01/10/2010 – Ste Thérèse de Lisieux

Lausanne,
probablement 3 octobre 1956

 

Par un clic sur la flèche ci-dessous: la voix de Maurice Zundel qui nous permet d’entrer plus profondément dans le texte.

Les Anglais, vous le savez, appellent Sainte-Thérèse « the litlle Flower » la petite Fleur, et ce mot traduit bien cet aspect sentimental sous lequel s’est divulgué le culte de Sainte Thérèse ; celle qui répand des roses, celle qui nous enseigne une voie souriante pour aller à Dieu parce que Dieu est notre Père et que ce Père est plein d’une infinie tendresse et que nous devons aller, par conséquent, aller à lui comme de tout petits enfants.

Qu’il y ait dans Sainte Thérèse quelque chose qui justifie cette image, c’est incontestable, mais il n’est pas moins certain que la sainteté de Sainte Thérèse nous conduit ailleurs.

Pour ne pas dire des choses inexactes d’ailleurs, pour être sûr d’être dans la vérité, il faut nous en rapporter beaucoup moins à ce qu’on a dit sur elle -ou ce qu’elle-même a pu dire d’elle-même qu’à son expé­rience réelle. Or, on peut dire que son expérience comporte deux versants, dont le premier est le plus apparent, à savoir : son immense amour pour son propre père.

Toute la vie de la petite fille a été contenue dans la tendresse de son père. Cela se comprend puisqu’elle avait perdu sa mère très jeune, qu’elle avait d’ailleurs un père exemplaire, infiniment tendre à l’égard de celle qu’il appelait sa petite reine. Il est donc certain que toute la première partie de la vie de Thérèse baigne dans la tendresse de son père.

Elle n’a pas connu ici bas au fond d’autre amour. Et c’est pourquoi –comme Urs Von Balthazar l’a très bien souligné- on ne trouve pas dans son oeuvre d’image nuptiale, alors que tant de mystiques parlent des noces avec Dieu et reprennent toutes les figures admirables du Cantique des cantiques. C’est sous l’aspect de la paternité que Dieu se révèle à Thérèse, parce que, dans son expé­rience, la suprême tendresse est la tendresse de son père. Et puisque toute révélation s’exprime et se prismatise en quelque sorte à travers l’expé­rience de celui qui la reçoit, il est naturel que l’expérience de Dieu se soit traduite immédiatement par le truchement de cet admi­rable tendresse.

Dieu est le Père… ce père qu’elle a connu… ce père qui a illuminé toute son enfance, ce père qui est pour elle l’exemplaire suprême d’un amour parfait. Tout ce qu’elle a pu goûter auprès de son père terrestre d’abandon, de confiance, de joie… toutes les câlineries qu’elle en a reçues, toute l’admiration dont elle a été l’objet de la part de son père… Tout cela, elle va le reporter sur Dieu, ou plutôt Dieu va s’exprimer à travers tout cela en empruntant naturellement le langage de son expérience. Et c’est de là que Sainte Thérèse trouvera le matériel si l’on peut dire… c’est-à-dire toute sa manière d’exprimer les rapports de l’âme avec Dieu.

Cette « petite voie » dont on a tant parlé, c’est la voie de la filiation qui baigne dans une paternité qui est un océan de tendresse. Et c’est ce qu’on a retenu d’ailleurs de sa biographie, c’est ce qui illustre toute l’imagerie qui gravite autour de son visage, c’est « la petite Fleur », c’est « la Sainte exquise » qui durant l’éternité passe son temps à faire tomber sur nous une pluie de roses.

