Le mystère de la Croix

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« Conférence de Maurice Zundel au Caire en 1965, centre Dar es-Salaam de l’église grecque catholique melkite sainte Marie de la paix, à Garden-City. Le mardi de la Semaine Sainte. Édité dans Vie, mort, résurrection (*) les titres sont ajoutés. Conférence présentée en référence à la fête liturgique de la Croix glorieuse.

Résumé : Il y a un dieu qui surplombe, qui terrorise, qui impose des sacrifices, avec qui on essaie d’acheter son bonheur. Il y a le Dieu qui se sacrifie en Jésus-Christ. La Croix nous ouvre à la vraie existence, elle est au cœur des rapports de personne à personne, au cœur du mystère d’amour. Dieu est l’éternelle dépossession de l’Amour.


Enregistrement de la conférence. Qualité d’écoute variable au long de l’enregistrement, et très difficile entre les 11ème et 16ème minutes.


Un Dieu qui surplombe

Le mot du paysan qui, voyant pourrir ses récoltes sous la pluie, dit : « Je ne nomme personne, mais c’est dégoûtant ! » Ce mot du paysan peut nous introduire dans ce domaine mystérieux du sacrifice : comment les hommes en sont-ils venus à inventer la nécessité du sacrifice ?

Ce mot du paysan nous indique la direction de cette recherche et de cette invention.

Il s’agissait de désarmer, d’apprivoiser cette puissance qui dispose de la pluie et du soleil, qui dispose de la santé et de la maladie, qui dispose la naissance et de la mort.

Et, dans cet effort pour apprivoiser et se rendre favorable cette Puissance qui dispose de tout, l’homme sera amené à agir à l’égard de ce qu’il appelle « la divinité », comme il fait à l’égard des hommes puissants dont il redoute la rigueur et le ressentiment.

On offrira à la divinité une part de ses biens, une part choisie. On préviendra son ressentiment et sa colère, en prélevant tout de suite sur les récoltes, sur les naissances dans les troupeaux, en prélevant la part de soi qui revient à la divinité, car le sacrifice est justement destiné à affirmer le haut domaine de la divinité sur toute chose.

Terreur et sacrifices

Il y a incontestablement dans la pratique du sacrifice, un sens plus ou moins larvé d’une rivalité entre la divinité et l’homme. Et puisque la divinité détient la force et la puissance, c’est à l’homme de se courber, de s’humilier, de se faire petit, pour éviter d’être écrasé.

Vous vous rappelez dans quelle atmosphère se produit la Révélation du Sinaï : la terreur qui s’empare du peuple qui demande que Dieu nous parle pas, que Dieu ne nous parle pas ! « Que Moïse nous parle mais non pas Dieu, car si Dieu nous parle, nous allons mourir ! » (Ex. 20:19)

Et vous savez que, dans cette voie, on est allé très loin : vous vous rappelez le sacrifice d’Iphigénie, vous vous rappelez le mythe de Thésée, et sa victoire sur le Minotaure ; vous vous rappelez, dans la Bible, le sacrifice de Jephté, immolant sa fille, (Jg. 11:29-40 ) ; vous vous rappelez comment les livres des Rois nous racontent que tel ou tel roi, Achaz par exemple, au temps d’Isaïe a fait passer son fils par le feu (2R 16:3), et comment Jérémie et Ezéchiel fulminent contre cette immolation des enfants en l’honneur des dieux étrangers ; vous vous rappelez que les Mayas, les Aztèques, les Incas, immolaient au soleil, non seulement leurs prisonniers de guerre, mais leurs plus beaux jeunes gens et leurs plus belles jeunes filles.

Dans la Bible, sans doute, les sacrifices humains, les sacrifices humains sont interdits ; il n’en reste pas moins vrai que Dieu est le maître de tout, que les premiers-nés lui appartiennent !: Les premiers-nés des hommes comme ceux des animaux ; et qu’il est interdit d’immoler le premier-né des hommes, encore faut-il le racheter en immolant un animal à sa place.

Mais toujours, toujours, apparaît cette même rivalité, ce sentiment d’être coincé par les revendications de la divinité, d’avoir une part extrêmement réduite, et de n’être sûr de son destin qu’en échappant au regard terrible de la puissance céleste.

Acheter son bonheur par obéissance rigoureuse ?

Est-ce que nous n’avons pas gardé des traces de cette mentalité ?

