Le mystère de Jésus

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« Conférence de Maurice Zundel en l’école Saint-Erembert à Saint-Germain-en-Laye, le dimanche 6 octobre 1974. Non édité. Les titres et exergues sont ajoutés.

Résumé : Dans l’univers nous trouvons notre origine selon l’être charnel ; à l’inverse l’univers peut trouver son origine et sa signification dans l’esprit. À travers l’esprit humain l’univers peut accéder à la vie de l’esprit, nous pouvons lui donner un sens. S’il y a symbiose de la matière et de l’esprit dans le monde comme en nous-mêmes, le miracle est une expression de la liberté de l’esprit dans l’univers, sans que son ordonnance en soit dérangée. Jésus apparaît d’abord comme un prophète. C’est le mystère de foi qui perçoit en lui le Fils de Dieu et le Verbe fait chair. Dieu s’atteste toujours sous une forme d’incarnation, comme un événement qui s’accomplit dans l’homme, par une transformation de l’homme. Dieu est mort pour la liberté humaine, il s’incarne en nous, il nous veut esprit comme lui.


Enregistrement de la conférence


Le monde est esprit

Théologie rationnelle et théologie du cœur

Le livre de Bultmann, Histoire de la Tradition Synoptique, ne laisse subsister de l’Évangile que ce qu’un esprit d’aujourd’hui, se plaçant sur un plan strictement scientifique, peut admettre, c’est-à-dire fort peu de choses. On a l’impression d’une démolition dans un livre d’une sécheresse étonnante et pénible. Quand on lit le Jésus de Bultmann, on est étonné par contre de voir cet homme qui semble avoir réduit en poussière tous les documents, de voir quel attachement profond il voue à la personne de Jésus qui le saisit à certains moments dans l’actualité même de sa vie et est pour lui, évidemment, une source qui jaillit en vie éternelle.

Il y a sans doute une théologie du cœur qui l’emporte sur une théologie sèchement rationnelle. Il y a aussi très probablement, une sensibilité chrétienne formée dans l’enfance qui oriente vers la personne du Christ, et qui fait que malgré toutes les dénégations, la Présence du Christ demeure une source, un commencement, un milieu et une fin.

Nous pouvons comprendre le refus du surnaturel dans la mesure où l’homme ne prend pas conscience de ce fait que le monde est esprit.

Si nous prenons l’activité la plus connue de Bultmann, celle de l’exégète qui dissèque, nous pouvons comprendre ce refus du surnaturel, en particulier du surnaturel dans le miracle, qui abonde dans l’Évangile incontestablement. Nous pouvons comprendre ce refus du surnaturel dans la mesure où l’homme ne prend pas conscience de ce fait que le monde est esprit.

Le monde peut devenir lumière dans notre esprit

En effet, le monde est esprit sous un aspect, comme nous-mêmes nous sommes esprit sous un aspect et matérialité sous un autre. Le monde est esprit, comme nous pouvons le vérifier dans la connaissance.

Rappelez-vous le mot d’Einstein : «nbsp;L’homme qui a cessé ou qui n’est plus capable de s’émerveiller et d’être frappé de respect est comme s’il était mort. » Nul doute que ce respect, Einstein le vouait au premier chef à son étude de l’univers. Il rencontrait donc dans l’univers une réalité qui l’émerveillait et le frappait de respect ; c’est-à-dire que, il se trouvait avec l’univers dans une relation de personne à personne. C’est le plus intime de lui-même qui était engagé dans cette recherche et il en était comblé.

Le monde peut devenir lumière dans notre esprit et c’est une source de lumière infiniment précieuse : à travers toute la phénoménologie physique se dégage finalement ce sentiment d’une Présence qui se fait jour en nous, précisément par la lumière qui surgit en nous. C’est ce qui est passionnant d’ailleurs dans l’étude de l’univers et dans toute discipline scientifique : ce qu’il y a de plus passionnant, c’est à la lumière même que les phénomènes, que le monde devient en nous.

Donc, incontestablement, sous un aspect, le monde est esprit ou il est apte à le devenir en notre esprit. Et s’il est esprit, il est accessible à la liberté qui est la suprême floraison de l’esprit.

