01/04/2009 – La vocation est toujours commandée par les besoins du Corps mystique. La vie sacerdotale doit se nourrir de contemplation … Il faut inventer un nouveau langage.

Suite 4 de la 6ème conférence de retraite donnée à La Rochette en 1963 par Maurice Zundel.

« J’ai eu souvent l’occasion de remarquer au Caire comment l’influence de Sainte Thérèse de l’Enfant Jésus avait gagné les couches les plus humbles du monde musulman. Il y a au Caire une immense basilique de Sainte Thérèse élevée en grande partie avec des fonds musulmans et qui est fréquentée régulièrement par des musulmanes qui ne savent pas lire, des femmes tout à fait pauvres, reconnaissables à leurs vêtements tradition­nels et qui ne reflètent encore aucune trace d’émancipation.

Que viennent faire ces pauvres femmes musulmanes dans l’Eglise de Sainte Thérèse ?

Quel est le lien entre cette petite française, morte à 24 ans en 1897, et ces musulmanes d’aujourd’hui qui n’ont aucune connaissance du christianisme et qui devraient par état lui être indifférente, sinon hostiles ? Comment s’établit la communication ? Par quelle route secrète la présence de sainte Thérèse de l’Enfant Jésus s’impose-t-elle à ces femmes qui devraient même tout ignorer d’elle ? C’est qu’évidemment la prière fran­chit toutes les frontières, traverse toutes les murailles. A travers la Communion des Saints où la Présence de Dieu circule pour toutes les âmes sans exception, il y a un réseau invisible qui relie ces pauvres femmes au monastère de Lisieux qui doit précisément sa lumière et son éclat à la sainteté incomparable de celle qui voulait être le Coeur de l’Eglise et qui se proposait d’être, en faisant son voeu de victime, une présence universelle.

Voilà bien clairement définie, dans des exemples irrécusables, la nécessité de la vie monastique pour la perfection même du Corps Mystique. Bien en­tendu, il y a d’autres fonctions. Si vous pensez au néant de l’exégèse catholique entre 1890 et 1900, à l’époque où le Père Lagrange fondait l’Ecole Biblique de Jérusalem, si vous considérez les conséquences de cet immense travail, si vous lisez la Revue Biblique, si vous constatez qu’aujourd’hui, après 60 ou 70 ans de travail, l’exégèse catholique est au premier plan de l’érudition, si vous voyez les résultats des travaux de l’Institut Biblique de Rome qui a suivi (qui est venu après) l’Ecole Biblique de Jérusalem et les autres instituts qui se sont inspirés de la fondation du père Lagrange, le pionnier en la matière, vous devez comprendre l’utilité d’un Ordre savant, livré à des travaux de longue haleine qui ne peuvent être poursuivis avec continuité que par une équipe étroitement soudée et qui demeure, que la mort ne peut dévaster parce que, d’une génération monastique à l’autre, le flam­beau est transmis.

Aux différentes postulations du Corps Mystique, à ses différents besoins selon le cours des siècles, il y a des formes de vie religieuse correspondantes. C’est ainsi que les Ordres mendiants ont fleuri à une époque où il fallait absolument que la vie apostolique soit alimentée par une vie monastique, en unissant dans une vie mixte à la fois la contemplation et l’action apostolique.

Aujourd’hui on rencontre un peu partout dans le monde les petites soeurs du Père de Foucauld, jusque dans un cirque où elles font le ménage en gardant toute leur vie religieuse, en ayant dans l’enceinte du cirque le Saint Sacrement et en illuminant toute la vie des artistes du cirque, sans rien dire, par la présence de Dieu qui respire en elles.

C’est une forme nouvelle, parfaitement authentique, de vie religieuse, qui correspond à l’un des besoins de notre temps comme dans tous les siècles des Congrégations ont surgi soit pour exercer des rôles de suppléance, soigner les malades, instruire les enfants, soit pour être les pionniers d’une oeuvre qui n’avait pas encore été envisagée, oeuvres de la bonne Presse, ou de défrichement lorsqu’on a voulu utiliser les moyens que les techniques modernes mettent à la disposition de l’apostolat chrétien. Il y a toujours eu une sorte de correspondance, que l’on voudrait d’ailleurs beaucoup plus étroite, entre les besoins du Corps Mystique et l’éclosion des instituts religieux.

Vous voyez en clair que la vocation est toujours commandée par le souci du Corps Mystique, qu’elle est toujours relative aux autres, qu’elle a tou­jours un caractère ecclésial et qu’elle ne concerne jamais au premier plan le salut de l’individu ni sa perfection propre. Il s’agit vraiment d’une vie donnée, d’une vie d’amour, d’une vie nuptiale, donc tournée entièrement vers les autres et qui aspire à donner du règne de Dieu une image aussi parfaite que possible, bien que cette image doive se retrouver également, sous une forme et un aspect différent, chez tout chrétien baptisé qui a, dans d’autres fonctions, à porter le témoignage du Christ.

Bien entendu, pour revenir à notre point de départ, il est clair que la vie apostolique du prêtre ne peut pas être séparée de la contemplation. Si le monastère où se respire le silence de Dieu, s’il offre aux âmes fatiguées par leurs travaux, consumées par leur activité, une position de repli dans des loisirs divins indispensables, il est clair que la vie sacerdotale doit se nourrir de contemplation, qu’elle doit se nourrir constamment dans ce silence intérieur, et non seulement partir de ce silence intérieur mais y demeurer. L’apostolat du prêtre ne peut consister en pieux bavardages ou dans le simple accomplissement de fonctions rituelles.