Est-ce que nous n’avons pas — dans le langage courant — est-ce que nous n’avons pas entretenu, propagé cette conviction qu’il fallait se priver, se priver de ceci et de cela, se priver toujours pour être agréable à Dieu ? Et que les saints sont justement ceux, ceux qui se privent, ceux qui renoncent aux joies de la terre, en attendant la compensation qu’ils espèrent dans l’Au-delà ?

Comment oublierais-je cette sainte religieuse, cette sainte religieuse d’un courage admirable, si sincère dans sa foi, qui me disait : « Mais, si nous n’avions pas, nous autres religieuses, au Ciel, une place particulière, quel sens aurait notre vie ici-bas ? et notre consécration à Dieu ? »

C’est donc toujours la même perspective : Dieu est finalement jaloux du bonheur humain. Il faut l’acheter, le bonheur humain, le payer au prix du sacrifice, faire échec au ressentiment de Dieu par les privations qui désarment sa colère.

Et vous savez comment, dans toutes les religions — et dans la Bible en particulier — vous savez avec quelle minutie était réglé le sacrifice, avec quelle minutie était indiquée la manière de tuer le taureau, le bélier, le chevreau ou la tourterelle, et avec quels scrupules toutes ces règles étaient observées.

On a la surprise, dans les textes de Qumram, de voir se poser réellement la question : si l’on peut retirer — le jour du sabbat — non seulement une brebis, mais un âne, un âne, du puits où il a chu ! A-t-on le droit de lui tendre une corde ? A-t-on le droit de tenter, au moyen d’une échelle, de lui sauver la vie ? Non ! Non, le jour du sabbat, rien ne doit prévaloir contre l’interdiction absolue du travail.

C’est ainsi que vivaient les saintes gens qui habitaient la Mer morte ou le rivage environnant, que ces saintes gens — d’ailleurs admirables dans leur ferveur et dans leur piété — poussaient jusqu’au bout cette obéissance rigoureuse à un pouvoir absolu, dont l’absolutisme était tel que le plus sûr évidemment, était d’observer le plus strictement les normes les plus étranges.

[Repère de positionnement dans l’enregistrement audio : 11’ 38’’]

Bien situer le sacrifice de Jésus-Christ

On a naturellement tenté d’appliquer au sacrifice du Christ les mêmes vues. On nous a rebattu les oreilles avec ce juridisme qui est la mort de toutes les mystiques, on nous a rebattu les oreilles avec cette idée que l’offense faite à Dieu était nécessairement une offense infinie, et que la réparation d’une telle offense exigeait une victime au niveau de l’offense : une victime infinie, et que donc, normalement, la victime toute désignée était le propre Fils de Dieu.

Il faut bien réaliser que, psychologiquement, les juifs pouvaient n’être pas gênés, pouvaient n’être pas gênés par une telle représentation. Parce que il est licite, dans l’atmosphère du Temple, ils avaient vu le sang couler sur les cornes de l’autel.. Ils ne pouvaient être choqués, comme pourra l’être, au contraire, le cœur de Jésus lorsqu’il chasse les vendeurs du Temple. [transcription difficile]

Il y a lieu de se demander ici, en se plaçant tout simplement au point de vue de la foi chrétienne, si l’expression de l’Épître aux Romains (8:32 ) : « Dieu n’a pas épargné son propre Fils », si cette expression ne doit être pas profondément nuancée, car Dieu est indivisiblement Trinité, et si celle-ci est offensée, elle est offensée dans le Fils autant que dans le Père et dans le Saint-Esprit ; puisque elle est éternellement indivisible. Le sacrifice du Fils sera-t-il offert au Fils par le Fils ? Aussi bien qu’au Père où à l’Esprit Saint ? (Le supplice offert au Fils par le Père est autant celui du Père et celui du Saint-Esprit.) [transcription difficile]

Il faut rompre absolument avec la conception de désamorcer la colère de Dieu.

Nous sentons bien que nous ne sommes pas là dans la bonne, dans la bonne direction. Pour situer le sacrifice de Jésus-Christ, il faut rompre absolument, absolument, avec la conception de désamorcer la colère de Dieu, de se le rendre favorable, de le désarmer à force de se faire petit, de prévenir son ressentiment en payant tout de suite la dîme qui lui est due. Tout cela appartient à une humanité que Jésus est venu nous apprendre à dépasser.

[Repère de positionnement dans l’enregistrement audio : 16’ 50’’]

Une expérience fondamentale

Tout cela appartient à cet univers de choses où l’on dispose des automatismes naturels en faveur des besoins matériels de l’homme, tout cela relève d’un univers de choses, et il nous faut maintenant nous situer dans un univers de personnes qui unit des présences, dans un univers de personnes qui unit des présences.

