01/01/10 – De l’Emerveillement comme expérience essentielle dans l’oeuvre de Maurice Zundel (3)

Avec la permission de Monsieur Michel Fromaget , que nous remercions vivement.

Monsieur Michel Fromaget est Anthropologue, Maître de Conférences à l’Université de Caen, auteur de nombreux ouvrages sur les représentations de la vie et de la mort, (vous pouvez consulter la rubrique « mourir & naître » /Présentation, sur le site).

Le « temps », le fameux « temps » que Marcel Proust recherche tout au long des sept volumes et des quatre à cinq mille pages de A la recherche du temps perdu n’est autre que celui dont il a eu l’aperception bouleversante dans quelques grands moments d’émerveillement. Et ce temps n’est pas du temps, il ne lui appartient pas, puisqu’il est l’éternité. Du moins l’une de ses efflorescences dans notre condition mortelle. A ma connaissance, aucun écrivain, mieux que Proust, n’a su peindre les impressions, les émotions et des grandes questions inhérentes à l’émerveillement. Quatre, au moins, de ses récits ‘étoiles’, pour reprendre l’heureuse expression de Zweig, sont très connus. Le  » récit de la petite madeleine » que l’on peut lire au début de Du côté de chez Swann, ainsi que la « vision des clochers de Martinville » qui appartient au même ouvrage. Puis vient la description des impressions associées aux « trois arbres de Hudimesnil » que l’on trouve dans A l’ombre des jeunes filles en fleur. Et enfin l’évocation des trois analogies éprouvées dans l’ « hôtel des Guermantes » et si magistralement étudiées dans Le temps retrouvé. Ces textes auxquels sont associés des analyses qui en sont difficilement séparables, sont en fait bien trop longs pour être rapportés ici in extenso. Mais quelques extraits en provenance du récit de la « petite madeleine » et de l’épisode de  » l’Hôtel des Guermantes » suffiront à compléter valablement notre connaissance de la phénoménologie de l’émerveillement.

Je rappelle que ces textes ne sont pas complets. Il s’agit de seuls extraits. Récit de la  » petite madeleine » :

« Il y avait déjà bien des années que, de Combray, tout ce qui n’était pas le théâtre et le drame de mon coucher, n’existait plus pour moi, quand un jour d’hiver, comme je rentrais à la maison, ma mère, voyant que j’avais froid, me proposa de me faire prendre, contre mon habitude, un peu de thé. Je refusai d’abord et, je ne sais pourquoi, me ravisai. Elle envoya chercher un de ces gâteaux courts et dodus appelés petites madeleines, qui semblent avoir été moulés dans la valve rainurée d’une coquille Saint-Jacques. Et bientôt, machinalement, accablé par la morne journée et la perspective d’un triste lendemain, je portai à mes lèvres une cuillerée du thé où j’avais laissé s’amollir un morceau de madeleine. Mais à l’instant même où la gorgée mêlée des miettes du gâteau toucha mon palais, je tressaillis, attentif à ce qui se passait d’extraordinaire en moi. Un plaisir délicieux m’avait envahi, isolé, sans la notion de sa cause. Il m’avait aussitôt rendu les vicissitudes de la vie indifférentes, ses désastres inoffensifs, sa brièveté illusoire, de la même façon qu’opère l’amour, en me remplissant d’une essence précieuse : ou plutôt cette essence n’était pas en moi, elle était moi. J’avais cessé de me sentir médiocre, contingent, mortel. D’où avait pu venir cette puissante joie ? Je sentais qu’elle était liée au goût du thé et du gâteau, mais qu’elle le dépassait infiniment, ne devait pas être de même nature. D’où venait-elle ? Que signifiait-elle ? Où l’appréhender ? »

Outre la joie caractéristique et l’état d’extrême et soudaine attention, ce récit fait état de maints aspects symptomatiques de l’expérience émerveillée. Il souligne notamment :

  • – qu’elle a à voir avec l’amour puisqu’elle opère comme lui ;
  • – qu’elle s’assortit d’une joie isolée, comme sans cause. On remarquera ici la similitude avec l’expression de « consolation sans cause » de saint Ignace de Loyola ;
  • – qu’elle est un temps où le « moi essentiel », celui qui est fait d’une essence précieuse, se déploie et se donne à vivre ;
  • – que ce moi est vécu comme immortel et, par suite, l’idée de brièveté de la vie comme illusoire.

