01-09/04/2017 – Le mystère du mal et son remède, la prière

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Conférence donnée au Cénacle de Paris en février 1974.

Avec la voix de Maurice Zundel qui nous permet d’entrer plus profondément dans le texte. Pour l’écoute, affichez immédiatement le texte complet en cliquant sur « lire la suite ».

La première conscience qui a émergé n’a pas accompli sa fonction

Le récit du péché originel tel que nous le lisons dans la Genèse est, comme Pierre Grelot (1) l’a souligné, un essai de résoudre le problème du mal, élaboré dans un milieu sapientiel au cours du 10ème siècle avant Jésus-Christ.

Ce récit est admirable, mais il est un commencement, il est une direction de pensée. Le grand souci des auteurs, ou de l’auteur, a été, évidemment, d’innocenter Dieu du mal. Dieu ne s’est pas compromis. Il reste en dehors du mal : le mal a pour origine une liberté humaine qui a été dévoyée en se fascinant sur elle-même.

Toutes les conséquences qui en sont résultées : l’absence, en particulier, de promotion de l’univers à la liberté qui est, évidemment, une catastrophe : car, au fond, l’univers est resté un univers impersonnel ; un univers livré à la spontanéité des déterminismes ; un univers privé de liberté.

Quand la première pensée éclate, puisque enfin l’homme commence avec la première pensée, quand la première pensée éclate – cet événement incroyable et prodigieux d’une conscience qui surgit et qui devient capable de prendre en main son destin – cet événement est dans l’évolution un chaînon unique qui, malheureusement, a cédé et n’a pas accompli sa fonction.

La puissance de Dieu n’est pas une réponse aux inquiétudes de l’amour

Quoiqu’il en soit, le récit tel qu’il est veut innocenter Dieu et le mettre totalement à part de ce mal qui a été toujours une torture pour l’esprit humain, quand il a voulu associer l’idée de Providence et la constatation du mal. Mais, encore une fois, c’est là une direction de pensée qui est inachevée et incomplète.

Le problème sera repris, comme vous la savez, au Vème siècle avant Jésus-Christ dans le livre de Job, ce livre unique dans son espèce et dans sa puissance, où le mal apparaît comme une injustice inacceptable à l’homme innocent qui en est frappé. Comment pourrait-il admettre la justice de Dieu puisqu’il a conscience dans sa plus intime sincérité qu’il est totalement innocent ?

Et vous connaissez ce débat : comment ses amis, venus soi-disant pour le consoler, finissent par l’accabler de reproches et par insinuer qu’il est impossible qu’il soit victime d’une telle infortune s’il n’a pas secrètement commis quelque faute. C’est alors que Job s’emporte magnifiquement, qu’il met Dieu au pied du mur et qu’il affirme son innocence envers et contre tous, fusse contre Dieu lui-même. Et, finalement, Dieu intervient et c’est lui à son tour qui met Job au pied du mur en lui présentant le spectacle de la création : les étoiles, les merveilles de la nature, les colosses : le crocodile, l’hippopotame, l’autruche, enfin tous ces êtres extraordinaires.

Où étais-tu quand Orion est apparue dans le ciel ? Où étais-tu ? Que faisais-tu ? Alors, avoue ton impuissance, au lieu de mettre en question le Tout Puissant. Fais crédit à sa sagesse.

Alors, Job s’écroule dans la poussière, foudroyé par la Toute-puissance mais, au fond, pas convaincu parce que la puissance n’est pas une réponse aux inquiétudes de l’amour.

Le mal est le mal de Dieu

Si dans l’univers il n’y avait pas cette Présence, si Dieu n’était pas caché au cœur de toute créature, il n’y aurait pas de mal : il y aurait des accidents, il y aurait des contingences… Tout serait finalement l’emmêlement du hasard et le problème du mal ne se poserait pas.

Et nous savons bien qu’il n’y aura pas de solution avant qu’intervienne la Passion de Jésus. C’est dans l’Agonie de notre Seigneur, c’est dans sa Passion que le mal tout d’un coup va prendre sa véritable signification, comme du mal de Dieu.

C’est cela : le mal est le mal de Dieu, puisqu’il n’y a le mal que là où la dignité est piétinée ; que là où la liberté est tenue captive ; que là où l’inviolabilité n’est pas reconnue. Si, en effet, il n’y avait pas dans l’univers, s’il n’y avait pas cette Présence, si Dieu n’était pas caché au cœur de toute créature, il n’y aurait pas de mal : il y aurait des accidents, il y aurait des contingences, mais tout serait contingence, et une contingence ne saurait l’emporter sur l’autre. Tout serait finalement l’emmêlement du hasard et le problème du mal ne se poserait pas. S’il se pose, c’est justement à cause de ce caractère sacré de la création, à cause de cette Présence infinie, tout particulièrement dans les créatures intelligentes qui sont capables d’éprouver la présence de cet Infini et de se considérer elles-mêmes comme porteuses et responsables de cette immensité.

