Sexualité humaine

Conférence
de Maurice Zundel à Dar el Salam, le Caire, en 1948.

1 – Art, Science et Foi

La pensée qui préside à ces entretiens a sa source dans la liberté conçue comme une exigence de don. L’Art est un immense jeu d’allusions où la matière n’est qu’un prétexte aux évasions de l’esprit dans les espaces d’amour où la liberté respire.

La Science sous son aspect technique, elle aussi, nous rendrait toujours plus libres des contraintes de l’univers physique, si nous étions plus fidèles au désintéressement qu’elle requiert sous son aspect de connaissance pure, car, justement, au titre de pur savoir, elle a pour fonction essentielle de saisir le monde par l’esprit dans la clarté du jour intérieur où notre adhésion s’identifie avec le progrès de notre liberté.

La Foi achève cette découverte en nous révélant la Liberté en personne, dans le rayonnement de sa propre intimité.

2 – La morale sexuelle

La morale s’inscrit naturellement dans cette recherche de la liberté – davantage, il n’y a de morale que parce qu’il y a exigence de liberté.

Si nous ne pouvions dépasser nos finalités biologiques, en effet, il n’y aurait pas de problème. Nous serions un morceau d’univers et tout serait réglé par l’automatisme de nos instincts. Mais il n’en est pas ainsi. Le routier revenu de Dachau qui me disait humblement : « Je n’ai pas tenu le coup », ne cherchait pas une excuse en ajoutant : « on se battait pour une pelure de pomme de terre ramassée dans les poubelles, parce qu’on mourrait de faim » car, il avouait que d’autres s’étaient montrés plus courageux. Il sentait parfaitement, au contraire, qu’un acte humain n’est humain, justement, qu’en nous dépassant vers une fin supérieure à nous-mêmes – qu’en ordonnant le tout de nous-même, à un bien dont la plénitude nous permet de nous désintéresser de nos besoins dans un élan d’amour, capable d’aller jusqu’au sacrifice de notre vie. Il percevait nettement, en d’autres termes, qu’il y a des cas où donner sa vie est le seul moyen de la sauver. C’est-à-dire que toute sa valeur réside dans sa liberté, puisqu’on ne saurait être plus libre qu’en échappant au vouloir être biologique et en projetant tout son être au-delà de soi-même.

Nous ne saurions donc poser la question de la morale sexuelle dans une autre perspective. Ici, comme partout ailleurs, il s’agit de réaliser une exigence de liberté. Cela nous permet d’écarter tout de suite l’objection que l’on fait si souvent aux demandes de la chasteté : la fonction sexuelle est une fonction naturelle – il est donc absurde de prétendre s’y soustraire et il est, au fond, contre nature d’y renoncer. Cette objection méconnaît, en effet, cette vérité fondamentale que Nietzsche exprimait à sa manière dans ce raccourci saisissant : « l’Homme est ce qui doit être surmonté ». Dans notre vocabulaire, cette affirmation revient à ceci : ce qui est naturel, au point de vue de notre nature animale, prise formellement comme telle, peut être contre nature au point de vue de notre nature humaine, prise formellement comme telle, car, justement, notre humanité ne se conquiert qu’en se libérant de tout ce qui est animal en nous.

3 – Hypothèses au sujet du corps

Cette distinction est aussi fondamentale qu’elle est vraie. Elle n’a qu’un défaut : c’est de trop simplifier le problème.

La plupart des hommes qui glorifient la sexualité, en effet, n’entendent pas exclure un certain élément d’humanité. Au contraire ils prétendent réaliser la communion humaine la plus parfaite, qui doit être corps et âme pour être totale et pour constituer un don sans réserve. Et sous cette forme, l’objection est tellement spécieuse qu’elle paraît insoluble. Mais en réalité, cette objection est elle-même une simplification.

Elle suppose, d’abord, que le corps est donné une fois pour toutes et qu’il n’a pas à s’humaniser pour devenir un corps humain. Ainsi l’esprit devrait et pourrait conquérir sa liberté sans que le corps participe à cet effort et se transforme en s’y associant. Elle suppose ensuite que le corps recueille toute son essence dans les organes différentiels des sexes et ne peut se donner qu’à travers eux. Elle suppose enfin qu’il y a une harmonie préétablie entre l’intimité des âmes et l’étreinte sexuelle des corps.