Voici enfin, pour terminer cette revue, quelques passages extraits de la fin de l’œuvre, moment où Proust, à propos ce qu’il ressentit lors d’une visite à l’Hôtel des Guermantes, propose une exégèse qui désigne ouvertement le temps émerveillé comme temps d’une nouvelle naissance, comme temps de la naissance d’un être nouveau, lequel se nourrissant de l’essence des choses, est notre vrai moi, alors que le moi ordinaire se contente du néant des apparences.

« L’être qui était rené en moi quand, avec un tel frémissement de bonheur, j’avais entendu le bruit commun (…) cet être-là ne se nourrit que de l’essence des choses, en elle seulement il trouve sa subsistance, ses délices. Mais qu’un bruit, une odeur, déjà entendu ou respirée jadis le soient de nouveau, à la fois dans le présent et dans le passé, réels sans être actuels, idéaux sans être abstraits, aussitôt l’essence permanente et habituellement cachée des choses se trouve libérée, et notre vrai moi qui, parfois depuis longtemps, semblait mort, mais ne l’était pas entièrement, s’éveille, s’anime en recevant la céleste nourriture qui lui est apportée. Une minute affranchie de l’ordre du temps a recréé en nous, pour la sentir, l’homme affranchi de l’ordre du temps. Et celui-là, on comprend qu’il soit confiant dans sa joie, même si le simple goût d’une madeleine ne semble pas contenir logiquement les raisons de cette joie, on comprend que le mot de ‘mort’ n’ait pas de sens pour lui. : situé hors du temps, que pourrait-il craindre de l’avenir ? »

De telles coïncidences sensorielles qui font revivre des fragments d’existence, comme soustraits à l’œuvre du temps, sont des circonstances spécialement favorables à l’émerveillement. Et ce sont elles que Proust apporte et étudie avec prédilection. Leur analyse est féconde, mais non sans danger qui est d’inciter à comprendre le soi-disant ‘vrai moi’ qui, à leur occasion se manifeste, comme le pur produit d’un simple mécanisme psychologique et, par suite, comme un simple artefact.. Dans le cas d’émerveillement où l’éventualité d’une réminiscence est incertaine (Hudimesnil) ou absente (Martinville), ce risque est évidemment moindre. Marcel Proust croyait-il à la réalité et à l’immortalité de l’être essentiel qu’il rencontra si souvent ? Avait-il aperçu que cet être n’était autre que lui-même en voie d’accomplissement ? Je ne saurais l’affirmer. Bien des mots et locutions de Proust donnent à le croire. D’autres non. Reste, toutefois, que seul de percer le mystère de cet être extra-temporel pouvait, d’après Proust, donner un sens à sa vie et qu’à cette tâche, il consacra toute son œuvre ; De cela nous ne lui serons jamais assez reconnaissant.

Mais nous voici devant ce constat auquel je désirais vous conduire : tous ces écrivains, et d’autres encore, avec un art d’une grande délicatesse, ont su nous faire goûter la saveur de l’émerveillement. Ils ont su nous en montrer les grandes composantes : pressentiment d’une Présence autre qui transparaît dans les êtres et les choses, sentiment d’éveil à un moi nouveau plus vrai que l’ancien, sentiment de certitude, de joie, de paix, d’allégresse, de beauté, d’immortalité… Ils ont su faire cela admirablement. Mais pas un n’a su, ou voulu, aller plus loin et tenter de donner de l’émerveillement une explication, ou une théorie véritable. Or, c’est cela que Maurice Zundel a fait. Il a pu le faire parce qu’il disposait des connaissances théologiques et spirituelles, psychologiques et anthropologiques nécessaires et parce que lui-même avait des états émerveillés une remarquable expérience.

C’est Maurice Zundel lui-même qu’il nous faut maintenant écouter. Nous commencerons par son récit de Florence. (à suivre)