Responsabilité des parents

Maurice
Zundel en 1966, à l’occasion de la fête de la Sainte Famille. Publié dans Ta parole comme une source p.114.

Les drames conjugaux

Les drames conjugaux sont innombrables et combien de prêtres ont été souvent, trop souvent comme c’est le cas pour moi, mêlés à ces drames dans une tentative de chercher une issue créatrice. Les drames conjugaux entraînent le plus souvent pour les enfants, quand il y a des enfants, une catastrophe insurmontable.

Je pense à un cas très particulier qui m’a particulièrement frappé. Je pense à ce père, jeune encore, qui avait une liaison et qui avait abandonné son foyer, laissant quatre petits enfants qui l’attendaient, qui l’attendaient sans jamais cesser d’espérer son retour, alors que la mère, héroïquement, inventait un alibi, une histoire, pour justifier cette absence sans déconsidérer le père aux yeux de ses enfants.

Et naturellement cette femme, comme toutes les femmes dans une telle situation, recevait de son mari mille arguments qui le justifiaient à ses propres yeux en mettant en avant, disait-il, quels secours l’autre lui apportait, comment elle le secondait si merveilleusement dans ses travaux en stimulant son génie créateur et bien d’autres raisons encore. Et s’il prétendait l’aimer toujours, il aimait l’autre aussi, il ne pouvait la quitter, il avait contracté des obligations et il était impossible qu’il l’abandonnât sans trahir. Et cet homme m’offrait ces arguments lorsque je tentais de le faire revenir.

On n’a qu’un père et on n’a qu’une mère

Je coupai court alors avec une certaine vigueur en lui disant : « Mais, cher ami, toutes vos histoires d’adulte, ce n’est qu’un fétu auprès des drames qui se jouent en ce moment dans le cœur de vos enfants. Vous les avez mis au monde. Ils n’ont pas demandé d’exister. Vous êtes responsable de leur existence alors, si vous êtes un homme, il faut aller jusqu’au bout. Assumez votre situation en homme. Mais il y a une chose que vous ne pouvez pas faire, c’est de leur mentir, c’est de les tromper car, s’ils ne croient plus en vous, ils ne croient plus en rien ! ».

On n’a qu’un père et on n’a qu’une mère et c’est cela, justement, tout le drame : on n’a qu’une mère, on n’a qu’un père. On ne peut pas changer de père et de mère comme on change de paroisse, de maître, de professeur. C’est pour l’éternité qu’on est enraciné dans ce couple créateur, c’est pour l’éternité que ces deux êtres se sont fondus dans l’enfant, c’est pour l’éternité qu’il est en eux, pour son propre achèvement et pour son éternelle joie.

Jamais on ne creusera assez profondément le sens de cette responsabilité infinie qui engage toute la personne de l’enfant. Vous n’allez pas dire à vos enfants : « ce n’est pas votre affaire. Tant pis pour vous si vous avez à souffrir ! » Du moment que vous avez assumé la responsabilité de les appeler à la vie, c’est la justice la plus élémentaire que vous leur donniez de quoi vivre – et pas simplement pour une vie biologique, mais pour une vie humaine qui repose d’abord sur la foi qu’ils ont en vous. Inutile de leur prêcher des principes. Ils en feront une litière et ils les jetteront à la poubelle si leurs parents les démentent dans leur vie. Ce dont ils ont besoin essentiellement, c’est de la vérité de la vie de leurs parents.

Pour eux, la foi en Dieu, l’espérance d’une vie grande et belle, pour eux la connaissance de la vérité, pour eux la beauté de l’existence, pour eux la dignité de l’être humain, tout se résume finalement dans l’atmosphère qu’ils respirent et qui émane de la personne de leurs parents.

Le mariage, dans le Christ, est un état de sainteté

C’est pourquoi le mariage a été consacré. C’est pourquoi le mariage a été élevé à la dignité de sacrement. C’est pourquoi le mariage, dans le Christ, est incomparablement un état de sainteté. Je m’étonne toujours que l’on exalte la sainteté du prêtre ou celle du moine et qu’on semble faire bon marché de la sainteté du père et de la mère, qui a été scellée dans un sacrement, un sacrement d’éternité.