Ce qui éclate, précisément, dans l’Agonie et dans la Croix du Seigneur, c’est cela : c’est que le mal est une blessure faite à son amour, comme, au contraire, le bien constitue ce mariage d’amour avec lui.

Et ceci est capital, évidemment.

Les maux résultent d’une certaine absence de l’homme à Dieu

Si donc on veut remonter le courant du mal, il faut retrouver le sens du mariage ; le sens de l’union nuptiale avec Dieu… Toute l’indignation qu’on peut éprouver devant le mal n’a pas de sens s’il n’y a pas une valeur infinie qui est méconnue et piétinée.

Quand Camus, dans la Peste, oppose le supplice des enfants torturés par la peste et la révolte du docteur Rieux qui essaye de les sauver et qui, s’exprimant pour son compte, dit : « Mais le plus grand honneur qu’on puisse faire à Dieu devant un tel spectacle, c’est d’admettre qu’il n’existe pas. »

Ce qu’on peut opposer à Camus, c’est justement que, si dans cet enfant il n’y avait pas un caractère sacré, s’il n’était pas protégé et magnifié par cette Présence divine, il n’y aurait pas de mal, il n’y aurait même pas un insuccès puisque, si l’univers était purement hasard et purement contingent, rien n’aurait de sens, il n’y aurait pas de direction privilégiée, il serait impossible de parler du mal.

Le mal ne prendra donc toute sa signification qu’au regard du mystique qui perçoit dans le mal une blessure faite à Dieu. Tous les maux finalement résultent d’une certaine absence de l’homme à Dieu.

C’est à partir de cette absence que le monde se désagrège, se défait, se décrée et n’arrive plus à trouver sa profonde signification. Si donc on veut remonter le courant du mal, il faut retrouver le sens du mariage ; le sens de l’union nuptiale avec Dieu ; le sens d’une vocation, issue de l’Esprit, de s’évacuer, d’atteindre à sa libération en devenant Dieu à la manière de Dieu : par un suprême dépouillement.

Toutes les fois qu’on ignore cet aspect, on se trompe. Toute l’indignation qu’on peut éprouver devant le mal n’a pas de sens s’il n’y a pas une valeur infinie qui est méconnue et piétinée. Et donc, finalement, dans les soubassements de ce mystère, il y a toujours un Dieu crucifié – crucifié depuis l’origine ; crucifié à travers toute l’histoire ; crucifié jusqu’à la fin du monde ; comme Pascal l’a compris : « Jésus sera en agonie jusqu’à la fin du monde, il ne faut pas dormir pendant ce temps-là. » Et crucifié éternellement s’il y a des êtres qui tiennent en échec son amour.

Le remède est de retourner à Dieu

Il s’agit donc de retourner à Dieu, en prenant conscience que toutes nos défaillances…, découlent finalement de cette rupture initiale, de cette séparation d’avec Dieu.

Mais quel est le remède à une telle situation ? Comment pourrons-nous évacuer le mal ? Mais, bien sûr, en retournant à Dieu.

Nous n’évacuerons le mal que dans la mesure de notre union avec Dieu. Aussi bien, est-ce là le commencement du désastre : toutes les fautes qu’on peut commettre – et nous sommes capables de toutes les fautes, comme Sartre l’a bien vu : tous les crimes qui se commettent sur la terre sont commis par des hommes auxquels nous sommes semblables et ce qu’ils sont capables d’accomplir, nous le serions à leur place ; et rien ne peut nous prémunir – dans un avenir inconnu de nous – contre des chutes qui nous paraissent impossibles et qui se produiront d’ailleurs infailliblement si nous ne gardons pas ce contact avec Dieu qui est la source de notre vie.

Il s’agit donc de retourner à lui, en prenant conscience que toutes nos défaillances, toutes nos fautes extérieures – quelque soit leur caractère – découlent finalement de cette rupture initiale, de cette séparation d’avec Dieu. Aussi peu que nous glissions du Cœur de Dieu, aussi peu que nous nous séparions de lui, nous sommes certains d’entrer dans les ténèbres.

Autant il est sûr que Dieu est la Lumière et que nous devenons lumière en lui, autant il est certain qu’en le quittant nous entrons dans la nuit. C’est ce que je ne cesse de répéter : au fond, toutes les fautes qu’on peut accuser ne font que mettre en relief cette situation d’éloignement, et de séparation d’avec Dieu.