Qu’est-ce que cela veut dire, sinon quelque chose d’infiniment concret, de tout à fait expérimental ?

Avec la même signification, la transcendance humaine nous fait rencontrer justement notre intériorité, notre immanence, notre inviolabilité, la possibilité d’être homme en devenant une origine, une source, un commencement, un créateur.

Il est donc, entre l’homme et Dieu, une réciprocité indissoluble, la transcendance humaine ne pouvant se constituer que face à la transcendance divine et selon l’aimantation qui nous appelle du dehors au-dedans, et la transcendance divine ne pouvant se révéler que dans la transcendance humaine, l’homme étant origine, source, commencement et créateur.

Et il est particulièrement clair qu’aucune doctrine ne peut être surajoutée à cette expérience fondamentale, et que, finalement, toute la révélation chrétienne n’est que le rayonnement de cette expérience fondamentale.

L’homme peut n’être qu’un objet

Il y a un vertige, il y a une folie, il y a un envoûtement, il y a un mode de sensibilité où l’être croit vraiment avoir découvert le secret de son bonheur.

C’est là que l’on prend conscience, que l’on prend conscience que l’homme peut n’être qu’un objet, qu’il peut n’être rivé à l’existence que par sa biologie, par ses glandes, par ses saillies animales, et le destin de l’homme apparaît toujours infiniment tragique. Oui ! On est né sans l’avoir voulu ! Et on mourra, encore sans le vouloir ! On subit la vie à l’entrée et, à la sortie, on subit la mort ! Quelle chose affreuse ! Quelle espèce de monstruosité de pouvoir prévoir sa mort, quand on est attaché à l’existence par sa biologie, quand on est porté par les forces aveugles dans l’univers, ces forces dont on ne peut pas disposer !

Quel désespoir et quelle révolte de se dire : « Je mourrai, quoi qu’il arrive, je mourrai, je mourrai malgré moi, la vie m’est arrachée ! Elle m’est arrachée ! Je l’ai reçue sans l’avoir demandée, je m’y suis habitué, je m’y suis attaché, et maintenant elle va m’être enlevée brutalement, sans que je puisse m’opposer à cette puissance mauvaise acharnée à me détruire ».

Et, dans l’entre-deux, dans l’entre-deux entre la naissance qu’on ne choisit pas et la mort dont on a horreur, il y a tout l’inconscient, toute cette vie souterraine et animale dont nous sommes pétris et qui nous incline dans le sens de passions imprévisibles qui peuvent, à tout moment, nous emporter au-delà de ce que nous croyons être, et nous engager dans des aventures absurdes et meurtrières.

Et c’est justement ce dont prend conscience la mère dans l’angoisse et le déchirement de la perte morale de son enfant ; ce que nous éprouvons devant tous les ménages en train de se disloquer, devant ces amours qui se sont introduits furtivement, qui auront fini par rompre tous les liens, par effacer le sens de toutes les responsabilités, et par exposer des enfants tout petits à être déchirés entre des parents séparés qui se disputent leur tendresse.

Notre lien avec l’existence

C’est ce que nous comprenons tous : il y a un lien animal avec la vie, qui ne suffit pas, qui ne peut pas défendre l’homme, qui ne peut le protéger ni dans ses entreprises, ni dans son foyer, ni dans ses tendresses, ni dans son amour paternel ou maternel.

Et toute mère qui a traversé cette agonie, toute mère qui a pu dire : « J’aimerais mieux que mon enfant fût mort, que de le voir s’égarer dans ces chemins tortueux ! » Toute femme, toute mère dans cette situation, réclame, désire, souhaite, découvre, que le seul moyen possible de l’homme avec une vie authentiquement humaine serait un autre lien : un lien volontaire, un lien de générosité, un lien d’amour dans la désappropriation totale de soi-même. Oui, c’est cela ! Et il ne s’agit de rien moins que notre lien avec l’existence.

Si la vie nous inspire une légitime révolte, dans la mesure où nous la voyons tout entière sous le joug des instincts et de la biologie, c’est que, justement, une vie humaine authentique ne peut sourdre, ne peut jaillir que d’un lien humain, un lien créé par nous à partir de cette démission de nous-mêmes qui nous jette dans les abîmes de la lumière et de l’Amour.

