  » (Jn. 4, 24)

Partout où Jésus apparaît, il enseigne la foule qui le suit, subjuguée par cette doctrine si touchante, chantant cesparaboles avec tout le charme qui émanait de lui. Les disciples, enivrés des rêves de la foule, subjugués par le rayonnement émanant du Christ, se laissaient dominer par l’esprit d’ambition : leur souci, c’était de savoir qui aurait la première place. Aussi Jésus raconte-t-il le récit des trois tentations subiespar lui comme un signe pour les orienter dans la mission messianique.

Dès qu’il les sent mieux préparés, Jésus interroge ses disciples. C’est vers le troisième tiers de son ministère après l’intimité de la vie quoti­dienne et l’expérience des miracles dont il illustre parfois son enseigne­ment que se place la confession des disciples :  » Qui dit-on que je suis ?  » Et Pierre enthousiaste répond :  » Tu es le Christ.  » Cette confession est un tournant pourles disciples dont il prouve le progrès spirituel. Elle est aussitôt suivie de l’annonce de la Passion, car le Christ sait le sens matériel et national prêté à la venue du Messie. Il était donc nécessaire de dégriser leur enthousiasme.  » Le Fils de l’Homme, leur dit-il, sera livré et mis à mort « . Pierre prend Jésus à part :  » Seigneur, impossible, cela ne vous arrivera pas, à Dieu ne plaise « . Jésus se tournant vers lui :  » Arrière, Satan, lui dit-il. Tu m’es un scandale, car tu n’as pas le sens des choses de Dieu, mais des choses de l’homme « . (Mt. 16, 21-23)

Voilà le point crucial : ceux-là même sur qui il comptait se montrent les moins capables, ils ne comprennent pas. Jésus est seul. Le Christ ne pouvait échouer d’une façon plus sensible. Ce geste était un appel de l’esprit à l’esprit. Voici qu’il se retourne contre le sens de sa mission Ses disciples font de lui le champion de leurs rêves ambitieux. Jésus s’enfuit sur la montagne à la faveur de la nuit qu’il passe seul en prière : il ne peut plus reculer, sous peine de devenir complice de l’équivoque.

Le lendemain, s’adressant à tous ses disciples, il dit :  » Si quelqu’un veut venir après moi, qu’il se renonce soi-même, qu’il porte sa croix et me suive. Que sert à l’homme de gagner l’univers s’il vient à perdre son âme ?  » Son Royaume n’est point de ce monde. Il ne veut régner que sur les âmes qui l’auront librement choisi. ( Mt. 16, 24-25)

S’adressant aux douze, il leur dit :  » En vérité, il est bon que je m’en aille, car si je ne m’en vais pas, le Consolateur ne viendra pas à vous « . (Jn. 16, 7). Son humanité leur était devenue en quelque sorte un piège. Il fallait soustraire à leurs yeux cette chair qui le voilait au regard de leur âme. Cette chair, si souverainement spirituelle cependant, à laquelle ils attachaient obstinément leurs ambitions de chair. Il fallait la leur révéler comme le sacrement mystérieux de l’Amour éternel. Il fallait la leur proposer comme la chair crucifiée qu’on ne peut rejoindre que par la Croix. Il fallait qu’ils entrent en sa Passion, qu’ils acceptent sa défaite, qu’ils se nourrissent de son opprobre jusqu’à la mort d’eux­-mêmes. Alors, elle leur serait rendue, mais du dedans, comme la chair glorieuse et ressuscitée, comme la chair toute spirituelle que l’Esprit peut seul découvrir en l’illumination de la foi.

C’est ainsi qu’elle leur est proposée dans l’institution eucharistique, sous la figure du pain où les sens ne peuvent rien pressentir s’ils ne sont devenus comme intérieurs à la foi. Son humanité serait avec eux et en eux, mais leur chair n’y aurait plus aucune part et leurs ambitions seraient anéanties dans son propre anéantissement.

Le Verbe fait chair n’allait plus paraître à nos yeux qu’avec un visage de chose. Le Verbe fait chair, l’éternelle parole, allait devenir le Verbe silencieux. La divine Pauvreté entrait en son suprême dépouil­lement.