4 – Le corps et l’esprit doivent se transformer ensemble dans le même sens

Il apparaît, cependant, immédiatement invraisemblable que l’esprit ait à s’affranchir continuellement de ses limites par un élan vers l’Autre, au plus intime de soi et qu’il puisse accepter tranquillement, des impulsions physiques qu’il n’a pas pris soin de soumettre à son contrôle. Il est clair que notre corps doit se personnifier pour devenir nôtre et que si nous le recevions tout fait, sans avoir à le recréer, il ne pourrait exprimer le progrès vers la liberté qui est la vie même de notre esprit. Autrement dit, le corps et l’esprit doivent se transformer ensemble dans le même sens ou bien nous serons livrés à un dualisme intolérable qui opposera l’un à l’autre le corps et l’esprit, comme deux réalités étrangères ou hostiles monstrueusement associées.

5 – Une communion humaine fondée sur la liberté ou la passion

Et de fait, c’est précisément ce dualisme que l’objection sous examen entendait prévenir, en affirmant qu’une communion humaine doit être corps et âme pour être parfaite et totale et c’est par-là qu’elle obtient un si grand crédit, j’entends comme une revendication d’unité. Mais toute la question, encore une fois, est de savoir si cette unité est une unité personnelle, c’est-à-dire une unité fondée sur la liberté et entretenue par le progrès de la liberté, ou si elle résulte d’une passion que l’on subit sans la dominer. La femme qui m’avouait qu’elle se sentait assez de haine pour tuer son ex-mari, avait cru l’aimer d’un amour unique et total, puisqu’elle avait dû surmonter, pour l’épouser, divorcé comme il l’était, l’opposition de sa famille et celle de ses scrupules religieux.

Elle s’était même dit, que Dieu comprendrait que pour combler un tel artiste, dont elle était devenue le complément indispensable, elle dut choisir de se mettre hors la loi. Et pourtant elle s’était trompée comme s’était trompée la femme qui venait de découvrir enfin son grand amour, en traitant sommairement de lâche, l’amant qu’elle quittait et dont, pendant des mois, elle avait célébré l’héroïsme, en prétendant, elle aussi, mettre Dieu dans son jeu. C’est que, justement, il arrive souvent qu’être épris, c’est être pris, et que l’on joue le jeu sans conduire le jeu. L’instinct pressé de conclure, ouvre tous les crédits et magnifie les êtres sans les changer. Ils deviennent aussi, l’un pour l’autre, un univers qui se suffit et qui leur paraît d’autant plus merveilleux, qu’ils sont seuls à en posséder la clef.

Mais cette solitude complice, n’est-elle pas suspecte ? S’il étaient vraiment devenus un univers, j’entends un univers humain, un univers de valeurs, ne seraient-ils pas un univers pour les autres, aussi bien que pour eux-mêmes. Et pourraient-ils si facilement oublier ce tout, qu’ils ont été l’un pour l’autre quand, ainsi que le disait un mari qui donnait congé à sa femme, « le béguin est passé » et qu’un nouveau visage apporte la promesse d’une nouvelle révélation.

6 – L’état amoureux, un complément psychique nécessaire

En vérité, la plénitude de l’état amoureux paraît bien n’être, la plupart du temps, que le complément psychique nécessaire au déclenchement biologique de l’instinct et créé de toutes pièces par l’instinct, pour chloroformer des résistances que ne manquerait pas de susciter un état d’esprit où le regard conserverait tout sa lucidité critique. Mais cette remarque n’atteint pas le fond des choses.

7 – l’amour de l’amour

Goethe nous permettra de faire un nouveau pas, dans ce mot qui porte si loin : « De l’Amour seulement nous sommes amoureux ». Un ami qui m’avait étonné par le dévouement extraordinaire dont il avait entouré sa femme tuberculeuse, à laquelle il vouait une sorte de culte très délicat, me parlait avec la même ferveur, deux ou trois ans après sa mort, d’une femme qui remplissait sa vie et qui était aussi unique, à sa manière, que la première l’avait été, sans penser le moins du monde être infidèle à un grand souvenir qu’il prétendait toujours vénérer.

Mais, justement, si ces deux amours se superposaient si bien, c’est qu’ils n’étaient peut-être, qu’un seul et même amour : je veux dire l’amour de l’amour. C’est ce qui explique qu’un nouveau mariage puisse s’ébaucher parfois autour du lit funèbre d’un conjoint défunt, par la compréhension même qu’un être témoigne à une douleur issue d’un vide qu’il apparaît aussitôt capable de combler. On croit porter ensemble un même deuil et l’on est déjà engagé dans un nouvel amour.