Et nous savons bien que la mère qui veut reconquérir son enfant, la mère qui veut reconquérir son enfant qui lui échappe ; la femme, son mari qui la trahit ou le mari, la femme qui l’a abandonné, nous savons très bien qu’ils n’ont pas d’autre ressource, qu’ils n’ont pas d’autre possibilité que d’apporter l’espace de générosité, l’espace d’amour, l’espace de pauvreté, où, sans considération d’eux-mêmes, sans retour sur leurs propres souffrances, uniquement soucieux de la dignité de l’autre en péril, ils l’investissent silencieusement de ce don qui pourra ranimer ou susciter une générosité qui créera avec la vie un nouveau lien, un lien authentiquement humain, et qui permettra parfois à l’enfant égaré de découvrir le vrai visage de leur mère, à la femme infidèle de rencontrer avec émerveillement, l’amour aux yeux baissés, de son époux.

[Repère de positionnement dans l’enregistrement audio : 27’ 55’’]

Un univers de choses ou de personnes

Il y a un univers de choses où l’homme dispose des automatismes de la nature, en faveur de ses besoins matériels, comptant sur la fidélité de la nature à elle-même, et c’est bien, mais ce n’est pas encore un univers humain.

Et il y a un univers de personnes, où ce sont des présences qui s’unissent et qui s’échangent, dans la démission, dans la désappropriation qui constitue l’offrande de l’Amour.

On ne peut, en un mot, on ne peut dans cet univers de personnes, on ne peut aider les autres à échapper à leur biologie, à surmonter leur animalité, à vaincre leurs vertiges et leur envoûtement, qu’en payant de sa personne, en prenant sur soi leurs désordres, leurs manques d’amour, leurs trahisons et leurs folies.

Il faut situer le sacrifice de Jésus, le sacrifice de la Croix…, au cœur même de ces rapports de personne à personne, au cœur de ce mystère d’amour.

C’est dans cette lumière qu’il faut situer le sacrifice, le sacrifice de Jésus, le sacrifice de la Croix — non pas dans un juridisme misérable où Dieu exigerait une victime au niveau de l’offense — mais au cœur même de ces rapports de personne à personne, au cœur de ce mystère d’amour où l’intimité de l’un ne peut s’enraciner dans l’intimité de l’autre qu’avec le consentement de celui-ci.

C’est dans cette perspective qu’il faut comprendre que Dieu — le Dieu trinitaire, le Dieu pauvre, le Dieu Amour, le Dieu entièrement désapproprié de soi — c’est dans cette perspective qu’il faut comprendre qu’Il prend tout sur soi, exactement comme la mère qui prend sur elle la misère et la traîtrise de son enfant.

L’humanité du Christ

Et si Dieu, si Dieu n’est pas autre chose que l’éternelle dépossession d’un Amour sans limites, on comprend qu’il ne puisse faire autrement que d’offrir l’espace qu’il est aux êtres affolés par leurs instincts, aux êtres qui sont tout entiers la proie de leur biologie, comme nous sommes tous. On comprend, il ne peut faire autre chose, il ne peut faire autre chose que d’être le contrepoids vivant de tous nos refus et de toutes nos folies.

Depuis que l’humanité de notre Seigneur est le sacrement incomparable, le sacrement diaphane, le sacrement parfait où la Présence divine personnellement se révèle et se communique dans cette humanité, dans cette prise sur soi, cette prise sur soi ou en Dieu, de tout ce qui concourt à no détruire, (cette humanité) va s’exprimer dans le martyre inexprimable de l’agonie et de la Croix.

Et cela encore, nous pouvons le deviner et le pressentir. Une mère, une mère prend sur elle les incartades, les aventures meurtrières de son enfant, mais elle ne peut pas assumer, pas plus que le mari à l’égard d’une femme infidèle, ou le contraire, elle n’arrive pas à assumer tous les drames de la terre ! Elle est rivée à ses enfants, elle les vit du dedans, avec une bonne part d’instinctivité, bien entendu : elle les vit par le dedans, leur drame s’inscrit dans toutes les fibres de sa chair. Le drame des autres, elle peut le voir avec sympathie, avec sympathie, mais elle n’est pas capable, elle n’est pas capable de le porter avec cette urgence qui l’unit à ses propres enfants.

Mais le Christ, mais l’humanité du Christ est d’une porosité infinie, parce que l’humanité du Christ n’a pas de frontières ! N’a pas de frontière.