Il n’était d’ailleurs pas inutile que nous entendions cette leçon -il est bien clair que, opposée au Dieu terrible et justicier, cette image de douceur, cette révélation d’une tendresse infinie, inépuisable à laquelle on peut tout demander et de laquelle on peut tout attendre : il était bon que nous eussions de Dieu cette image mais il est clair que la sainteté de Thérèse ne s’est pas consommée sous cet aspect. Et nous en avons l’assurance absolue dans le fait précisément que les deux dernières années ont été marquées par son voeu de victime, ce voeu de victime qu’elle a fait deux ans avant de mourir, ce voeu de victime, naturellement, condense déjà lui-même toute une expérience. Si elle l’a fait, c’est parce que que elle a découvert Dieu sous un autre aspect. Non plus sous l’aspect du Père qui câline sa petite fille… non plus sous l’aspect du Père qui n’est que tendresse, mais sous l’aspect du Supplicié qui est victime de sa création. Et cet aspect nécessairement, puisqu’il est le dernier, qu’il se situe en évolution au stade suprême de la perfection. Cet aspect est évidemment le plus profond. Et nous sentons immédiatement (c’est donc un luxe) cette religion de la paternité divine vue comme une tendresse qui ne cesse de nous câliner, ceux dont la vie n’est pas profondément dévastée par la souffrance ceux qui ne connaissent pas les douleurs qui conduisent jusqu’au désespoir, ceux qui ferment trop facilement les yeux à la douleur du monde peuvent s’enchanter de cette image, mais lorsque on scrute le problème du mal, lorsqu’on est sensible au déchirement de l’histoire, lorsqu’on récapitule dans son coeur tout cet itinéraire d’agonie et de larmes… il devient beaucoup plus difficile de se représenter Dieu sous l’aspect d’un Père qui prend ses enfants sur ses genoux et qui ne cesse de les câliner. Cela peut correspondre à une vérité -et cela correspond certainement à une vérité- mais il y a quelque chose d’infiniment plus profond dans l’aspect du Dieu victime, du Dieu déchiré, du Dieu agonisant, du Dieu crucifié, du Dieu qui meurt du fait de sa créature, parce que le monde serait un scandale intolérable si l’amour infini de Dieu n’assumait pas toute la souffrance et toute la douleur du monde.

Et justement le Dieu chrétien, le Dieu incarné, le Dieu qui se révèle en Jésus-Christ c’est-à-dire dans une histoire d’homme : dans une histoire magnifique et sanglante à la fois : ce Dieu là est un Dieu qui entre personnellement dans la douleur… davantage… qui porte, le premier, toute la douleur du monde, qui est frappé avant nous de tous les événements qui nous dévastent, parce que il n’est pas en dehors de notre histoire. Il la vit. C’est dans notre histoire qu’il se révèle, c’est dans notre histoire que sa figure se dessine, c’est à travers notre histoire que nous entrons en contact avec lui, et en quelque sorte II ne cesse de devenir en nous et nous sommes pour Lui, la chance unique d’une révélation iné­puisable mais qui ne peut passer qu’à travers nous.

Et, il est clair que ce second aspect nous intéresse et nous émeut davantage.

L’image du Dieu paternel, telle que Thérèse l’expose dans ses poésies… telle qu’elle ressort de l’histoire d’une âme : cette image est beaucoup trop enracinée dans les grâces et dans les privilèges de sa propre enfance pour ne pas nous être à quelque degré suspect dans ce sens que nous y voyons trop aisément la projection d’un bonheur rare, exceptionnel qui était le sien.

Mais en retrouvant, en elle, le visage douloureux, en la voyant s’identifier avec le Christ crucifié… nous sentons que elle est entrée dans une nouvelle dimension, que là, vraiment, il se passe quelque chose de profon­dément authentique, qui n’allait pas de soi en quelque sorte dans sa vie : qui lui a été donné et qui a mûri de son extraordinaire fidélité à la grâce.

Et cet aspect beaucoup plus universel, ou plutôt absolument universel, cet aspect par où Thérèse nous apporte un message qui répond à toute l’angoisse du monde et à toute son attente par là nous sommes confirmés justement en tout ce que nous pouvons nous mêmes expérimenter de Dieu. Car le Dieu que nous connaissons, ce Dieu qui nous délivre de nous-mêmes, ce Dieu que nous entendons parfois au plus profond de notre âme, quand nous cessons de faire du bruit avec nous-mêmes… ce Dieu nous apparaît dans une ineffable fragilité ! Nous sentons bien que nous avons barre sur lui, nous sentons bien que tout dépend de nous d’une certaine manière parce que le moindre bruit, le moindre retour à nous-mêmes efface immé­diatement toute cette grandeur et toute cette musique.

Nous prenons conscience, ainsi, de la tragédie de Dieu. Nous nous rendons compte, d’une manière irrécusable que la passion de Dieu continue -ou plutôt qu’elle coexiste à toute l’histoire- que depuis le commencement il en est ainsi et qu’il en sera ainsi jusqu’à la fin tant qu’une seule âme se refusera aux appels de l’amour.