8 – Les infidélités excusées au nom de la fidélité envers l’amour

Cette ambiguïté vaut d’être méditée à la lumière du mot de Goethe qui nous y rend attentifs. Le grand poète qui ne témoignait pas toujours d’un respect excessif envers les femmes, a voulu justifier, par-là, les attachements successifs qui ornèrent sa vie jusqu’à un âge très avancé, comme s’il voulait nous dire : je ne suis pas dupe, je sais très bien ce qu’elles valent. C’est possible ; je pense, néanmoins, qu’il faut entendre cette phrase dans un sens plus profond, comme le Credo d’un génie panthéiste assez grand pour viser au-delà de l’homme et pourtant incapable de s’attacher à un Dieu personnel.

Mais nous retombons, par ce détour, en pleine magie, car, dépasser l’homme sans se perdre en Dieu, c’est fatalement replier son élan vers les grandes forces cosmiques dont l’individu n’est jamais que le porteur momentané. C’est donc conférer à la sexualité une valeur absolue qui la soustrait à toute régulation et l’investit d’une sorte de consécration religieuse qui justifie n’importe quelle extase de la chair en n’importe quelle rencontre. Toutes les infidélités sont d’avance excusées au nom d’une fidélité envers l’amour qui est, dans cette perspective, la seule fidélité possible : « de l’Amour seulement, nous sommes amoureux ».

9 – Quel est l’amour profond ?

Il faut avouer que cette position est difficile : il fallait être Flaubert pour écrire à Louise Colet, je cite de mémoire : « Bien sûr que nous ne nous aimerons pas toujours. Ce sont là des choses auxquelles un être raisonnable ne devrait pas songer. Contentons-nous de ce qu’une bonne amitié peut nous donner sans exiger l’impossible ». C’est qu’en réalité, il était déjà prêt à abandonner sa maîtresse et que, sa nièce mise à part, il n’avait, en effet, d’autre amour profond que l’art auquel il devait tout sacrifier. On conçoit à peine, en tout cas, qu’une femme engage le tout d’elle-même pour un amour qui ne s’adresserait pas à elle et auquel elle servirait simplement d’image et d’illustration.

10 – Chaque partenaire dans l’amour-passion joue le rôle d’une divinité

En tenant compte de toutes les données que nous venons de recenser, nous tirerons finalement du mot de Goethe ceci, qui est plus que suffisant pour perpétuer le drame humain : l’amour, j’entends l’amour-passion, l’amour sexuel, poursuit un absolu, c’est-à-dire quelque chose qui donne à la vie une suprême raison d’être. Cet absolu, tant que dure la ferveur amoureuse, c’est l’homme pour la femme et la femme pour l’homme, chacun jouant pour l’autre le rôle d’une divinité, comme Juliette en avertit Roméo :

« Ne jure pas du tout,

Ou si tu jures, jure par ton gracieux moi

Qui est le dieu que j’idolâtre et je te croirai ».

Mais comme généralement ni l’un, ni l’autre, n’ont acquis une valeur qui justifierait une telle apothéose, une telle promotion au rang de dieu, ce sont les impulsions cosmiques, à travers toutes les suggestions de l’émoi sexuel, qui seront chargées de combler les vides et de fournir au mystère un aliment inépuisable.

11 – l’amour poursuit un absolu alors l’homme doit recréer l’instinct, en lui donnant un visage personnel

Voici donc la situation : l’amour poursuit un absolu ; l’homme et la femme prétendent être cet absolu, chacun pour l’autre, mais ils ne parviendront à jouer ce rôle que par un emprunt aux forces magiques et impersonnelles de l’instinct biologique répandu à travers tout le monde vivant. Sous cette forme schématique, on voit, tout de suite, où gît le danger d’une telle synthèse.

Compter sur un élément impersonnel, sur une force instinctive, pour établir sa valeur aux yeux de son partenaire, c’est compter sur le hasard. Cette femme très vertueuse, je ne sais quelle idée elle se fait de son mari ou d’elle-même, lorsqu’elle me dit : « on ne les tient que par-là ». Mais je sais que je pourrais lui répondre : c’est aussi par là qu’on les perd. Car, enfin, cet attrait sexuel sur lequel vous comptez pour vous garder votre mari, il ne vous appartient pas en propre ; d’autres femmes possèdent le secret, et si vous ne disposez pas d’autre chose pour assurer sa fidélité, vous avez déjà accepté de le perdre.