La prière est le chemin du salut

Le sens de la prière c’est de nous unir à Dieu… La prière a donc un sens vital, créateur, libérateur. Il ne s’agit pas du tout d’un asservissement, il ne s’agit pas d’une attitude humiliée, il s’agit d’une attitude créatrice.

Il ne s’agit donc pas de s’hypnotiser sur la faute dans sa matérialité, mais de retrouver le principe de la faute et d’y remédier, d’y remédier en retournant immédiatement à la source.

Et c’est là qu’on peut dire que la prière est le chemin du salut. Parce que le sens de la prière, c’est précisément de nous unir à Dieu et de nous immerger dans sa lumière. La prière a donc un sens vital, elle a un sens créateur, elle a un sens libérateur. Il ne s’agit pas du tout d’un asservissement, il ne s’agit pas d’une attitude humiliée, il s’agit d’une attitude créatrice.

Milòsz a, là-dessus, une page admirable lorsqu’il dit : « L’homme, la créature, est aussi libre que Dieu. La seule chose qui importe en ce monde, en cet univers total, est la prière. C’est la prière qui donne connaissance et charité. Voilà la raison pour laquelle il fallait de toute nécessité que l’homme fût libre de prier ou de ne pas prier. La prière lui a été donnée comme une clef d’or, et l’univers comme un coffret plein de diamants et de rubis stellaires. La clef était unique : ton orgueil se révoltait à l’idée de se servir d’une clef unique, inventée par un autre que toi. Tu as jeté la clef dans le puits et tu as gardé le coffret indestructible – le coffret couleur de nuit – à jamais clos hermétiquement. Dieu est roi, il n’est pas tyran. »

Il est donc sûr que la prière est finalement, dans son essence, le mouvement de retour vers notre origine qui nous permettra de nous faire nous-même origine ; car dès qu’on s’approche de Dieu, précisément, on lui ressemble et, au lieu de rien subir, on devient la source de tout.

La prière est essentielle à la vie et c’est elle seule qui peut remonter le cours du mal et établir dans monde le règne du Bien.

La prière est donc essentielle à la vie et c’est elle seule, encore une fois, qui peut remonter le cours du mal et établir dans monde le règne du Bien. Si le Bien, précisément, est cette union nuptiale avec le Dieu caché au plus profond de nous-même ; si le Bien est « Quelqu’un  » et non pas quelque chose ; s’il s’agit de retrouver ce Visage infini imprimé dans nos cœurs.

La prière est innombrable

Au fin fond de toutes nos demandes, il y a la demande de Dieu. Ce que nous demandons à travers tous les cheminements terrestres…, ce que nous demandons finalement, c’est Dieu lui-même.

La prière est innombrable, n’est-ce pas, vous en connaissez les multiples chemins. La prière peut être une prière de demande et c’est le fond de nos prières, même liturgiques, enfin les oraisons liturgiques sont presque toujours des demandes. Mais ces demandes, si elles jaillissent d’un cœur ouvert, elles se transforment en amour.

Finalement, au fin fond de toutes nos demandes, il y a la demande de Dieu. Ce que nous demandons à travers tous les cheminements terrestres, à travers tous les biens qui sont nécessaires à la construction de nous-même et à la sécurité de notre existence, ce que nous demandons finalement, c’est Dieu lui-même. Tout le reste n’est qu’un chemin pour parvenir à lui.

La prière de demande

Même si la prière de demande comporte une frange d’intérêts, du fond de cette misère, du fond de ce « de profundis » où nous gisons parfois, elle est un hommage à la miséricorde et à la tendresse de Dieu.

La prière de demande n’est donc pas nécessairement une prière intéressée et égocentrique : elle peut devenir une prière entièrement pénétrée d’amour. Vous connaissez – dans le Pèlerin Russe – vous connaissez cette prière de Jésus qui est un des trésors de l’Église Orientale et qui a suscité une multitude de saints. Cette prière de Jésus qui tient en deux ou trois mots : « Seigneur Jésus-Christ, fils de Dieu, aie pitié de moi. »

Vous vous rappelez comment le Pèlerin Russe arrivait à dire cette prière des milliers et des milliers de fois et le jour et la nuit, ne cessant plus de prononcer ces mots comme une incantation d’amour qui ne cessait de le jeter dans le Cœur de Dieu.

Donc cette prière si humble, qui est toute évangélique d’ailleurs, cette prière se transmutait constamment, se transformait en un cri d’amour qui était capable de transformer toute une vie.

Et, de fait, c’est une prière que nous pouvons nous approprier, ou d’autres semblables aussi courtes.