Voilà le Dieu qu’il faut sauver de tous nos refus d’amour, de notre absence indifférente. Il a voulu demeurer au milieu de nous, afin de ne pas nous laisser orphelins, mais sous la forme la plus humble et la plus dépouillée qui soit. C’est le Dieu captif qu’il faut délivrer.  » Je me tiens à la porte et je frappe. Si quelqu’un entend ma voix et m’ouvre la porte, j’entrerai « .

Voilà l’œuvre à accomplir : nous rendre capables d’un tel don, nous ouvrir à la lumière, soulever les linteaux de notre cœur trop étroit pour livrer passage à ce divin maître. C’est nous qui y mettons obs­tacle et qui tenons en échec son Amour. Il n’y a que la pauvreté selon l’esprit où l’âme renonce à se posséder elle-même, qui puisse deviner les abîmes d’amour de cette ineffable Pauvreté.  » Donnez-moi votre vie telle qu’elle est et j’en ferai ma vie telle qu’elle est « .

Telle est la religion du Fils de l’Homme. Si la nourriture, le pain et le vin, a pu être transsubstantiée, si son être a pu céder à l’invasion mystérieuse du Seigneur et s’effacer en lui pour n’être plus que le foyer ineffable de sa Présence, qu’est-ce qui pourra échapper à l’assomp­tion divinisante de son étreinte ?

 » Jérusalem, combien de fois ai-je voulu rassembler tes enfants comme la poule rassemble ses poussins sous ses ailes, et tu ne l’as pas voulu « . (Mt. 23/37) N’est-ce pas l’énoncé le plus saisissant de la divine tragédie :  » J’ai voulu, moi ton Seigneur et ton Dieu, mais toi, tu n’as pas voulu  ». C’est l’attente éternelle de l’Amour qui se propose dans le respect infini de notre liberté. Ecoutez cet appel :  » Vous qui passez, venez et voyez s’il est une douleur semblable à la mienne « .

Ses souffrances, durant son agonie et sa mort même, sont le fruit de nos refus d’amour, de l’opacité où nous sommes dans notre refus de la lumière. Si la Croix est la Rédemption de l’homme parce qu’il voit qu’il est aimé de Dieu, la messe est la Rédemption du Christ, car là il n’est plus seul, c’est sa victoire, cette présence continuelle qui veut nous transsubstantier en elle. Si ce ferment de l’âme humaine reste inefficace, c’est à cause de notre absence.

Pourquoi perdre le temps à se lamenter sur le temps perdu ? Commence, sois la petite lampe ardente, toujours présente. Qu’importe ce qui nous arrive, c’est ce qui lui arrive qui nous importe. Recevoir en style chrétien, c’est tout donner. Vivre dans un total abandon à sa divine volonté. Que, seulement, je fasse de ma vie une chose simple et droite, pareille à une flûte de roseau que tu puisses emplir de musique !  » O insensé qui essaies de te porter sur tes propres épaules ! O mendiant qui viens mendier à ta propre porte ! Dépose tes fardeaux entre les mains de celui qui peut tout porter et jamais ne jette un regard de regret en arrière.

 » Anime avec ta vie la lampe de l’amour. Ne laisse pas les heures s’écou­ler dans l’ombre. Voici la lampe, mais sans jamais le vacillement d’une flamme. Est-ce là ton destin, mon cœur ? Ah ! La mort, pour toi, serait de beaucoup préférable « . (Rabindanath Tagore)

 » Tenaces sont mes entraves, mais le cœur me fait mal, dès que j’essaie de les briser. Je n’ai besoin que de la délivrance, mais je me sens honteux d’espérer. Je suis certain qu’une inestimable opulence est en toi et que tu es mon meilleur ami, mais je n’ai pas le cœur de balayer ma chambre, de tous les oripeaux qui l’emplissent. Le drap qui me couvre est un linceul de poussière et de mort ; je le hais, mais je l’étreins avec amour « . (L’offrande lyrique – R. Tagore)

 » Mes dettes sont grandes, mes défaillances sont nombreuses, ma honte est pesante et cachée, mais quand je viens à réclamer mon bien, je tremble que ma requête soit exaucée. Ceci est ma prière vers toi, mon Seigneur : frappe, frappe à la racine cette ladrerie dans mon cœur Donne-moi la force de supporter légèrement mes chagrins et mes joies. Donne-moi la force d’élever mon esprit loin au-dessus des futilités quotidiennes et donne-moi la force de soumettre ma force à ta volonté avec amour. C’est toi que je veux. Toi seul. Tous les désirs qui me distraient jour et nuit sont faux et vides jusqu’au cœur. Comme la nuit garde cachée dans son ombre l’exigence de la lumière, ainsi dans le fond de mon inconscience, retentit le cri : C’est toi que je veux, toi seul « .