Comme l’humanité du Christ est couronnée du « moi » divin, comme l’humanité du Christ est privée de sa subsistance connaturelle, comme en elle le « moi » humain, ce « moi » fermeture, possessif, propriétaire, ce « moi » qui nous limite et qui nous sépare, comme en elle ce « moi » a été prévenu par l’expansion sur sa nature humaine de la personnalité du Verbe, qui est l’éternelle Pauvreté, à cause de cela Jésus est intérieur à toute l’humanité, et il reçoit les coups de tous les côtés, en chacun, pour chacun, comme la mère, la mère de chacun.

Nous faire hommes

Il faut que nous découvrions ce lien gratuit, ce lien oblatif, ce lien d’amour possible entre l’existence et nous-même.

Le sacrifice, le sacrifice de la Croix a donc ce caractère ontologique ; je veux dire qu’il vise à rétablir le lien humain, le lien authentique entre notre existence et nous-même.

Jésus vise — avec toute sa Passion — Jésus vise à nous faire hommes, à nous apprendre à ne rien subir, ni notre naissance, ni notre inconscient, ni notre mort. Et pour que nous apprenions à ne rien subir, il faut que nous découvrions ce lien gratuit, ce lien oblatif, ce lien d’amour possible entre l’existence et nous-même. Il faut que nous soyons noués à la vie par ces liens d’amour pour que notre existence soit authentiquement, authentiquement humaine. Jésus n’est pas un philosophe, heureusement !

Jésus n’est pas un philosophe, Jésus n’apporte pas un système du monde : il apporte en sa personne la Révélation et la racine de cet univers de personnes dans lequel seul il nous est possible de vivre, de nous estimer, d’aimer et de respirer ; à cette découverte qu’en effet, tout ce qu’il y a d’atroce dans la vie, d’intolérable, vient de ce que nous sommes encore des biologies, de ce que nous sommes encore choses, objets, de ce que nous nous laissons porter par les énergies obscures et inconscientes de la nature, de ce que nous ne nous sommes pas, nous ne sommes pas encore créés dans ce monde originel dont la dimension est la Pauvreté et l’Amour.

Jésus vient nous révéler notre univers et ses véritables coordonnées, ses véritables dimensions, en prenant sur lui toutes nos limites, toutes nos infidélités toutes nos révoltes, tous nos égoïsmes, toutes nos agonies, et toutes les révoltes de nos morts.

Il s’agit donc d’un autre univers, et lorsque on parle de la Croix et du sacrifice de Jésus dans l’univers juridique, dans l’univers objet où règne cette atroce rivalité entre un dieu imaginé à l’instar d’une puissance humaine et l’homme lui-même, si l’on situe le sacrifice de la Croix dans ce faux monde, dans ce monde sous-humain et inhumain, il devient absurde et ne saurait un instant nous intéresser.

S’il nous passionne, s’il nous émeut, s’il nous appelle, s’il nous aspire, c’est justement parce que Jésus nous révèle notre véritable lien avec une existence authentiquement humaine, dans cette désappropriation qui permet un contact virginal avec soi, avec les autres, avec tout l’univers.

[Repère de positionnement dans l’enregistrement audio : 41’ 35’’]

L’ascétisme

C’est pourquoi l’ascétisme, l’ascétisme chrétien, est tout le contraire d’un mépris du monde. Personne n’est plus convaincu que moi de la nécessité de la sobriété, de la chasteté et de l’humilité. Mais la sobriété, c’est le respect, c’est le respect de soi-même, c’est le respect des nourritures terrestres, c’est le respect de toute cette nature qui, lorsque nous nous en faisons les esclaves, fait de nous des brutes !

Et si nous assumons avec respect cette même nature, elle devient l’ostensoir, elle devient le symbole, elle devient le sacrement de la divine Présence et de la divine Beauté.

Quoi de plus noble, en effet, que de n’être pas aimanté par la nourriture comme un chien par sa pâtée ! Quoi de plus noble que de la réduire à ce qui est nécessaire ! Que de la prendre légèrement et en action de grâce, en honorant soi-même, c’est à dire en rendant à son cœur, à son corps, le culte et le respect qui lui est dû, autant que la nourriture elle-même.

Quand, dans l’univers des personnes, dans l’univers des personnes où des présences s’échangent et se vivent, tout devient personne : les choses elles-mêmes, les choses elles-mêmes prennent un visage, les choses elles-mêmes font circuler une Présence, les choses elles-mêmes entrent dans un rôle sacré, les choses elles-mêmes s’enracinent au cœur du premier Amour.