Il arrive que les prières longues nous fatiguent et ne soient plus à la portée ni de notre organisme, épuisé, ni de notre esprit, vidé de lui-même. Il arrive qu’à certains moments, nous ne puissions plus qu’être un cri vers Dieu qui retentit dans une forme semblable à celle-ci : « Seigneur Jésus-Christ, fils de Dieu, aie pitié de nous. »

D’ailleurs, même si la prière de demande comporte une frange d’intérêts, du fond de cette misère, du fond de ce « de profundis » où nous gisons parfois, elle est encore un hommage à la miséricorde et à la tendresse de Dieu. Il est bien naturel que la faiblesse humaine, telle que nous l’éprouvons, jaillisse vers Dieu dans un cri d’espérance qui, finalement, deviendra une espérance théologale, une espérance non plus pour nous mais pour lui, comme toutes les vertus théologales dont l’objet formel est précisément de se rapporter à Dieu et de vouloir le règne de Dieu.

La prière de louange

Il y a la prière d’émerveillement, la prière de louange et nous avons fort heureusement dans l’Écriture, nous avons le psautier : le psautier qui est l’essence de la prière liturgique. Le psautier qui comporte une prière de demande, bien sûr, qui nous touche par son humilité, par sa quotidienneté, car il n’y a jamais rien de forcé. Et c’est pourquoi le psautier demeure pour une communauté la prière modèle : dans ce sens qu’elle est si humble, elle affleure si spontanément du terroir, que n’importe qui peut s’y joindre, sans se battre les flancs, sans mimer une fausse mystique à laquelle il n’est pas parvenu.

Et il y a, dans le psautier, tout l’aspect de louange, qu’on retrouve d’ailleurs dans le Coran – d’une certaine manière – où la louange tient une si grande place : prière de louange qui est une forme parfaite de l’amour. Cette prière de louange, vient peut être d’une prière d’émerveillement qui ne prend pas nécessairement les chemins d’une religion déterminée, la prière d’émerveillement dont je parlerai dans un instant.

La prière d’action de grâces

Il y avait chez elle une prise de conscience parfaite que ce pardon de Dieu, qui l’introduisait dans l’intimité du Seigneur, que ce pardon était une grâce merveilleuse pour laquelle elle n’aurait jamais dit assez merci.

Il y a la prière d’action de grâces. Je pense à cette Visitandine qui bornait sa prière à ces deux mots : pardon et merci ! Pardon et merci ! Et toute sa vie s’écoulait dans la répétition de ces deux mots : pardon et merci ! Il y avait chez elle, donc, une prise de conscience parfaite que ce pardon de Dieu – qui l’introduisait dans l’intimité du Seigneur – que ce pardon était une grâce merveilleuse pour laquelle elle n’aurait jamais dit assez merci.

La prière d’adoration

Il y a la prière d’adoration et là, il faut citer l’École Française, cette admirable école de l’Oratoire de Pierre de Bérulle, de Charles de Condren qui sont de grands adorateurs, et qui ont le sentiment de l’immense majesté de Dieu, et qui ne cessent de la vouloir célébrer et magnifier dans un retrait parfait d’eux-mêmes pour l’exaltation de cette grandeur divine ! De cette grandeur divine.

Tout, pour, eux devait se subordonner à cette adoration à laquelle leur vie était entièrement consacrée ; mais justement, et c’est cela qu’il faut souligner : cette prière qui s’inscrit dans des formules où Dieu est explicitement évoqué, cette prière qui se coule dans la psalmodie biblique et qui nourrit la vie monastique ; et Dieu sait que rien n’est plus merveilleux qu’une vie monastique enracinée dans la prière liturgique et la vivant jusqu’au fond, jusqu’à pénétrer au cœur du silence.

La vie monastique axée sur le silence

Ce sont les monastères, réellement contemplatifs, qui constituent d’immenses sacrements collectifs de silence ! Ils thésaurisent pour nous ! Ils sont des jardins de Dieu, dans l’univers humain, qui permettent des prises d’air sur le ciel intérieur à nous-même que nous sommes si souvent tenté d’oublier.

Cette prière, on n’en dira jamais assez de bien à condition, justement, qu’elle débouche sur le silence ; qu’elle parte du silence ; qu’elle soit emplie de silence ; qu’elle revienne au silence et qu’elle en porte partout la contagion.

Mais il faudrait, plus que jamais aujourd’hui, que cette vie monastique s’intériorise, qu’elle se garde justement d’entrer dans la “sessionite”, qu’elle se garde de se répandre au dehors, sous prétexte de se “reformer”. Jamais la vie monastique ne pourra prospérer, ne pourra remplir sa vocation, si elle n’est pas axée sur le silence et si le monastère contemplatif n’en est pas un sacrement collectif.