La Création est achevée du côté de Dieu, elle ne l’est point du nôtre. L’homme a rompu la chaîne et fait échec au plan de Dieu. Lorsque le monde fut créé dans une évolution qui l’amena jusqu’au palier de l’esprit par l’apparition de l’homme, Dieu qui est esprit ne pouvait s’imposer à l’esprit créé, sans son libre consentement, c’est-à-dire un acte d’adoration et de donation de tout l’être en une offrande spiri­tuelle de toute la création au Créateur suprême.

Cette épreuve à laquelle fut soumis le premier homme n’était pas un guet-apens, mais la proposition de l’amour de Dieu, des grandes fian­çailles de l’homme avec cet univers dont Dieu le dotait par une adhé­sion de tout son être pour recréer en lui cet univers par le côté où il tient à l’être, afin de rendre ainsi témoignage à l’Esprit.

L’homme a refusé sa destinée sublime, il a failli à son rôle. Il s’est complu en lui-même, séduit par sa beauté et sa puissance, et a préféré s’approprier cet univers d’une manière possessive et égocentriste dans le champ exclusif de son  » moi « . Il a ainsi péché contre l’Esprit dont la loi d’appropriation est relative et altruiste, donative et dépos­sédante, dont l’essence est le don de soi-même. Et c’est par ce refus d’amour que le paradis s’est éteint dans ses yeux : la lumière a été tenue en échec par les ténèbres et c’est ainsi que les puissances mysté­rieuses du malin esprit sont entrées dans le monde avec toutes les conséquences de maladies et d’infirmités morales et physiques.

C’est donc nous qui avons créé la souffrance. Elle n’est donc pas bonne en soi, ni voulue par Dieu et ne peut mener vers Dieu que librement acceptée par nous et offerte à lui en un don total de notre être, une soumission et dépossession qui rétablisse la loi de l’Esprit, telle qu’elle a été établie par le Créateur.

Il ne saurait y avoir de remède tant que nous consentons au principe de nos maux, tant que nous demeurons sourds à l’appel de l’Esprit, en tenant Dieu exilé de notre âme, de notre maison ou de notre cité. Notre mal, en vérité, est plus profond que toutes les détresses apparentes et que toutes nos violences de chair : c’est l’amour d’un Dieu qui saigne dans nos cœurs.

L’univers n’est pas un spectacle à regarder, c’est une oeuvre à faire, une création à poursuivre par l’adhésion de notre être au plan divin pour que la vocation spirituelle de l’univers se réalise, que le Règne de Dieu arrive, pour que tout soit  » oui  » dans la Création comme tout est  » oui  » en Dieu.

Le Sauveur approuve en termes heureux l’exclamation de la femme qui avait dit :  » Bienheureux le sein qui vous a porté « , en affirmant que non seulement celle-là était bienheureuse qui avait mérité d’enfanter corpo­rellement le Verbe de Dieu, mais que ceux là aussi étaient bienheureux qui s’appliquaient à concevoir spirituellement le même Verbe, par l’enten­dement de la foi et à l’enfanter et comme à le nourrir, par la pratique du bien dans leur cœur et dans le cœur de leur prochain.

Nous portons en nous une valeur suprême qui n’est pas nous et devant laquelle tout ce qui est nous doit s’effacer. Notre vie ne vaut qu’en se perdant en cet Autre qui nous est plus intime que nous-même. Et notre unique devoir, comme notre unique gloire, est de lui préparer dans notre âme et dans l’âme de nos frères le berceau mystérieux où notre amour le fera naître. Toutes les fois que notre moi s’est affirmé, c’est à Dieu même que nous avons barré la route dans l’obscurité d’un cœur qui ne laissait plus passer sa lumière.

Nous serions terriblement coupables, en vérité, si nous n’étions si profondément inconscients. O mon Dieu, séparez-moi de moi-même et, au-delà du tumulte de mes actions, au-delà du bruit de mes paroles, recueillez en moi cette prière informulée que votre Esprit connaît mieux que moi-même et, dans le silence le plus intime de mon âme, faites naître votre Parole qui contient toute vérité et qui respire l’Amour!