La biographie de Zundel a été un coup de poing à l’estomac

La
découverte de l’univers de Maurice Zundel dont un ami venait de me parler s’est effectuée, en premier lieu par la lecture de sa biographie écrite par le Père de Boissière et France-Marie Chauvelot. Ce petit livre a été pour moi un coup de poing à l’estomac.

A la recherche de Dieu depuis trente ans et refusant au nom de ce que je considérai comme une exigence, toute représentation anthropomorphique du plan divin, je me suis tourné vers les spiritualités orientales et en particulier une branche de l’hindouisme. Nourri, au plan intellectuel, par une méditation des grands textes du shivaïsme du Cachemire et une pratique personnelle, transmise par un maître, lié aux enseignements essentiels du yoga, je n’ai pourtant jamais cessé de me poser la question de mon rapport au christianisme, question qui m’a taraudé depuis des années: Suis-je chrétien ?

Ou suis-je encore chrétien ? Oh certes j’ai été baptisé, j’ai fait ma communion solennelle, comme on le disait à l’époque. J’ai même été confirmé (que de bons souvenirs de ces plaisanteries d’enfants joyeux sur la force du soufflet donné par l’évêque.)

Mais qu’est-ce que cela veut dire: être chrétien ? Je suis obligé de reconnaître que je n’avais pas encore réussi à me débarrasser de l’idée, inculquée depuis ma plus tendre enfance, que c’était à l’église officielle, en l’occurrence catholique romaine, de décider qui était chrétien et qui ne l’était pas. La rencontre avec Zundel m’a permis de prendre conscience, de façon fulgurante, que je posais bien mal le problème. Dieu est une expérience ! Il avait eu le courage, ou pour certains l’inconscience, d’écrire noir sur blanc ce que je pensais depuis de très nombreuses années. Oui, Dieu est une expérience, ce n’est qu’une expérience, il n’est accessible ni par le raisonnement, ni, en ce qui me concernait, par un acte de foi de type fidéiste que quelques uns me souhaitaient de rencontrer un jour, la grâce aidant. J’avais d’ailleurs trouvé dans le secret de mon cœur que le mot grec pistis exprimait correctement ce que je ressentais très profondément à travers des expériences singulières que l’on peut, de façon réductrice, qualifier de mystiques.

A la lecture de Zundel, j’ai immédiatement perçu qu’il en allait de même pour lui et que contrairement à ce que j’ai toujours pensé qu’il ne fallait pas avoir peur d’exprimer cette constatation : Dieu est une expérience, avec conviction, au risque de passer pour un esprit fort. Que de fois n’ai-je entendu tout au long de mon adolescence cette expression censée me qualifier: celle d’ « esprit fort » à chaque fois que j’essayais de comprendre ce dont il s’agissait lorsque les prêtres nous enseignaient ce qui s’appelait encore le catéchisme !

Mais ces expériences de Dieu par définition fugitives, éphémères et aléatoires ne sont pas suffisantes pour remplir la vie quotidienne et satisfaire ce que Zundel définit de façon magnifique comme notre « capacité d’infini ». Il m’est apparu, au bout d’un certain nombre d’années de fréquentation de l’hindouisme, qu’il était nécessaire de revenir à une pratique religieuse, structurant tous les actes de la vie ordinaire, plus qu’ils ne l’étaient dans mon engagement, disons pour simplifier, ésotérique, à travers l’hindouisme. Mon retour dans le christianisme était difficile.

Une fréquentation assidue de la métaphysique orientale et une pratique de désappropriation de mon moi, à travers des exercices spécifiques (liés à la méditation) qui s’apparentent à des purifications, pour autant que l’on ne réduise pas le sens de ce mot au seul plan moral, m’ont accompagnés pendant de nombreuses années. S’ajoutait à cela la récitation permanente (c’était en tout cas le but) d’un mantra permettant comme dans la philocalie de conjuguer le son et le souffle. Aussi m’est-il arrivé parfois, à l’aide (ou pas ?) de ses moyens conjugués, d’atteindre un plan qui se situait au-delà de ce qui nous est accessible par nos sens ordinaires, ou pour le dire plus simplement, différent de la réalité habituelle, avec des modifications de la perception du temps et l’espace. Mais c’était un plan immense et sans aucun repère. On comprend d’ailleurs très bien, lorsque l’on a eu l’expérience de cet espace, que Romain Rolland ait pour le définir utilisé l’expression « sentiment océanique » car ici « mon fils le temps devient espace » comme il est dit dans Parsifal et si la notion même de Dieu n’y est plus obligatoire, le risque de s’y perdre est grand.

Pourtant je me refusais toujours à dire Oui au christianisme parce que je considérais, en tout cas à travers de nombreux discours tenus par des chrétiens ecclésiastiques ou laïques que j’entendais, que la réduction anthropomorphique à la personne du Christ était insupportable. L’avouerais-je ? Je vivais ces discours sur le Christ comme de véritables sacrilèges. Comment pouvait-on méconnaître la dimension divine du Christ au point de n’en point parler et de le présenter que comme un guérillero, un syndicaliste, que sais je encore ? J’avais l’impression que tout le monde essayait de ne retenir de son message que la première partie de la phrase «Aimez vous les uns les autres ! » mais que peu étaient intéressé par le sens de la seconde «comme je vous ai aimé».

Parmi les événements qui se sont enchaînés et m’ont ramené, la grâce aidant, dans la maison du Père il en est un qui a joué un rôle plus important que d’autres.