La messe doit recouvrir ce caractère d’union mystique avec Dieu

Ce qu’il faut, c’est retrouver la dimension mystique ! Ce qu’il faut retrouver, c’est la passion de Dieu, c’est comprendre que c’est lui qui est la Vie de la vie, que la substance de l’homme s’effrite et se désagrège, immédiatement, que sa dignité vole en éclats si elle ne repose pas sur la présence de l’Infini.

Et, bien sûr, il faudrait que la messe, elle aussi – que la messe elle aussi – recouvre ce caractère d’union mystique avec Dieu. C’est cette dimension mystique qui fait si terriblement défaut aux manifestations ecclésiales d’aujourd’hui. On parle de réforme, on parle d’aide au tiers monde, on parle de sociologie, on parle de révolution : toutes choses qui, mises en place, peuvent être excellentes ; mais on a si peu – on a si peu – le sentiment qu’il s’agit d’une union avec Dieu et que là est l’essentiel ! On a si peu l’impression que les gens qui participent à la liturgie – qui devient de plus en plus un repas et de moins en moins le sacrifice rédempteur (dans l’interprétation tout au moins qu’on en donne) – on a l’impression que les gens viennent et qu’ils repartent un peu comme ils sont venus et que la crise de l’Église se noue là, précisément.

Ce qu’il faut, c’est retrouver la dimension mystique ! Ce qu’il faut retrouver, c’est la passion de Dieu, c’est comprendre que c’est lui qui est la Vie de la vie, que la substance de l’homme s’effrite et se désagrège, immédiatement, que sa dignité vole en éclats si elle ne repose pas sur la présence de l’Infini.

Témoigner de la présence

Le chrétien doit d’abord témoigner de cette présence du Christ et il ne suffit pas qu’il en parle, bien entendu, mais qu’il soit une vivante parole de cette Présence divine.

Que de contestations bruyantes qui se répercutent dans les mass media, qui s’étalent dans les journaux, qui donnent lieu à des pamphlets, qui divisent, qui meurtrissent les uns et les autres et qui donnent ce sentiment de zizanie au cœur de l’Église. Que de contestations inutiles et dangereuses, précisément parce qu’elles n’émanent pas du silence et n’y ramènent pas.

Alors, là où il y a du bruit, on est sûr que Dieu ne se rencontre pas. Ce qu’il faut revendiquer de toutes ses forces – mais en le vivant d’abord – c’est cette primauté du règne de Dieu ; non pas avec de grands éclats de voix mais simplement en la vivant dans l’intime de son cœur et en reconnaissant la présence de Dieu dans le cœur des autres.

Il n’y a donc plus rien de profane

Notre Seigneur lui-même a suspendu (ou plutôt il a supprimé) la barrière entre le sacré et le profane aux noces de Cana… Il n’y a donc plus rien de profane maintenant, tout est sacré parce que la vie l’est elle-même en son fondement.

Mais enfin, ces formes liturgiques – qu’on peut souhaiter toujours plus intérieures – ces formes liturgiques qui sont sacramentelles, au centre desquelles resplendit l’Eucharistie, ces formes ne constituent pas la seule possibilité de la prière.

Notre Seigneur, justement, lui-même a suspendu (ou plutôt il a supprimé) la barrière entre le sacré et le profane aux noces de Cana. Quelle chose admirable, les noces de Cana ! Une fête en apparence justement tout à fait profane, et un objet suprêmement profane : le vin, qu’il faut offrir aux convives. Et c’est pourtant dans saint Jean, l’aigle des Évangélistes, le premier miracle de notre Seigneur qui ait ouvert les yeux de ses disciples.

Comment expliquer ce miracle inattendu – que le Christ tout d’abord refuse – que Marie suggère et qui se produit finalement après la suggestion de Marie. Comment expliquer ce miracle sinon par le caractère sacré de la vie ?

Car enfin, c’est ce couple dont la maison est ouverte – car tout le village se précipite et n’importe qui a le droit d’entrer, mais, s’il a la droit d’entrer, il a le droit aussi de festoyer et d’avoir sa part aux bonnes choses – et voilà que le vin va manquer ; et voilà que la fête va être éteinte ; et voilà que ce jour de gloire va devenir un jour de deuil ; et voilà que toute la vie, ce couple se souviendra de sa confusion : il n’a pas pu faire honneur à ses hôtes, – et au lieu d’emporter de ce jour un ferment de joie pour toute la vie, il emportera… il en emportera un sentiment de confusion pour toute la vie. Et c’est justement cette blessure que la très sainte Vierge veut éviter ! Éviter cette blessure qui pourrait jeter un deuil, un voile sur toute la vie. Il faut que la fête soit complète ; il faut qu’ils puissent faire honneur à leurs hôtes ; il faut que jusqu’à la fin de leurs jours, ce jour de leur mariage leur apparaisse comme un jour faste, un jour merveilleux où la joie a été pleine et où chacun a été comblé. Il n’y a donc plus rien de profane maintenant, tout est sacré parce que la vie l’est elle-même en son fondement.