Le monde peut accéder à la vie de l’esprit

Si nous prenons l’univers et nous-même d’un seul tenant, comme il est normal de le faire, nous sommes plongés dans l’univers, c’est notre corps immense et nous ne le connaissons précisément que dans la mesure ou il nous affecte. Là où nous ne sommes pas affectés, il n’y a pas de connaissance possible. Il faut qu’un rayon de lumière, jailli de la plus lointaine nébuleuse, atteigne nos appareils pour que nous en connaissions l’existence. Une lecture de l’univers est impossible si l’homme n’est pas affecté par lui.

Dans cet univers immense… nous y trouvons notre origine selon l’être charnel. Mais, inversement, l’univers peut trouver son origine et sa signification dans l’esprit.

Il est donc certain que dans cet univers immense, nous trouvons notre corps comme nous y trouvons notre origine selon l’être charnel que nous sommes. Mais, inversement, l’univers peut trouver son origine et sa signification dans l’esprit, car cet esprit jaillit de l’univers. Si l’univers aboutit dans l’homme à l’esprit, il y a là une trajectoire qui définit son sens. Cet aboutissement prodigieux ne peut pas ne pas se refléter sur tout ce qui l’a précédé. L’univers, à travers l’esprit humain, peut justement accéder à la vie de l’esprit comme il le fait dans la connaissance, dans l’Art, dans tout émerveillement : l’univers peut accéder à la vie de l’esprit.

Le monde nous contient…, mais nous pouvons à notre tour, l’informer, l’illuminer, l’accomplir, lui donner un sens et l’achever dans notre contemplation.

Il y a donc une sorte de réciprocité. Le monde nous contient, le monde nous comprend, comme disait Pascal, le monde nous ravitaille mais nous pouvons, à notre tour, l’informer, l’illuminer, l’accomplir, lui donner un sens et l’achever dans notre contemplation, ce que des gens comme Einstein font justement admirablement : dans leur religion cosmique, il y a ce sentiment profond d’une solidarité et d’un échange, qui est encore une fois, un échange de personne à personne. Alors, c’est le plus haut de l’esprit qui est engagé dans la connaissance, c’est donc le plus haut du monde qui est atteint, son sens ultime.

Agir sur le monde par l’esprit

Ce qui est vrai de la connaissance est-il vrai de l’action ? Est-ce que nous pouvons agir sur le monde par l’esprit comme nous faisons subsister le monde par la connaissance dans notre esprit ? C’est ainsi que s’ouvre le problème du miracle qui ne peut être que la liberté de l’esprit, donc l’action de l’esprit sur le monde. Si le monde est esprit, il est normal qu’il soit sensibilisé par l’esprit, qu’il puisse servir aux fins de l’esprit et que ses rythmes puissent être assumés par l’esprit pour s’exprimer non pas en dérangeant le rythme de l’univers mais en l’atteignant précisément au point où il peut exprimer la présence de l’esprit.

On ne peut voir donc dans le miracle, s’il est authentique, que une forme de la liberté de l’esprit qui correspond à la libération de l’esprit dans la connaissance. J’insiste sur ce point : les savants qui sont les créateurs de la science, les grands génies sont toujours actuels et toujours nos contemporains, non pas par leurs découvertes précises qui ont été souvent dépassées, mais par ce fait que, ils ont puisé dans l’univers une lumière identique à celle que nous pouvons puiser aujourd’hui parce qu’ils ont été en contact à travers le monde avec une présence qui est seule capable de combler notre esprit et d’éveiller en lui le jour de la connaissance. Alors, la question est de savoir si il n’est pas possible – quand l’esprit atteint son sommet – s’il n’est pas possible qu’il agisse sur cet univers pour y manifester, pour y manifester ses propres fins.

[Repère de positionnement dans l’enregistrement audio : 12’ 18’’]

L’esprit agissant sur l’univers

Le phénomène des miracles

Cela implique, bien entendu, que le phénomène des miracles atteste la présence de l’esprit. Le même phénomène peut être envisagé comme une malformation et comme une maladie, ou au contraire, comme un miracle dans la mesure précisément où se lient l’intervention et la présence de l’esprit.