Enfin, s’il y a des cas où des défaillances retentissent immédiatement sur autrui, c’est bien le cas de l’enfant qui ne peut pas se défendre. Comment l’enfant pourrait-il s’extraire du milieu où il vit, le seul où il puisse subsister, comment pourrait-il échapper aux défaillances, aux mensonges, aux trucages, aux tricheries de ses parents ? Il n’y a pas d’état au monde qui exige plus impérieusement, plus immédiatement, plus continuellement la sainteté que l’état de père et de mère et l’état de mariage, que la famille enfin, dont nous célébrons aujourd’hui la consécration dans la Sainte Famille de Nazareth. C’est un crime de la part des adultes d’imposer leurs défaillances à des enfants. Ceux-ci ne sont pas mûrs pour les affronter et, lorsqu’on les oblige à s’y disposer, on les isole, on les écrase, on les oblige à accepter le choix monstrueux entre le père ou la mère, on les introduit dans un monde louche et obscur. Ils sont obligés de penser que leur père est meilleur ou que leur mère est meilleure.

Il y a quelque chose de souillé dans leur esprit, définitivement. Il y a un virus qui s’introduit en eux dont ils ne pourront jamais guérir ; et c’est pourquoi il faut cesser de redire et de se convaincre que l’état de mariage est inévitablement nostalgique, comme s’il s’agissait de subir une morale purement laïque, et comme si toute vie chrétienne n’était pas consacrée radicalement à chaque étape, en chacun des sacrements, et en particulier dans le sacrement du mariage.

Il n’y a pas de vie laïque. Toute vie chrétienne est une vie également, totalement, éternellement consacrée.

Il n’y a pas de vie laïque. Toute vie chrétienne est une vie également, totalement, éternellement consacrée. Et ici, il ne s’agit pas de parler, il ne s’agit pas de demi-mesure, il ne s’agit pas de son évidence à soi, il ne s’agit pas de son salut ; il s’agit de l’existence du salut de ces petits enfants qui ont droit à leur père et à leur mère et qui, leur étant totalement livrés, ne peuvent reconnaître dans leur père et dans leur mère, un don de Dieu, que dans la mesure où ce père et cette mère créent l’atmosphère digne de leurs vocations, digne de leurs âmes, digne de leur avenir, digne enfin de cet appel qui doit s’accomplir en eux : se faire homme.

C’est une des choses les plus émouvantes du christianisme, précisément, d’avoir, par la grâce du Christ, par la présence du Christ, d’avoir fait de l’amour un sacrement, de l’avoir ordonné à la sainteté et de concrétiser cette sainteté dans cette mission d’éducateur, qui représente pour le père et la mère la charge de faire naître Dieu dans le cœur, dans l’âme, dans la vie de leurs enfants.

Cela suppose une vérité sacrale de leur tâche. Cela suppose l’exclusion de tout mensonge car le père et la mère sont la première, la plus indélébile, la plus durable des influences. Quand un enfant peut se tourner vers ses parents, quand il peut se souvenir d’eux, tout au cours de sa vie, comme des visages de vérité, de bonté, de lumière, il emporte lui-même jusqu’à sa mort et au-delà un capital inépuisable. Toutes ses arrière-pensées sont assurées, parce qu’il peut se référer à des personnes toutes proches de lui, à des visages qui lui sont devenus intérieurs, qui ne lui ont jamais menti et qui ne l’ont jamais blessé.

Tout doit être orienté vers les enfants

Il n’y a donc aucun doute : tout dépend de la famille et elle est immédiatement scellée à l’appel de l’enfant. Tant pis si l’on doit souffrir. On est engagé dans quelque chose d’immense, on n’a pas créé la vie pour rien, on ne l’a pas créée pour l’abandonner en route, on n’a pas éveillé une tendresse, on n’a pas suscité une conscience pour l’assassiner et la détruire. La vie des parents, ce sont leurs enfants. Leur livre d’heures, ce sont leurs enfants. Ils n’ont qu’à les regarder, ils n’ont qu’à se demander ce que leurs enfants pensent d’eux, ce qu’ils voudraient pouvoir penser d’eux, ce qu’ils attendent, ce dont ils ont besoin pour devenir hommes. Ils n’ont pas besoin d’autre chose pour savoir ce que Dieu attend d’eux.