C’est alors que l’eau des urnes devient ce vin délectable que goûte le majordome en se demandant d’où il provient.

Une prière de la vie, une prière de la profession

C’est donc là un miracle de première grandeur, précisément dans sa signification, à savoir qu’il n’y a pas un monde profane et un monde sacré, il n’y a qu’un monde sacré. Parce que toutes les activités de l’homme sont des activités orientées vers Dieu, qui peuvent témoigner de lui et qui concourent à inscrire son règne dans l’univers.

Aussi bien, saint Benoît dans sa règle prescrit-il aux moines de traiter les objets du monastère comme des vases sacrés. Les outils du monastère, ce sont des vases sacrés parce que tout le monastère est consacré, parce que le travail des mains – comme la méditation de l’esprit, comme la célébration de la divine liturgie – tout cela s’accomplit dans la présence de Dieu et pour la gloire de son amour. Il y a donc une prière de la vie, une prière de la profession.

Cette maman qui baigne son petit enfant qui a un mois, ou six semaines et qui me dira : « Comme c’est beau ! Comme c’est beau ! Et je n’y suis pour rien ! Tout ça s’est fait en moi, sans moi, mais c’est merveilleux ! » Cette surprise devant la splendeur de ces membres si délicatement agencés, c’est un cri d’action de grâces, c’est un cri de louange, c’est la prière même de la maternité. En faut-il davantage pour entrer en oraison ? Certainement pas.

Dévotion à la Vérité

Et nous avons entendu la prière d’Einstein : l’homme qui éprouve un sentiment de respect du sacré en face de l’univers ; c’est évidemment que, pour lui, toute la création est passée au dedans, qu’il la vit à partir de sa source, et qu’il perçoit la pensée, l’intelligence qui dépasse infiniment la sienne et où la sienne trouve sa lumière.

Et, dans cette admiration qu’il éprouve, il entre en prière, sans qu’il donne à cet émerveillement le nom de prière.

Et Jean Rostand, dans ses dernières pages de “Peut-on modifier l’homme ? » qui est une véritable hymne à la Vérité, dans ce cri passionné d’amour pour la vérité, il y a évidemment une attitude mystique.

La vérité, ici, est traitée non pas comme une chose, mais comme une Personne à laquelle on consacre toute sa dévotion, toute sa vie, et que d’ailleurs on accueille dans le silence, car le même Rostand cite la parole de Vinci : « La vérité, on ne la trouve jamais là où l’on crie » et il ajoute : « presque jamais là où l’on parle. »

Eh bien, l’homme qui peut dire ces choses à propos de sa quête scientifique ; dont il sait très bien d’ailleurs les limites dans le temps ; dont il sait très bien que les découvertes d’aujourd’hui seront recouvertes par celles de demain ; mais il sait qu’à travers tout cela, il y a infiniment plus, qui est la présence de la lumière infinie, de cette vérité qui est “Quelqu’un” et à laquelle il vaut la peine de consacrer toute sa vie, ou plutôt qui est seul à mériter le don de toute sa vie.

La prière des artistes

Et il y a la prière de Bach. Bach, composant la Passion selon saint Matthieu, est saisi d’une pâleur qui bouleverse sa femme, et empli d’un recueillement qui l’empêche de s’apercevoir de la présence de celle-ci, intériorisé à fond dans sa musique ; et lui confiant, avant de mourir, que pour lui toute sa musique n’a été que l’écho d’une musique divine qu’il aura enfin la joie d’entendre – après avoir recouvré la vue qu’il avait perdue, juste pour contempler la fleur que sa femme lui apportait.

Il y a la prière de Mozart, il y la prière de Beethoven ; il y a la prière de Michel-Ange ; il y a la prière de tous les grands artistes, de tous les géants qui ont suscité la beauté et qui, évidemment, n’ont pu créer qu’en se dépassant, en se perdant de vue.

Les prières rituelles et les autres

Il n’est donc pas nécessaire de passer par les prières rituelles, tout admirables qu’elles soient. Bien que nous soyons appelés à la liturgie dominicale comme au rassemblement de tous les témoins de Jésus-Christ et qu’il faut se garder d’y manquer, puisque nous sommes solidaires les uns des autres et que mon absence autorise celle d’autrui et dissout et disjoint les liens de la communauté. Mais enfin, cette prière, aussi nécessaire qu’elle soit, n’empêche pas la valeur immense de cette prière de la profession, du métier et de toutes les relations humaines.