Un dominicain de génie me racontait cette histoire : un médecin s’était engagé envers lui – c’était un psychiatre – s’était engagé envers lui à faire apparaître sur le front d’une malade la couronne d’épines de Jésus-Christ. Et il avait placé dans la cellule de la malade un crucifix espagnol particulièrement sanglant dont la présence devait informer le psychisme de cette malade et aboutir à l’expression visible de la passion du Christ. Et c’est ce qui arriva en effet, comme le père put le constater lui-même. Nous n’avons ici à faire naturellement qu’à un état morbide, à une labilité de l’intelligence incapable de résister aux suggestions qui lui sont présentées. Il n’y a pas d’hésitation possible, parce que nous ne nous trouvons pas en présence de l’esprit, mais au contraire, en présence d’une défection de l’esprit.

Si nous envisageons les stigmates de saint François d’Assise, cet homme qui, pendant vingt ans, a pleuré sur la passion du Christ jusqu’en devenir aveugle ou à peu près, qui était totalement informé par cette contemplation, qui en a vécu, qui s’en est nourri, un jour justement cette contemplation de tout son être a débordé dans sa chair et a exprimé visiblement le fruit de cette contemplation, qui a fait de lui une croix vivante et un objet d’émerveillement et d’intense vénération pour tous ceux qui ont été les témoins de ce privilège ; et si je ne les cite pas, [c’est que] la présence de l’esprit est incontestable. C’est l’intégralité en quelque sorte d’une contemplation qui envahit tout l’être et qui l’informe de la même lumière. François devient un Évangile vivant, comme il le restera jusqu’à la fin des siècles, un Évangile vivant où la croix du Christ resplendit dans un amour humain qui lui correspond adéquatement.

Le miracle s’atteste comme l’expression de la liberté de l’esprit dans l’univers… par une correspondance totale qui assujettit le phénomène à l’expression de l’esprit.

On ne peut donc pas a priori exclure le miracle. On peut au contraire, a priori, le prévoir dans la mesure où on admet cette symbiose de la matière et de l’esprit dans le monde comme en nous-mêmes. Le miracle s’atteste ainsi comme l’expression de la liberté de l’esprit dans l’univers, encore une fois, sans déranger son ordonnance mais en s’adaptant ou en saisissant ses rythmes de la manière opportune par une correspondance totale qui assujettit le phénomène à l’expression de l’esprit.

Rappelez-vous le miracle dont Carrel fait le récit à Lourdes. Vous avez lu ce récit, vous le connaissez. Vous savez que Carrel, médecin incroyant, s’est trouvé précisément derrière une malade atteinte d’une tuberculose intestinale au dernier degré et au bord de la mort. Il a assisté en quelque sorte à l’instant même où s’est produite cette transformation il l’a vécue et il l’a ressentie comme une intervention personnelle qui a été le point de départ de sa conversion.

Les miracles, expression de la charité et de la liberté de l’esprit

Ce n’est pas d’ailleurs que l’Évangile majore l’aspect miraculeux de l’activité du Christ. Le Christ dans saint Jean dit à ses disciples qu’ils feront des choses plus grandes encore. Que ce n’est pas cela qui importe comme saint Paul le célébrera magnifiquement au 13ème chapitre de la 1ère aux Corinthiens. Les miracles ne sont rien auprès de la charité, mais ils sont infiniment précieux s’ils sont précisément l’expression de la charité et de la liberté de l’esprit.

Voilà si vous voulez, un premier débroussaillement du sujet qui nous occupe, qui est la personne de Jésus-Christ. Si nous admettons que la liberté de l’esprit puisse jouer au cœur de l’univers, et s’assujettir les phénomènes pour s’exprimer en intériorisant, en quelque sorte, la nature comme nous le faisons nous-même, notre vie est une vie animale au départ et pourtant il nous est possible de la transformer, il nous est possible de rythmiser, c’est-à-dire d’accorder les rythmes de notre organisme aux aspirations de notre esprit, et c’est l’âme elle-même, l’enjeu de notre vie. Nous sommes appelés à nous créer, à nous faire origine en assouplissant ces rythmes physiologiques, en les transfigurant, en faisant de notre corps, le visage même de notre esprit.