Vous ne pourrez l’accuser de vous avoir trahie, s’il cherche ailleurs la réalisation d’un instinct dont vous dites vous-même, qu’il est le seul lien qui garantisse son attachement pour vous. Au nom de quoi, aussi bien, exigerait-on qu’un élan biologique se fixât sur un seul être, si cet être est quelconque et s’il n’a pas été capable de recréer l’instinct, en lui donnant un visage personnel. La monogamie n’est pas naturelle du point de vue de l’homme animal. Elle n’est concevable au contraire, que du point de vue de l’homme qui a conquis son humanité et qui par-là même, a surmonté l’instinct.

12 – La position de la sexualité sans loi

C’est pourquoi, en raison pure, je ne vois que deux positions logiques : d’une part, une sexualité sans loi, qui se déclenche au hasard de toutes les rencontres – ou d’autre part, l’affranchissement total de l’instinct sexuel, par une chasteté absolue qui en transforme essentiellement la signification.

En disant deux positions logiques, je n’entends pas évidement deux positions équivalentes, c’est-à-dire de même valeur. La première est franchement absurde : si l’on admet que l’homme est ce qui doit être surmonté et que l’humain s’amorce en nous par une exigence de liberté et se réalise par le progrès de cette liberté. Si je dis qu’elle est logique, c’est par rapport à la position moyenne qui prétend imposer des limites à une impulsion biologique, sans la transformer, et qui veut combiner la permission de s’y abandonner avec l’obligation de la restreindre.

N’est-ce pas, en effet, ce que sous-entend la morale courante : l’instinct sexuel est insurmontable, le maximum de ce que l’on peut faire est de poser des limites à son expansion. Mais il reste à savoir s’il n’emportera pas toutes les digues que l’on dresse devant lui, non sans avoir tout fait pour lui conférer une puissance infinie, en admettant, sans examen, qu’il est l’expression normale et complète de l’amour entre l’homme et la femme.

13 – La position de l’affranchissement total de l’instinct sexuel

Quant à la seconde position : il est nécessaire de préciser qu’elle n’implique la chasteté absolue, pour les gens mariés comme pour les autres, qu’au titre de terme dernier et de solution définitive. La chasteté absolue, aussi bien, est la même chose que la liberté absolue. Or il est évident que personne ne peut se flatter d’être si parfaitement libre de soi qu’il n’ait plus aucun progrès à réaliser.

Personne, autrement dit, ne peut prétendre avoir atteint une sainteté indépassable. Tout le monde doit, cependant, tendre vers la sainteté, et, de la même manière, tout le monde doit tendre vers la liberté qui ne fait qu’un avec la sainteté – et tout le monde doit tendre vers la chasteté qui n’est que l’épanouissement de la liberté dans ce secteur particulier constitué par le domaine sexuel.

14- objections à mes conceptions

On dira peut-être que je fais de l’angélisme, que des gens mariés qui n’ont pas de rapports sexuels sont anormaux ou impuissants, que je feins d’ignorer la concupiscence de la chair, qui est pourtant un fait dogmatique, et que je tente d’imposer à tout le monde les refoulements propres à certains états et qui deviendraient catastrophiques si mes conceptions avaient la moindre chance de triompher : ce qui, fort heureusement, ne risque guère de se produire.

15 – L’angélisme

Je vais répondre sommairement à ces quatre points. Et, d’abord, rien ne me paraît plus faux et plus dangereux que l’angélisme. Ce qui me séduit dans la spiritualité chrétienne, c’est, précisément, qu’elle est une spiritualité incarnée, où le corps a sa part indispensable. Je reviendrai là-dessus à l’instant. Quant à revendiquer la possibilité d’une chasteté absolue entre des époux qui auraient réalisé en plein accord toutes les exigences de leur amour, cela revient simplement à affirmer la possibilité d’un amour entièrement personnel qui refuse de s’appuyer sur des éléments cosmiques et de se confier à des impulsions biologiques dont le caractère impersonnel expose la tendresse à tous les hasards.

16 – la concupiscence de la chair

Pour ce qui est de la concupiscence de la chair, j’ai retenu assez de catéchisme, pour me souvenir que selon saint Jean, il y a trois concupiscences et pour m’étonner qu’il ne soit jamais question que de celle-là. Allons-nous inventer une institution pour que l’orgueil puisse se donner carrière jusqu’à une certaine limite, sous le prétexte, trop bien fondé d’ailleurs, que nous sommes pétris d’amour-propre ? Nos concupiscences sont précisément ce qu’il s’agit de surmonter.