Et la chasteté, bien sûr, comment ne pas respecter son pouvoir créateur ? Comment ne pas le respecter à genoux ? Quand on sait qu’on peut être l’origine d’une lignée éternelle, quand on sait que tout homme et toute femme porte en lui toute la lignée qui le précède et ce, jusqu’à la fin du monde. Être la source d’une vie qui durera autant que l’univers. Comment ne serait-on pas à genoux, à genoux devant ce pouvoir divin ? En le vivant à travers un visage d’enfant. Et comment ne serait-on pas humble — non pas humilié, mais humble — c’est à dire tout simplement délivré de soi ! Quand le regard s’efforce sans cesse de rejoindre en toute réalité le visage de l’éternelle Pauvreté.

L’ascétisme chrétien n’est pas le mépris du monde, n’est pas le mépris du corps, n’est pas le paiement d’une dîme à un dieu jaloux ; l’ascétisme chrétien c’est la libération, la libération sans cesse poursuivie, de toutes les contraintes biologiques qui nous réduisent à l’état de chose et à l’état d’objet.

[Repère de positionnement dans l’enregistrement audio : 45’ 57’’]

La Croix

Il nous faut donc voir la Croix dans cette immensité d’Amour ; il nous faut voir la Croix comme cette offrande plus que maternelle qui fait contrepoids à toutes nos folies, à toutes nos absurdités, à tous nos égarements, à tous nos refus, à toutes nos limites, à toutes nos morts, parce que le Bien, le Bien n’est pas autre chose, parce qu’il n’y a pas d’autre Bien que l’Amour ! Parce que le seul lien authentique avec l’être est le don de soi !

Et je crois que là gît le secret, le secret même de la Création. Dieu crée, par ce vide, par ce vide qui est en lui ; Dieu crée par cette désappropriation radicale qui fait que chaque personne divine est une relation subsistante à l’Autre. Là gît le secret, là est le point central, là est le point d’origine : dans cette Pauvreté sur-essentielle où s’établit un contact virginal avec l’être, qui est le seul contact vivant, personnel et Créateur.

La Croix nous introduit donc, elle nous introduit dans cet univers authentiquement humain ; elle nous révèle à nous-mêmes ; elle nous conduit à ce point d’origine où nous pouvons décoller de l’univers de choses dont nous sommes si souvent les esclaves.

En elle, dans la Croix, vraiment notre unique espérance ; en elle, nous apprenons le sens de toutes les valeurs et que, ce qui importe en nous, ce que nous cherchons passionnément dans les enfants que nous aimons, ce que nous cherchons passionnément dans toutes nos amitiés et dans toutes nos tendresses, c’est justement cela : non pas cette caricature où l’être humain est simplement le jouet de sa biologie, d’autant plus obstiné dans ses erreurs qu’il est plus esclave des forces obscures qui le mènent.

Ce n’est pas cela que nous cherchons. Nous sommes en quête, avec une patience invincible, nous sommes en quête, en l’homme, de ce qui est humain, de ce qui fait que chacun prend le gouvernement de lui-même, que chacun est maître de son destin, que chacun est la source de ses actions, que chacun est un espace assez vaste pour être une présence à tout l’univers.

Nous sommes en quête, en l’homme, de ce qui est humain… ; c’est cet homme que la Croix regarde…, c’est cet homme qui est né de Jésus-Christ.

C’est cet homme que la Croix regarde, c’est cet homme que la Croix concerne, cet homme — qui n’est pas encore peut-être — mais que nous cherchons avec tant de passion dans tous ceux que nous aimons, c’est cet homme qui est né de Jésus-Christ.

Lorsque les pères voient dans la blessure faite au cœur du Christ après sa mort par le coup de lance, ils disent, en reprenant le mythe biblique de la naissance de la femme, ils disent :

« C’est ainsi que, est née, que naît l’Église, que naît la nouvelle humanité, qu’elle est née du cœur blessé du Seigneur mourant. »

Et c’est bien là ce que nous voulons retenir, nous voulons regarder la Croix à travers la blessure faite au cœur du Seigneur, pour qu’il soit pour nous, vraiment, dans l’attente de la Résurrection, le berceau merveilleux.

C’est, illuminé par la tendresse plus que maternelle de Dieu, le berceau merveilleux de la seule humanité digne de Dieu !

(*) « Livre : Vie, mort, résurrection »

Publié par les Éditions Anne Sigier
Parution : novembre 1995
Pages : 168
ISBN : 9782891292443

efn 65 0403

14/092018 – septembre 2018

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