La personne de Jésus-Christ

Jésus reçu comme prophète

Il y a un autre aspect de l’Évangile qui est frappant et qu’il importe de souligner, c’est que le Christ notre Seigneur, c’est que le Christ apparaît d’abord comme un prophète. On peut dire que, dans les Synoptiques, c’est cet aspect de Jésus qui apparaît le plus fort car il fallait prendre contact avec le peuple auquel il s’adressait et qu’il voulait mobiliser aux fins de l’esprit en faisant éclater les cadres d’un nationalisme égocentré.

La seule manière pour Jésus de s’attester, c’est-à-dire d’exercer une action sur les foules qui venaient l’entendre, c’était évidemment de se présenter ou d’être reçu comme un prophète. Une action comme celle de l’expulsion des vendeurs du Temple est évidemment une action prophétique, je veux dire le symbole d’une vocation prophétique qui s’atteste par un geste symbolique qui se réfère à la mission même qu’il est chargé d’accomplir.

Ce prophète, d’ailleurs, accrédité par ses miracles où la présence de l’esprit s’atteste, ce prophète dépasse les scribes et les pharisiens, son enseignement apparaît comme jaillissant de source, comme procédant d’une expérience personnelle, comme ne se référant pas à la Tradition, comme n’étant pas un commentaire des visées des Pères.

Au-delà du prophète la réalité divine

Cet aspect prophétique est incontestable, et s’il y a au-delà du prophète une réalité divine, si Jésus est reconnu comme le Messie, s’il est reconnu davantage comme le Fils, distinct du Père mais en relation essentielle avec lui, comme le Fils de Dieu pour reprendre le langage traditionnel, ce ne sera que à certains moments et dans le cercle de ses disciples les plus intimes.

C’est qu’en effet, dans une perspective où l’accrédité n’a pas été révélé, où l’unicité de Dieu est conçue comme une solitude absolue, où au fond, jamais n’a été considérée la vie intime de Dieu, où on a vu Dieu essentiellement dans ses rapports avec le monde sans s’interroger sur sa vie profonde, sur sa sainteté dans son intériorité même, il était absolument impossible dans un pareil contexte d’affirmer ce que nous, nous appelons justement la divinité de Jésus-Christ. S’il avait tenté de le faire, il aurait été lapidé dès le début, sa mission n’aurait pas pu même commencer. Il s’agissait de préparer le terrain, et de le préparer précisément en tant que prophète, prophète différent de tous les autres, si l’on veut, prophète qui semble au-dessus de la Tradition et de la Loi, mais prophète quand même.

C’est dans l’intimité, encore une fois, des disciples que commence à percer une autre lumière et que l’intimité du Christ devient, pour un moment, accessible à ses familiers.

Prenons si vous voulez la confession de Césarée. Prenons ce verset prodigieux de Matthieu XI : « Personne ne connaît le Fils, si ce n’est le Père et personne ne connaît le Père, le Père, si ce n’est le Fils et celui à qui le Fils le veut révéler ». Le seul fait que Jésus est considéré comme le Fils, le Fils de l’Homme, mais comme le Fils en face du Père, ouvre une perspective si l’on peut dire théologale, ouvre une perspective sur l’intimité de son être qui dépasse infiniment les aspects de son humanité.

Le Verbe fait chair

Jésus est identifié avec le Verbe, avec la Parole éternelle qui est en Dieu et qui est Dieu. Ici la Trinité est la grande lumière.

C’est dans le quatrième Évangile, que dès le début, Jésus est identifié avec le Logos, avec le Verbe, avec la Parole éternelle qui est en Dieu et qui est Dieu. Ici, évidemment, la Trinité est la grande lumière. La Trinité est déjà enracinée au cœur de la foi. On peut donc en parler comme d’un point de départ et envisager l’activité de Jésus comme jaillissant de cette source, comme celui qui est le Verbe fait chair.