17 – Le refoulement

Et maintenant, arrêtons-nous un peu plus longuement à ce péril du refoulement que je suis bien le dernier à vouloir favoriser. Nietzsche nous le rend sensible dans ce paradoxe : il y a des êtres pour qui la chasteté est un vice. Le paradoxe, comme il arrive souvent, nuit ici à la précision de la pensée. En réalité, la chasteté ne peut jamais être un vice. Je dirai tout à l’heure pourquoi. Mais une continence forcée peut devenir un vice, c’est-à-dire une source de désordres en amenant une rupture d’équilibre. C’est ce que saint Paul exprime très simplement en disant : « Il vaut mieux se marier que de brûler ». Aussi bien ne me fais-je pas l’avocat de la continence, mais bien de la chasteté.

18 – Continence ou chasteté, la différence

Quelle est la différence ? Elle est infinie. La continence ne transforme pas l’instinct, elle lui impose un frein du dehors et par voie de contrainte. Le désir reste sous pression, toujours prêt à éclater et d’autant plus tumultueux qu’on le comprime davantage. Et il emporte enfin tous les barrages ou, si la censure est trop vigilante, il s’extériorise en manies et en tics qui troublent toute la vie de relation de l’instinct avec soi comme avec autrui.

La chasteté, au contraire, transforme l’instinct, du dedans, en créant un nouveau regard et en imprimant à toutes les fibres la chair la clairvoyance de l’esprit. Le corps, par elle, reçoit une nouvelle dimension, infinie, comme un amas de couleurs sous la main d’un artiste devient tableau. Il échappe au désir et il cesse d’être désirable parce que d’objet que l’on pouvait posséder, il est devenu personne et qu’il est impossible de saisir un sujet ou une personne, sinon par un élan tout intérieur qui en épouse la clarté. Il est soustrait au vieillissement par la jeunesse de l’âme qui le vêt de sa lumière, comme il élude toute localisation sensuelle en faisant éclater, sous tous ses aspects, l’unité d’un même visage qui est toujours lui tout entier, lui qui a cessé d’être quelque chose pour devenir quelqu’un. Voilà, précisément, tout le secret de la chasteté comme de toute vertu. Faire de quelque chose : quelqu’un, en rendant le corps intérieur à soi et lumineux pour autrui, tandis qu’il s’imprègne d’intelligence et de liberté.

19 – Ne l’a pas vu ni l’ascétisme borné ni l’érotisme exalté

Mais il faut bien entendre, que s’il est impossible de le désirer charnellement, tant que l’on perçoit le visage intérieur qui rayonne de tous ses aspects, on ne peut que l’aimer davantage. On l’aime comme l’on fait d’une personne : on l’aime infiniment de cet amour d’adhésion transparente qui consacre sans rien prendre. C’est ce que n’a pas vu un ascétisme borné et hargneux qui n’a cessé de confondre continence et chasteté, en jetant l’anathème sur la chair et en voulant l’ensevelir, sous les voiles les plus épais.

C’est ce que n’a pas vu l’érotisme exalté des immoralistes qui revendiquent pour la chair une licence qui la prive de son humanité. C’est ce que n’a pas vu la sensualité timide des bien-pensants qui réclament, pour les gens mariés, des permissions qui dépersonnalisent leur amour. C’est ce que n’a pas vu, non plus, la touchante myopie des clercs dont l’austère célibat dresse l’inventaire des subtilités qui permettent aux époux, soucieux de morale, de goûter le plaisir sans tomber dans le péché. C’est ce que n’a pas vu, enfin, le sens commercial des éditeurs de journaux et de magazines, de films et d’affiches, qui se croient très malins en exploitant leur collection de nudités auxquelles ils laissent juste assez d’étoffe pour nous faire croire qu’il reste un mystère à dévoiler.