À la lecture d’un commentaire de Maitre Eckhart sur la parabole de la Samaritaine, j’ai su immédiatement, absolument, sans aucune discussion possible, que l’injonction: «Dieu le Père recherche des adorateurs en esprit et en vérité» s’adressait à moi. J’ai ultérieurement, là aussi, eu la surprise émerveillée et l’immense joie intérieure de constater que c’était cet évangile que Zundel avait choisi pour illustrer ce qu’il avait à dire sur le thème de l’Evangile dans son livre consacré à la Sainte liturgie.

Et je dois à la lecture qui n’est pourtant qu’embryonnaire de Zundel d’avoir acquis la certitude que j’étais bien chrétien et que je n’ai pas besoin de l’opinion officielle de l’église pour me considérer comme tel. Et que «Dieu s’est fait homme pour que l’homme devienne Dieu». Il m’a permis de comprendre qu’il était légitime de poser, que, lorsqu’on en a les moyens intellectuels, l’étude de la métaphysique ou de la théologie n’étaient pas inutile. Je confesse bien volontiers qu’il m’a renforcé dans la perception et la compréhension que j’ai fini par trouver dans le mystère de la Sainte Trinité comme étant le sommet de l’intelligence spéculative en matière de théologie, mais aussi la manière la plus universelle de poser, comme l’écrit Dante, que: « c’est l’Amour qui meut Tout et fait bouger le ciel et les étoiles ».

J’ai compris, grâce à Zundel que, puisque j’étais baptisé, il ne dépendait que de moi d’être chrétien en disant Oui au Christ, Dieu le Fils, dans l’unité du Saint Esprit, « Oui » pour que Dieu existe à travers son expression chrétienne. Certes j’avais lu et apprécié certains passages du Pèlerin Chérubinique, ainsi que certains passages de Maitre Eckhart qui disent la même chose: «Que m’importe que Jésus-Christ soit né dans une crèche à Bethléem s’il ne renaît pas tous les matins dans mon cœur » ou « l’œil par lequel il me voit est le même que celui par lequel je le vois ». Mais la compréhension qui restait jusqu’alors strictement de l’ordre intellectuel de ce genre de propos s’est transformée radicalement avec Zundel en une compréhension intime, vécu. Oui, c’est par l’homme et à travers l’homme que Dieu veut exister, que Dieu est! Et encore est-ce la peine d’ajouter ce EST, on devrait se contenter de dire: Dieu, le reste est superflu et redondant. Mais pour passer de ce plan divin qu’on ne peut approcher intellectuellement que par l’apophase, donc par la raison discursive, à un plan qui devienne vivant qui rentre dans l’existence, c’est-à-dire qui sort de l’être (ex-stare) pour rentrer dans le royaume des étants sans pour autant perdre de sa transcendance, il fallait absolument un vecteur et ce vecteur c’est l’homme. Ainsi, c’est grâce à un sentiment humain: l’amour qui n’est que le pâle reflet de ce dont il s’agit, que nous pouvons entrapercevoir ce dont il est question lorsque l’on parle du plan de Dieu. Oui Dieu est amour. Dieu n’est qu’Amour. Et comme dans toute relation amoureuse l’acquiescement est la seule condition pour qu’il puisse naitre, croitre et perdurer.

Et puis Zundel m’a conforté dans l’idée que je m’étais faite depuis de très nombreuses années de la nécessité de travailler sur soi pour ne laisser à son ego que la place qui lui revient, c’est-à-dire somme toute modeste, et progressivement de se laisser envahir, là encore dans l’acquiescement silencieux du cœur, par une présence qui le dépasse. Mais pour ce faire, il convient et Dieu sait si c’est difficile, de se débarrasser de ce que l’on pourrait appeler nos conditionnements. Zundel parle de désappropriation. Il est vrai que ce sentiment de la propriété est un aspect essentiel d’un conditionnement humain ordinaire. Mais ça n’est pas le seul et le déconditionnement doit être le plus large possible, le plus profond possible. Certes on ne peut vivre immédiatement les paroles de Saint Paul « C’est Christ qui vit en moi » mais en tous les cas on peut parfaitement se mettre sur le chemin d’un élagage progressif de tout ce qui nous a jusqu’alors constitué, pour faire place à la réception, via la grâce, de celui qui nait de nous. Zundel a à ce propos une image magnifique faisant de l’homme la mère de Dieu. Mais autant toute référence anthropomorphique concernant Jésus-Christ est difficile à accepter lorsqu’on répète à satiété qu’il était un homme ordinaire, et que seul son côté socialement à l’écoute des autres est mis en évidence. Là, ce dont il s’agit, c’est d’un enfantement par l’homme d’un puer aeternus qui n’est né ni d’un désir charnel, ni d’un désir d’homme mais de Dieu. Dieu accouche éternellement de son fils ce puer eternus en l’homme. Zundel l’a parfaitement compris et surtout a parfaitement rendu accessible à nos cœurs la compréhension de la phrase de Pascale « L’homme passe infiniment l’homme. » Dans des traditions différentes, il existe un thème qui est celui de l’homme Universel, l’Adam Kadmon, dans la tradition juive ou le Purusha primordial dans l’hindouisme qui réunit en quelque sorte à la fois l’archétype et en même temps le point d’aboutissement de ce qu’est la vocation de l’homme et même ce dont l’humanité est porteuse. En lisant Zundel, on comprend que le simple acquiescement à la demande de partage de cet amour infini de Dieu, réalise notre vocation, celle de devenir le collaborateur conscient de Dieu dans cet énorme redressement qu’il convient d’opérer, pour que la nature soit intégralement rénovée, à la façon dont les alchimistes pouvaient donner à INRI le sens de Ignis Natura Renovatur Integra (la Nature sera intégralement rénovée par le feu), et le moyen de cette rénovation, c’est ce que Dieu et l’homme ont en commun : le Feu d’un Amour partagé.