Nous voyons donc bien jusqu’ici les étapes qu’il faudrait parcourir : mettre en place le surnaturel du miracle, scruter à fond l’activité prophétique de Jésus, entrer enfin dans le mystère de foi qui perçoit en lui le Fils de Dieu et le Verbe fait chair.

Cette perception suprême, cette adhésion à Jésus comme au Verbe fait chair éclate dans les premiers témoignages écrits que nous ayons de Jésus, qui sont les écrits de saint Paul. Il n’y a aucun doute n’est-ce pas, à travers toutes les Épîtres authentiques la Présence de Jésus est le milieu divin dans lequel Paul se meut. C’est en lui que sa vie circule. C’est lui qui est l’objet de son amour. Il peut résumer toute sa vie dans ce mot qu’il dit aux Philippiens : « Pour moi, vivre c’est Christ ». (Phil. 1:21). Et dans cette même épître, il dira dans ce verset prodigieux : « Le Seigneur, le Christ, étant dans la condition de Dieu n’a pas voulu retenir jalousement cette condition comme on le ferait d’une propriété, mais il s’est vidé, […] en prenant la forme de l’esclave et apparaissant, sous tous ses aspects, comme un homme. » (Phil. 2:6-7)

Il importe de remarquer, que justement, les premiers témoignages écrits baignent à fond dans la foi en la divinité de Jésus-Christ. Et que les Évangiles, qui sont postérieurs, nous fournissent en quelque sorte une histoire rétrospective – saint Jean mis à part – une histoire rétrospective qui nous montre le lent acheminement de la foi des disciples vers la reconnaissance de la divinité de Jésus-Christ qui sera consommée dans sa Résurrection. Qui sera consommée pour eux, j’entends, dans sa Résurrection.

Mais c’est là justement, que le problème devient le plus difficile et le plus grave. Qu’est-ce que cela veut dire : « Le Verbe fait chair » ou, dans les termes les plus simples : « le Fils de Dieu fait Homme », qu’est-ce que cela veut dire ?

[Repère de positionnement dans l’enregistrement audio : 32’ 38’’]

Dieu s’atteste par voie d’incarnation

L’incarnation

La Présence de Dieu s’atteste toujours sous une forme d’incarnation…, il s’agit toujours d’un événement qui s’accomplit dans l’homme…, par une transformation de l’homme.

Pour nous mettre sur le chemin d’une vision spirituelle, il nous faut remarquer que la Présence de Dieu s’atteste toujours sous une forme d’incarnation, que ce soit le prophétisme, que ce soit la sainteté, que ce soit le génie, que ce soit l’admiration et l’émerveillement, il s’agit toujours d’un événement qui s’accomplit dans l’homme, c’est-à-dire que Dieu ne s’atteste que par une transformation de l’homme, donc par voie d’incarnation. L’Incarnation est le chemin normal de la manifestation de Dieu, car Dieu ne peut agir dans cet univers qu’en y devenant un événement et nous le reconnaissons incontestablement nous-même à l’intérieur de nous-même dans la mesure de notre libération.

C’est quand nous sommes libérés à fond, ne serait-ce que l’éclair d’un instant, que nous percevons sa Présence et son action. Partout où il y a une émergence de la vie spirituelle, il y a une forme d’incarnation.

L’lncarnation dans le Christ n’est donc pas quelque chose de totalement inattendu et de totalement inimaginable. L’lncarnation dans le Christ ne peut signifier que la consommation de ce mouvement perpétuel où le divin se fait jour à travers une transformation de l’homme, c’est-à-dire à travers une libération de l’homme.

Nous sommes donc certains a priori que l’lncarnation signifiera en Jésus une libération, une libération à la limite, c’est-à-dire terminale, infinie, indépassable, une libération, une libération de quoi ? Sinon, justement, de ce moi opaque qui résiste à la lumière divine et qui l’empêche d’envahir l’être tout entier. Et pour faire court disons que, il s’agit dans l’lncarnation, de la communication à une humanité de la pauvreté même de Dieu et cela non plus ne nous est pas étranger.