Et nous entrons ainsi dans une religion à la taille de l’homme -une religion qui n’est plus une espèce de rêverie sentimentale où un enfant veut prolonger en quelque sorte son attitude infantile- nous entrons dans la religion virile, dans la religion éternelle, dans la religion qui fait appel à toutes les puissances de notre liberté -dans la religion qui nous guérit de nous-mêmes- car enfin ce salut dont on a tant parlé consiste d’abord à être sauvé de soi-même, à être délivré de cette obsession du moi-zéro; à faire de tout soi-même un espace immense, universel où le monde entier puisse être accueilli. Et c’est là que Thérèse nous conduit, non pas dans ce qu’elle a écrit, mais dans ce qu’elle vit, dans ce qu’elle vivra chaque jour d’une manière plus intense, plus déchirante, dans la nuée où elle est plongée. Car il s’en faut de beaucoup que les roses… les roses pleuvent sur son âme… elle est dans la nuit jusqu’au dernier jour ! Et un de ses derniers mots dans la terreur de l’agonie, sera justement de dire : « Si c’est cela l’agonie… c’est-à-dire si l’agonie est si effroyable que sera la mort »…, que sera la mort ?

C’est le mystère peut-être de Sainte Thérèse comparé à celui de Saint François, que Thérèse ira vers une douleur toujours plus profonde, alors que François qui commence par la douleur, qui sera consommé dans la douleur achèvera sa vie dans la jubilation du cantique du Soleil.

D’ailleurs ces deux messages se rejoignent. Il est bien entendu que la joie est la fin, que la douleur n’est que le chemin ! mais, de contempler à travers Thérèse la douleur divine correspond pour nous à une dimension nécessaire.

Nous ne pouvons entrer dans le sérieux de la vie, nous ne pouvons prendre l’humanité à sa véritable hauteur, nous ne pouvons être fidèles au réalisme de l’histoire, justement qu’en croyant que Dieu, en étant certains que Dieu, est le premier à être frappé de toutes les douleurs… à vivre toutes les agonies et toutes les morts. Et c’est à ce moment là que se produit ce retournement salutaire qui nous délivre de nous-mêmes, c’est à ce moment là que nous pouvons oublier nos douleurs, surmonter nos souffrances, échapper à notre désespoir… parce que nous sommes chargés de l’agonie de Dieu.

« Ô, vous tous qui passez par le chemin, regardez et voyez s’il est une douleur semblable à ma douleur ! » Vous avez dans les yeux cette adorable image de la Piéta d’Avignon… vous voyez ce Christ comme un peseur d’âmes en équilibre sur les genoux de Marie, et vous savez bien que cette image traduit la plus émouvante réalité.

C’est bien cela notre Dieu, c’est ce cadavre vivant sur les genoux de Marie… et qui sollicite notre compassion.

C’est par-là que le scandale du monde est surmonté. Car nous sommes certains que derrière la douleur du monde, derrière tous les abandons et tous les désespoirs, il y a cet Amour qui les vit avec nous. Cet Amour qui n’est que l’amour… qui n’est rien d’autre que l’amour et qui est blessé avant nous de tout ce qui peut nous atteindre.

C’est là le suprême message de Thérèse. Ce message dépasse de beaucoup… dépasse de beaucoup l’image de la Petite Fleur et de la pluie de roses. Nous sommes là au coeur de l’Evangile.

Et nous voulons ce soir, en invoquant Thérèse de la Sainte Face… ce second nom qu’elle a choisi et qui dépasse tellement celui de Thérèse de l’Enfant Jésus en priant Thérèse de la Sainte Face nous voulons demander à Dieu que notre religion atteigne toute sa grandeur, que nous cessions de faire de lui une idole, que nous ne cherchions pas d’abord en lui des consolations et des images qui nous arrachent à la réalité humaine… mais, au contraire, nous lui demanderons d’entrer virilement dans notre tâche, d’assumer avec lui le destin de l’humanité et de comprendre que ce qui donne à la tragédie humaine toutes ses dimensions, c’est qu’elle est d’abord une tragédie divine.

Et nous avons la certitude par Thérèse, comme par Saint François… la certitude que dans la mesure où nous compatirons à la tragédie divine, où nous souffrirons des blessures de Dieu dans l’humanité, alors nous seront beaucoup plus aptes à guérir les blessures humaines.

Car finalement ce sont les mêmes ! et si le scandale du mal est si grand, et si la détresse humaine est si infinie… c’est parce qu’au fond c’est toujours, en nous, la détresse d’un Dieu qui est tout amour et qui est dé­chiré tant que ne règne pas cette joie qui est la fin de tout… cette joie qui ne peut exister que par le concours de notre amour, cette joie qui nous permettra, dans la mesure de notre fidélité à compatir à la douleur de Jésus, de devenir nous-mêmes une note-de-Lumière dans le cantique du Soleil.