Il y a une prière sur notre corps, il y a une prière dans l’amour, celle que j’évoquais tout à l’heure en parlant de la trinité humaine dans l’amour. Il y a une prière dans la découverte, précisément, de cette puissance de créer la vie qui est en nous. Et saint Paul nous le rappelle lorsqu’il nous dit, à propos précisément de la licence qu’il dénonce à Corinthe : « Ne savez-vous pas que vous êtes les membres de Jésus-Christ ; ne savez-vous pas que vous êtes le temple de l’Esprit Saint ? » (1 Cor. 6:15-20). Il fait appel à cette oraison sur le corps, glorifié, précisément, comme le temple du Saint-Esprit, comme le Saint des Saints, comme la cathédrale par excellence.

Il y a donc une prière sur la vie, une oraison sur la vie, qui est une prière infiniment précieuse. Justement parce que la vie toute entière est sacrée et que rien n’est profane.

La prière sur les autres

Il y a la prière sur les autres qui est indispensable à l’éclosion de la charité. Car Dieu sait que nous sommes différents les uns des autres et, limités tous comme nous le sommes, il est inévitable que nos limites se heurtent réciproquement. Les limites des autres nous agacent, elles peuvent déchaîner notre colère et notre ressentiment. Nos limites doivent produire exactement le même effet sur les autres.

Car, comment surmonter ces limites ? Sinon en découvrant la Présence. La présence de Dieu – au moins comme une possibilité – dans le cœur des autres, qui nous permet de surmonter les défauts visibles, et qu’il ne s’agit pas de nier, car la charité n’est pas une apologétique destinée à glorifier le prochain à tout prix. La charité, c’est la perception de la vocation divine de chacun et de la présence de Dieu en chacun qui nous est confiée dans les autres autant qu’en nous-même. Et bien sûr que percevoir cette Présence, c’est être en état de prière.

Voyez, la charité n’est pas autre chose, finalement, que cette union avec notre premier Prochain majuscule, qui est Dieu, pour atteindre ce prochain minuscule qui est l’homme.

Comment peut-il nous être prochain, au sens vrai, s’il ne nous devient pas intérieur ? Et comment peut-il nous être intérieur sinon à travers l’intériorité même de Dieu qui est plus intime à nous-même que le plus intime de nous-même ?

Cela seul peut nous permettre, à travers les défauts qui crèvent les yeux, – à travers des fautes que nous ne pouvons pas ignorer – c’est cela qui nous permet d’aller plus profond, d’anticiper dans l’ordre de la grâce et d’admettre que cet être – aujourd’hui fermé et bloqué dans son égocentrisme, dans son orgueil ou sa sensualité – il pourra demain émerger, il pourra, dans un retournement miraculeux – comme la pécheresse de l’Évangile – il pourra devenir le plus grand des contemplatifs.

Retourner notre regard vers Dieu

Nous regarder, c’est nous perdre : dès que nous nous regardons nous perdons pied, même si c’est pour nous examiner au fond. Tout retour sur soi finit par cette espèce de complaisance en soi… L’essentiel, au contraire, c’est de retourner notre regard vers Dieu. C’est de regarder Dieu.

Il y a l’oraison sur la vie, qui doit être constante et qui tient à la qualité du regard. Nous regarder, c’est nous perdre : dès que nous nous regardons, nous perdons pied, même si c’est pour nous examiner au fond. Tout retour sur soi finit par cette espèce de complaisance en soi. Et il arrive que, lorsqu’on veut s’ausculter – pour connaître ses fautes – que, finalement, on trouve de bonnes excuses pour s’imaginer que toute autre personne dans notre situation aurait fait la même chose et que, par conséquent, nous avons bien fait.

L’essentiel, au contraire, c’est de retourner notre regard vers Dieu. C’est de regarder Dieu.

Regarder Dieu, c’est déjà entrer dans la lumière

Le Père de Condren – ce géant de sainteté qui a succédé à Pierre de Bérulle à la tête de l’Oratoire – Charles de Condren écrivait à une de ses pénitentes qui se lamentait sur sa misère et sur sa culpabilité, il lui écrivait dans ce style magnifique du 17ème siècle : « Fuyez comme un crime la considération de vous-même, contentez-vous de vous tenir pour une pécheresse, comme tant de saintes l’ont été. » C’est magnifique à la fois d’amour et d’humour, n’est-ce pas, et c’est un rétablissement parfait. Vous regarder, c’est évidemment sombrer dans vos propres ténèbres. Regarder Dieu, c’est déjà entrer dans la lumière.