Dans la mesure où nous vivons l’lncarnation dans notre libération, notre pôle d’attraction c’est Dieu, c’est en lui que nous avons notre moi authentique, c’est en lui que nous nous rencontrons, c’est en lui que notre liberté s’accomplit. Mais, en nous, il y a flux et reflux, ces moments de libération malheureusement sont rares, et ils sont toujours susceptibles d’être reniés par un retour au moi possessif

En Jésus, précisément, c’est ce moi possessif qui est prévenu, qui est absorbé par une communication du moi divin, ce moi divin qui est relation pure, ce moi divin qui est uniquement un regard vers l’Autre, ce moi divin qui est désappropriation, ce moi divin qui est pauvreté, c’est cela qui est communiqué personnellement à l’humanité de notre Seigneur, en sorte que la polarité essentielle de son être, c’est la divinité même qui est son vrai moi.

Jésus est notre accomplissement

Prenons une comparaison enfantine : l’humanité de notre Seigneur est une créature. C’est ce que dit Bérulle, ou plutôt ce que nous rappelle Bérulle, puisque cette doctrine est incontestable et aussi vieille que le Christianisme.

Bérulle nous dit – c’est un peu comme dans l’Épître aux Philippiens où la déclaration sur la divinité de Jésus-Christ vient dans une incidente, comme une exhortation à l’humilité – Bérulle nous dit : « Et nous devons regarder Jésus comme notre accomplissement car il l’est et le veut être, comme le Verbe est l’accomplissement de la nature humaine qui subsiste en lui. (Qui subsiste, c’est-à-dire qui a en lui son autonomie, qui a en lui sa liberté infinie) Car comme cette nature, (la nature humaine de Jésus), considérée en son origine, est en la main du Saint-Esprit, qui la tire du néant (donc elle n’existait pas avant de prendre chair dans le sein de la Vierge Marie – qui la tire du néant et) qui la prive de sa subsistance, (de cette autonomie ambiguë qui est la nôtre), qui la donne au Verbe, afin que le Verbe l’investisse et la rende sienne, se rendant à elle (c’est-à-dire se donnant à elle), et l’accomplissant de sa propre et divine subsistance, ainsi nous sommes en la main du Saint-Esprit, qui nous tire du péché, nous lie à Jésus comme esprit de Jésus. » (1)

Il y a dans l’incarnation une désappropriation radicale de cette humanité qui ne peut plus s’exprimer pour son propre compte mais qui est le sacrement vivant de la Présence divine et son inscription définitive dans notre histoire.

Je reprends donc cette comparaison enfantine : l’humanité, c’est une coquille de noix sur l’océan, l’océan qui représente l’immensité de Dieu et cette coquille de noix qui est l’humanité de Jésus est jetée en Dieu par la vague immense qui est tout l’océan qui jette éternellement le Fils dans le sein du Père, c’est-à-dire qu’il y a dans l’lncarnation une désappropriation radicale de cette humanité qui ne peut plus s’exprimer pour son propre compte mais qui est le sacrement conjoint, le sacrement vivant de la Présence divine et son inscription définitive dans notre histoire. C’est la suprême communication que Dieu puisse faire à la création, c’est de lui communiquer sa liberté même, sa liberté en personne dans cette relation subsistante qui est la personnalité du Verbe identique, je veux dire analogue à celle du Père et du Saint-Esprit.

L’humanité de notre Seigneur est donc dans un état de pauvreté absolue de dépouillement infini parce qu’elle subsiste, elle atteint à son autonomie dans la personnalité, c’est-à-dire dans la désappropriation, c’est-à-dire dans la pauvreté, c’est-à-dire dans la liberté qui est Dieu, non pas qu’il y ait confusion : la coquille de noix ne devient pas l’océan, mais elle est portée par lui, accomplie en lui, ayant son pôle personnel en lui.

Et du même coup, cette nature humaine assumée à la divinité, comme dit magnifiquement le symbole dit de saint Athanase : « Le Christ étant non pas par la conversion, par le changement de la divinité en l’homme, mais par l’assomption de l’humanité à Dieu. »

Cette humanité ainsi assumée est universelle, œcuménique par sa structure même, vidée complètement d’elle-même, infiniment par ce vide infini qui est la personnalité du Verbe. Elle peut assumer toute l’humanité et tout l’univers. On peut même dire qu’elle est faite pour cela, pour assumer toute l’humanité et tout l’univers.