Dans certaines chrétien­tés rurales d’Orient, on trouve encore aujourd’hui des prêtres mariés, choisis parmi les pères de famille, désignés généralement par la commu­nauté elle-même, ordonnés tardivement pour évangéliser le village. Mais cette évangélisation n’exige guère que l’accomplissement de la liturgie dominicale. Le prêtre l’accomplit après une préparation suffisante mais sommaire, en continuant ses fonctions de cultivateur ou de berger.

Si on a besoin de prêtres d’une science plus particulière, on fait appel à des moines du même rite ou à des prêtres spécialisés dans la prédication des retraites. Mais il s’agit de communautés simples, sans compli­cations, profondément chrétiennes et dont la vie à la campagne échappe aux sollicitations et surtout à l’agitation de la ville.

Mais dans les pays sur-développés au point de vue technique et où la vie urbaine tend de plus en plus à absorber toute la vie, l’apostolat ne peut évidemment pas être simplement l’accomplissement d’une liturgie ou une prédication avec des mots tout faits qui font perdre au message tout son mordant. Il est clair que, plus que jamais, le prêtre doit être un homme d’oraison, un homme de vie intérieure, un contemplatif qui intro­duit dans la vie l’élément divin par sa seule présence.

Beaucoup de nos contemporains sont déchristianisés. Ceux qui ne sont pas déchristianisés sont, pour la plupart, saturés de mots. Ces mots sont usés, trop entendus. Ils n’ont plus la saveur de la nouveauté. L’Eglise apparaît alors comme une vieille machine, comme la cloche des célébrations funèbres ou patriotiques qui fait bien dans le décor à certaine occasions mais qui n’est plus dans le coup, plus dans la vie. . .

Pour qu’elle soit dans la vie, pour qu’elle entre en ce monde si admirablement technique, pour qu’elle accompagne les cosmonautes dans leur aventure, pour qu’elle soit à l’avant-garde de cette montée humaine où l’homme est fier de son pouvoir, où il a l’impression que rien ne va lui échapper, qu’il va dominer tous les phénomènes et pas seulement les dominer mais les transformer, où il va coloniser les astres et les autres systèmes solaires, et pour que l’Eglise soit présente à tous ces mouve­ments, il faut qu’elle renonce aux vieilles structures, à une langage que ne comprennent plus nos contemporains. Il faut qu’elle abandonne une cosmologie périmée, qu’elle soit à l’écoute, qu’elle apporte un message incontestable que chacun découvre immédiatement dans sa vie et comme le seul itinéraire vers soi-même.

Pour cela, il faut inventer tout un nouveau langage pour traduire une éter­nelle vérité, et cela n’est pas à la disposition de chacun. En outre il faut trouver l’audience et la plupart des gens ne sont pas prêts à écouter. Ils se défient de ce que l’on veut leur apporter. Ils ont l’impression qu’on leur tend un filet pour les faire prisonniers de mythes et de superstitions, que celles çi vont empiéter sur cette liberté accordée, a priori, au laïc qui veut faire toutes ses expériences, quitte à en tirer lui-même les conséquences.

Comment le prêtre va-t-il pénétrer ce nouveau monde s’il n’est pas agréé par sa présence même, s’il n’est pas une présence ouverte, compréhen­sive, enthousiaste, sympathique, au courant de toute cette évolution et désireux d’y participer ?

Mais pour que la présence humaine soit à elle seule le véhicule de la Présence Divine, il faut naturellement qu’elle en soit nourrie et péné­trée. C’est pourquoi le prêtre a autant que le moine une vocation contem­plative, comme le moine a autant que le prêtre une vocation apostolique. C’est là justement le mot essentiel : la vocation apostolique caractérise toutes les fonctions ecclésiales, et la vocation monastique est par excellence une vocation apostolique comme le sacerdoce doit être indissociablement une vocation contemplative.

On ne peut pas aborder les âmes si l’on n’est pas fixé et enraciné dans le Christ. Il faut les regarder à travers et avec les ‘yeux du Seigneur. Ce n’est qu’en les regardant à travers les yeux du Seigneur qu’on peut voir en elles ce royaume intérieur qu’elles sont appelées à devenir et le leur rendre sensible, ce qui suppose qu’on vit avec Lui, qu’on a le sens de Sa Présence, qu’on demeure avec Jésus, intérieurement, au Lavement des pieds.

Un prêtre qui n’a pas ce regard, qui ne porte pas cet arrière-plan – qui est d’ailleurs le premier plan aux yeux de la foi et dans l’expérience mystique, sera presqu’inévitablement entraîné dans des modes. Il épousera des slogans, il se grisera des dernières méthodes et il imaginera que c’est en les imposant qu’il convertira. En réalité il est absolument impossible d’atteindre les âmes en profondeur si on ne vit pas soi-même en profondeur, et il est impossible de leur communiquer l’enthousiasme de Dieu si on n’en brûle pas soi-même. Il y a donc circumincession entre la vie apostolique et la vie contemplative. »

(à suivre)