Et il ne s’agit pas moins que de la sainteté. Mais il ne s’agit pas d’une sainteté qui ne ferait pas partie du réel et voudrait s’inspirer de l’idéal de Kant ou de Nietzsche : cette sainteté, classique peut-être, n’est pas indispensable. Il y a, par contre, une sainteté plus radicale, plus essentielle, qui est celle « de ne pas tricher ». C’est un tout petit mot ; « ne pas tricher », c’est bien vite dit, mais tout ce que cela implique est énorme car, si les parents se mettent en face de leurs enfants, à tous les moments de leur vie, et spécialement au moment où ils sont plus particulièrement tentés d’abandonner leurs devoirs, ils ne pourront pas ignorer la route qui s’ouvre devant eux, ils ne pourront pas ne pas savoir s’ils s’éloignent de la droiture et de la vérité, parce qu’ils ne pourront pas ignorer la route qui s’ouvre devant eux. Ils ne pourront pas ne pas savoir s’ils s’éloignent de la droiture et de la vérité, parce qu’ils ne pourront pas ne pas sentir que tricher, c’est nécessairement trahir et tuer.

Dieu est dans l’enfant. Tuer un cœur d’enfant, c’est tuer Dieu dans l’enfant, car comment pourrait-il croire, cet enfant, à la paternité de Dieu et à son Amour, si ses parents n’ont pas eu pour lui la tendresse, le dévouement, la générosité, le don de soi, qui viennent de la paternité divine ; et si leur propre moi, pour leur petit bonheur, écrase leur fils ?

La Sainte Famille nous introduit dans son climat d’Amour et nous rappelle ses très hautes exigences. Elle nous rappelle que le mariage est un sacrement et qu’il est un état de sainteté. Oui, plus que tous les états !

Le don du père et de la mère est inscrit dans l’éternité…, pour l’enfant, le père et la mère constituent la seule référence, le seul évangile irrécusable.

A la rigueur, on peut se tirer d’affaire avec un prêtre médiocre, on peut aller ailleurs. On n’est pas rivé à sa paroisse d’une manière indissoluble, on n’est pas rivé à son confesseur ni à son père spirituel. On peut changer de pays, on peut changer de paroisse, mais on ne peut pas changer de père et de mère. Et c’est justement parce que le don du père et de la mère est inscrit dans l’éternité, parce que, pour l’enfant, le père et la mère constituent la seule référence, le seul évangile irrécusable, c’est à cause de cela que les adultes doivent résoudre pour eux-mêmes et par eux-mêmes leurs problèmes, sans jamais permettre que leurs enfants soient ternis, défigurés, disloqués par des drames auxquels ils sont parfaitement étrangers.

Pas de drame plus poignant que des enfants qui ne savent plus où donner leur cœur

Nous ne sommes pas là devant des espèces de théories abstraites, nous ne sommes pas là devant un idéal fuligineux, nous sommes au cœur de la vie. Il n’y a pas de drame qui nous déchire davantage que ce drame des enfants qui ne savent plus, je ne dis pas : vers qui tourner leur tête, mais qui ne savent plus où donner leur cœur. C’est-à-dire qu’ils sont empoisonnés par cette blessure permanente et par ce doute qui les empêchera à jamais de se retourner sans être divisés dans le visage de leur père et de leur mère.

Que le Christ, qui a fait du mariage un sacrement, nous donne de prendre au sérieux cet appel de l’enfant et que, dans notre cœur et dans notre prière, nous rassemblions tous les enfants disloqués, détraqués par les dissensions de leurs parents. Supplions le Père universel, le Père de tous et de chacun, de nous rendre sensibles, malgré toutes les trahisons humaines, l’authenticité et la vérité éternelle de l’amour.

Mais, bien sûr, nous aurons constamment recours à la prière et à la communion des Saints pour mieux comprendre comment la vocation première des parents est de se perdre de vue, eux et leurs sentiments, eux et leurs souffrances, eux et leurs amours, pour se donner au service merveilleux, incomparable de vies humaines tout entières, et pour l’éternité, remises entre leurs mains. Comment résister à cet appel de l’enfant qui crie : « Papa, je t’attends, je t’attends, je t’attends et, chaque soir, je pleure dans mon lit parce que je t’attends. » Comment résister ? Demandons que nos cœurs s’ouvrent et que, si nous avons la charge d’enfants, nous ayons constamment le scrupule le plus honorable, le plus indispensable, de ne jamais scandaliser ces petits, mais de leur révéler, à travers toutes les souffrances et tous les sacrifices nécessaires, que le monde, quand même, est à base d’amour, que le dernier mot appartient à l’amour, que nous sommes faits pour l’amour. L’enfant ne pourra qu’en être comblé. Et c’est dans la mesure où les parents s’astreindront, s’appliqueront, honnêtement et chaque jour plus profondément, à cette sainteté si profondément humaine, si sainte, si visible, je veux dire si vivante et si magnifique qui tient dans ces petits mots : « Ne jamais tricher ».