[Repère de positionnement dans l’enregistrement audio : 44’ 30’’]

Une nouvelle création

L’histoire de la création est une histoire à deux

Alors commence une nouvelle création dans ce couple virginal, Jésus et Marie, où Marie apparaît comme la fille de Jésus dans le texte magnifique de la Divine Comédie : « vergine madre, figlia del tuo figlio », « Vierge Mère, fille de ton Fils. » (canto III – XXXIII)

[C’est] un nouveau commencement de l’histoire selon l’esprit, un monde qui revêt la signification que le dessein éternel de Dieu veut accomplir, mais qu’il ne veut accomplir sans nous puisque l’histoire du monde, l’histoire de la création est une histoire à deux où le oui de l’homme est indispensable au oui de Dieu.

L’humanité de Jésus-Christ est donc une humanité universelle, une humanité qui a une mission à l’égard de tous les hommes et de tout l’univers. Il s’agit de récapituler la création et de lui donner son sens qui est l’amour, en faisant contrepoids à tous les refus d’amour.

Et en effet, c’est cela que le Christ accomplira, c’est par-là qu’il scellera son histoire au cœur de l’histoire humaine par sa passion et par sa crucifixion qui signifie que il fait de lui-même le contrepoids volontaire à tous les refus d’amour qui exilent Dieu, qui voilent son visage, qui interceptent sa lumière, et qui empêchent son action dans l’univers et il révélera ainsi Dieu, car il ne révèle que Dieu dans tout ce qu’il est, dans tout ce qu’il fait, dans tout ce qu’il pense, dans tout ce qu’il subit, dans tout ce qu’il souffre, il va révéler Dieu comme celui qui peut mourir, non pas que Dieu meure dans l’éternité de sa vie trinitaire parce qu’il est déjà mort, dans ce sens qu’il a tout perdu éternellement dans cette diffusion totale de lui-même : il n’y a rien qui demeure une possession.

Il ne peut rien perdre dans cette sphère éternelle. Mais, dans sa vie incarnée, dans sa vie communiquée, il peut perdre et il perd sans cesse et il peut mourir et cette mort de Jésus exprimera donc dans une parabole humaine la mort de Dieu que nous lui infligeons par chacun de nos refus conscients.

L’acte de fondation du Christianisme c’est la mort de Dieu pour la liberté humaine, qui signifie l’impossibilité pour Dieu de contraindre, de faire l’histoire sans nous, qui signifie… qu’il nous veut esprit comme lui.

C’est là l’acte de fondation du Christianisme : la mort de Dieu, la mort de Dieu pour la liberté humaine, la mort de Dieu qui signifie l’impossibilité pour Dieu de contraindre, de faire l’histoire sans nous, qui signifie que il nous investit de la dignité de créateurs, qu’il nous veut esprit comme lui, que le sens du monde, c’est cela : la liberté intérieure qui entre spontanément dans le mariage d’amour que Dieu veut conclure avec toute la création.

Jésus est intérieur à l’homme

Il y a dans le mal une blessure, une blessure ontologique, une blessure qui disloque l’univers, une blessure qui tue Dieu, qui est, comme nous le disions, la première victime dans toutes les catastrophes humaines. Et voilà justement sur la croix ce visage de la victime divine qui ouvre toutes les portes de la libération, à condition que nous voulions assimiler ce don infini qui nous est proposé.

La croix ne sera pas le dernier mot, la liberté de l’esprit s’attestera dans la Résurrection ; mais la Résurrection, ce sera une confidence faite aux intimes, ce ne sera pas une proclamation au grand jour. Jésus n’ira pas confondre ses ennemis en se montrant à eux dans un défi qui les tuerait. C’est dans une confidence à ses intimes qu’il apparaîtra comme vainqueur de la mort sous une forme d’homme libre, puisque ses manifestations s’adapteront à chacun selon ce qu’elles veulent signifier pour chacun.