Et finalement, c’est là le sens de la prière, c’est de focaliser notre regard sur Dieu. Sur Dieu en nous, sur Dieu dans les autres, sur Dieu dans l’univers, sur Dieu dans la connaissance, sur Dieu dans l’art, sur Dieu dans l’amour, sur Dieu dans le corps, sur Dieu en toute réalité. Car « Toute réalité chantera, » comme dit Patmore, « et rien d’autre ne chantera. »

Un chemin de la prière ouvert à tous

C’est parce que la vie est sacrée qu’elle s’ouvre spontanément sur la prière lorsqu’on arrive à cette attention d’amour qui, tout d’un coup découvre, au cœur de l’existence, cette présence adorable de Dieu.

La prière n’est donc pas confinée à un exercice dévotionnel, ni ne doit emprunter une voie déterminée. Si elle recourt à des formules traditionnelles – qui sont d’ailleurs infiniment vénérables – c’est dans la mesure où la prière est une prière communautaire ; dans la mesure où il faut que la communauté tout entière s’exprime devant Dieu : il faut trouver un langage, autant que possible le plus humble, le plus décanté, le plus simple, le plus silencieux (et autant en vaut naturellement de la musique), pour qu’il y ait un lien, pour que cette assemblée ne se disperse pas dans l’indiscipline, pour qu’elle ne soit pas travaillée par des courants inconscients qui charrient Dieu sait quelles impuretés. Il faut qu’elle soit, justement, tout entière galvanisée par un courant de grâce, que la prière commune – quand elle est sous-tendue par le silence – peut admirablement opérer.

Mais, comme tout le monde ne peut pas être moine et n’est pas appelé à l’être ; comme le moine lui-même ne peut pas, du matin au soir, être à l’Office, comme il y a des travaux manuels dans les monastères les mieux ordonnés ; comme il y a d’autres activités dans toutes les autres vies humaines, il faut que le chemin de la prière soit ouvert à tous et c’est le chemin de la vie elle-même.

C’est parce que la vie est sacrée qu’elle s’ouvre spontanément sur la prière lorsqu’on arrive à cette attention d’amour qui, tout d’un coup découvre, au cœur de l’existence, cette présence adorable de Dieu qui est seule passionnante, qui est seule intéressante. Au fond, le seul qui soit passionnant, c’est Dieu. La seule Présence sans laquelle on ne puisse vivre, c’est la sienne. Toutes les autres présences découlent de celle-là.

L’homme ne devient présent que lorsqu’il est une offrande, un présent, un cadeau comme Dieu lui-même.

Cultiver l’intimité avec la Présence

L’émerveillement donc, finalement, l’émerveillement, la louange, l’action de grâces, la confiance, la passion d’une aventure infinie, tout cela jaillit dès qu’on découvre, qu’on prend conscience de cette Présence cachée au plus secret de soi.

C’est la grâce suprême que nous avons à implorer, cette attention d’amour qui nous maintient en face du Visage unique. C’est à cela que tout doit être subordonné : un effort de recueillement, un effort d’union, un effort de silence intérieur.

Si nous vivons à une certaine profondeur de silence, le dialogue s’amorce et jaillit spontanément à l’égard de cette Présence qui est au cœur du silence. Dieu ne fait pas de bruit, ce n’est jamais lui qui nous contraindra : c’est notre attention qui percevra cette musique silencieuse qu’il est.

Si donc nous voulons atteindre à notre liberté, à notre dignité, à notre inviolabilité, si nous voulons être les créateurs que nous avons à devenir, ce sera en cultivant chaque jour et à chaque instant cette intimité avec la Présence.

Un regard d’amour

Il y a une profondeur du regard, justement, sollicitée par cette attention d’amour qui perçoit partout l’Infini : dans les hommes comme dans tout l’univers. Alors la prière devient la respiration même de l’âme, la respiration du corps, la respiration de l’esprit, la respiration de toute la vie.

« Si ton œil est simple, dit notre Seigneur, tout ton corps sera dans la Lumière. » C’est cela, c’est cette simplicité du regard qui est la source de la perfection humaine. Être un simple regard d’amour vers Dieu.

Au fond, tout est là ! Tout est là !

C’est dans ce regard que nous entrons dans la relation qui nous suspend à la source éternelle et que nous naissons à chaque instant de nouveau du cœur de Dieu.

C’est bien ce que nous pouvons demander de plus précieux, pour entrer au cœur de la prière, pour extirper le mal, pour en conjurer l’horreur, restituer à l’homme toute sa grandeur, le revêtir de l’Infini, découvrir cet Infini dans toutes les fibres de son être.

Mais, pour ce faire, ne jamais quitter la lumière divine, en faisant de tout notre être un simple regard d’amour vers lui.


(1) Exégète de renom chargé de conférence à la Faculté catholique à Paris entre 1950 et 1960.