20 – Le corps n’est impur que si nous refusons de l’humaniser

Tout cela est faux, simpliste, ridicule ou malsain. Un corps, par lui-même, n’est pas impur. Il le devient si nous refusons de l’humaniser, s’il reste quelque chose au lieu de devenir quelqu’un, s’il est un objet au lieu d’être une personne. Il ne donne pas l’impression de nu pour être dévêtu, mais pour être privé du regard intérieur qui lui donne le visage de l’esprit. Il ne recèle point un mystère souverainement troublant et souverainement interdit : c’est nous qui fabriquons ce faux mystère en nous soumettant au déterminisme, en lui-même, parfaitement innocent, d’énergies physico-chimiques qui ne deviennent catastrophiques que parce que nous refusons de les rendre libres.

Et, tandis que nous faisons tant d’histoires autour du néant, nous ne voyons même pas, qu’au fond de tout cela, un petit enfant nous appelle, en manquant de percevoir le seul mystère en lequel nous puissions librement respirer, qui est celui de la personne, de l’être source que l’on ne peut « définir » parce qu’il échappe continuellement à ses limites.

21 – La Chasteté ne fait qu’un avec la liberté

La morale sexuelle, comme toute morale, ne vise qu’à préserver l’infinité de cette source, en inscrivant dans toutes les fibres de notre chair, la liberté, ce pouvoir étonnant et merveilleux de don gratuit et diaphane, personnel et personnifiant qui en fera une réalité humaine et une valeur universelle, c’est-à-dire, une valeur créatrice de valeurs. La Chasteté est cette liberté – et rien d’autre. Elle est difficile, comme la liberté, avec laquelle elle ne fait qu’un. Il faudra toute la vie pour conquérir parfaitement l’une et l’autre qui sont, encore une fois, une seule et même chose.

Il y aura donc normalement des étapes et des relais. On ne devient pas saint, c’est-à-dire libre, en un jour. C’est pourquoi l’on pourra et l’on devra admettre qu’un amour imparfait use de la chair, pourvu qu’il en assume toutes les responsabilités dans un mariage qui les avoue et que pour un tel amour imparfait, cet usage peut-être, pour le présent, le meilleur et le plus parfait, parce que le seul conforme à la vérité de ce que l’on est ; pourvu que l’on accepte précisément cette situation comme une étape et comme un relais, en gardant toujours la volonté d’atteindre, ensemble et l’un par l’autre, à la parfaite chasteté et la parfaite charité : envers le corps, comme envers l’esprit.

22 – Aimer d’un véritable amour

Car il est clair qu’un véritable amour ne peut désirer, en fin de compte, que la conquête de l’humain sur l’animal, de la personne sur l’objet, de la liberté sur le déterminisme, et l’émergence du quelqu’un à partir du quelque-chose : le surgissement de la Présence en qui tout devient conscience, lumière et don, pour réaliser toute la grandeur de l’être aimé, pour faire de lui, de son corps comme de son âme, une valeur infinie et universelle.

Car c’est alors, seulement, qu’on pourra l’aimer d’un amour unique, à la fois lucide et total, libre et sans angoisse, qu’on pourra l’aimer lui et non l’idole d’un faux mystère construit avec la fumée d’ardeurs cosmiques où notre humanité se dissout, qu’on pourra l’aimer lui, d’un élan sans limite, parce que ce « lui », sera lui-même devenu, tout entier, par la tendresse même qu’on lui donne, un élan sans limites : comme un rayon tendu vers le foyer primitif, comme la vivante révélation de Dieu, adressée à l’être aimant dans ce message incomparable qu’est une personne humaine. On l’aimera lui, en un mot, et l’Amour en lui et à travers lui, sans pouvoir, contrairement à ce que pensait Goethe, ni les opposer, ni les dissocier, parce qu’ils constituent ensemble, indivisiblement, la seule rencontre de l’absolu qui nous puisse atteindre, laquelle est justement une rencontre incarnée.

23 – Le corps transformé et humanisé

Le corps est assurément un élément indispensable de cette incarnation, mais il ne se prête à cette fonction révélatrice qu’en s’imprégnant de liberté pour devenir intérieur à l’esprit, tandis que se réalise enfin l’unité humaine qui est précisément la création essentielle et le chef-d’œuvre de la liberté. Le corps ainsi transformé, le corps humanisé, le corps libre de soi est investi, à la fois, de toute sa beauté et de toute sa puissance d’aimer. Il devient une source de tendresse inépuisablement jaillissante dont l’élan a la mesure infinie de l’esprit. La sensualité n’y a plus aucune part. Les corps se touchent dans la lumière des âmes et leur étreinte est diaphane et libre, libre comme leur regard, libre comme leur joie, libre comme Dieu qu’ils échangent dans le sacrement vivant qu’ils sont.