D’ailleurs, les disciples ne sauront que faire de cette Résurrection, ils seront incapables de rien en tirer, ils attendront toujours cette réalisation du Royaume en faveur d’Israël, jusqu’à ce que, ils soient consumés par le feu de la Pentecôte, qu’ils reçoivent ce baptême de feu qui les intériorise et qui les amène à reconnaître Jésus comme intérieur à eux-mêmes.

Car Jésus est intérieur à l’homme. Il peut être, comme on l’a dit magnifiquement, chez lui à l’intérieur des autres, parce qu’il n’a pas de chez lui, parce que toute possession lui est impossible, parce qu’il subsiste dans un don infini qui embrasse toute l’humanité et tout l’univers. L’œcuménisme est inscrit dans sa structure et ne peut d’ailleurs aboutir que par sa Présence. C’est dans une union mystique avec le Christ que l’œcuménisme peut trouver son aboutissement. Sans cette désappropriation de nous-mêmes issue de la désappropriation trinitaire, à travers la désappropriation de l’lncarnation, l’œcuménisme n’est plus que bavardages.

Le mystère de Jésus

Voilà donc les étapes qu’il faut couvrir pour intérioriser en nous le mystère de Jésus, mais l’étape la plus importante, c’est celle qui rattache l’lncarnation à la Trinité, comme la Trinité est le cœur brûlant de la divinité, comme la Trinité est la liberté intérieure à Dieu même et la source de la nôtre.

C’est de là qu’il faut partir, en n’oubliant pas que Dieu s’incarne en nous, qu’il s’incarne en toute créature, que c’est là son mode normal et on peut dire exclusif de manifestation et que l’Incarnation – c’est seulement le cas limite – d’une communication de lui-même qui, en Jésus, atteint son sommet par une désappropriation absolue, fondée sur une communication absolue qui est celle de la pauvreté divine.

Jésus est le pauvre par excellence dans l’histoire humaine, celui qui ne peut rien posséder, celui qui n’a rien parce qu’il donne tout, celui qui peut être intérieur à nous-mêmes parce qu’il n’a pas de chez lui, celui qui n’existe que pour nous promouvoir à notre liberté en nous libérant de nous-mêmes, celui dont saint Paul a pu dire : « Pour moi, vivre, c’est Christ » (Phil.1:21).

C’est à ce moment-là, bien sûr, que le mystère de Jésus – comme il l’est pour Pascal – c’est à ce moment-là que le mystère de Jésus devient une actualité brûlante et que l’Évangile écrit n’apparaît plus que comme un sacrement, comme un signe, comme un symbole, efficace d’ailleurs, de cette Présence que l’on ne peut découvrir finalement que dans un contact personnel avec elle.

Jésus est de toujours en raison même de son dépouillement infini qui éternise son action et sa présence et qui fait de lui aujourd’hui, si nous le voulons, la vie de notre vie.

Mais nous retiendrons, si vous le voulez, parce que c’est l’aspect le plus profond, cette investiture dont Bérulle signale la présence, cette investiture de l’humanité de Jésus-Christ par la subsistance du Verbe, c’est-à-dire par la pauvreté, le dépouillement, la désappropriation, la pauvreté infinie qui est Dieu même.


(1) Voici la citation de Bérulle sans les ajouts par Zundel : « Et nous devons regarder Jésus comme notre accomplissement, car il l’est et le veut être, comme le Verbe est l’accomplissement de la nature humaine qui subsiste en lui. Car comme cette nature considérée en son origine, est en la main du saint Esprit, qui la tire du néant, qui la prive de sa subsistance, qui la donne au Verbe, afin que le Verbe l’investisse et la rende sienne, se rendant à elle, et l’accomplissant de sa propre et divine subsistance, ainsi nous sommes en la main du saint Esprit, qui nous tire du péché, nous lie à Jésus, comme esprit de Jésus émané de lui, acquis par lui, et envoyé par lui » (Œuvres du cardinal de Bérulle par Pierre Bourgoing, 1665, chapitre CXLIII – Œuvres de piété, De la vie des chrétiens en Jésus.)

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26/04/2018 avril 2018

Déjà publié sur le site le : 23-28/11/2014

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