Audra Alliette – 1934 – Il vaudrait mieux ne jamais ressentir aucune douceur que de ne pas se donner

Alliette
Audra († 1962) était poétesse, amie de Charles Du Bos. Louis Chaigne, écrivain, a écrit que « le chant de Mme Alliette Audra est discret et pur. Le simple et le rare s’y allient comme chez peu d’autres créateurs. »

Parmi les lettres réunies par le père Bernard de Boissière, voici un extrait d’un courrier de Mme Alliette Audra à Maurice Zundel, puis des extraits d’une longue lettre à Charles Du Bos. A la lecture de ces beaux et profonds passages, vous retrouverez l’alliance du simple et du rare.


« Je devais vous remercier d’avoir dit à plusieurs reprises des mots que je demandais depuis si longtemps à Dieu de me faire un jour entendre sur Lui, de ces mots qui Le désignent sans Le nommer et Le font rencontrer ensuite dans le silence du cœur.

 

Vous avez parlé de  » ceux qui n’ont pas la foi « , selon le sens habituellement donné à ces termes, et dont la vie est un acte de foi. Vous avez parlé de ceux qui croient et qui Le professent dès l’enfance – il est des heures où la foi qu’un être possède depuis l’enfance lui reproche de n’être encore qu’une petite semence alors qu’elle pourrait être un arbre avec son feuillage et son ombre.

Jamais, comme ce soir, ma foi ne m’a fait si fort ce reproche; jamais peut-être, avant, je n’avais vu des voies aussi lumineuses s’ouvrir vers des vérités qui mènent à la Voie de la Vérité et de la Vie. »

(Lettre à Maurice Zundel, 1934)


« Je reviens d’une retraite prêchée par l’abbé Zundel – si l’on peut dire  » prêchée  » – dans la campagne genevoise… Là, j’ai passé plusieurs jours extraordinaires, parmi d’humbles et surnaturelles personnes… à me pencher sur des abîmes de charité qui, je l’avoue, m’ont donné un merveilleux vertige. A vous j’aime écrire simplement cette émotion…

Mais l’abbé Zundel, pour épargner des sensibilités maladives, me prie et vous prie – si l’occasion jamais s’en présentait – de ne faire aucune allusion à aucune rencontre ni retraite à Mme J. Vous savez trop comprendre pour que j’ajoute quoi que ce soit. Il est des êtres qui souffrent inutilement. Notre ami craint terriblement d’infliger cette sorte de mal. » […]

« J’avais déjà suivi une retraite de ce genre en juillet… Là, déjà,  » l’atmosphère  » partagée, du même prêtre qui parlait – et se taisait – m’avait pénétrée. Cette fois-ci, le contact de sa charité – Dieu est Amour – me laisse muette et j’avoue ne pas savoir en parler. J’ai désiré infiniment votre présence : je ne savais pas qu’il fût à ce point-là  » qui il est « , ni que la présence de Celui qui Est, pût être rendue sensible jusqu’où je l’ai sentie, à travers une âme transparente, abandonnée à Lui.

Maintenant, je sais le silence qui étreignait les auditeurs d’un François de Sales, d’un François d’Assise : il est telles communications, peut-être sans paroles, qui vous permettent d’entendre en vous, depuis l’origine jusqu’à la consommation des siècles chrétiens, le  » je ne sais quoi  » auquel on reconnaît un saint. » […]

« Il arrivait que j’allasse le trouver dans la pièce où il accueillait ses hôtes. Dégagée de l’émotion du moment, j’aurais pu, devant lui seul, retrouver la vie et les choses sous l’angle habituel. Sa présence, sa paix, son âme et l’expression de son âme, en un mot, m’ont chaque fois davantage mise à genoux. J’ai appris là – je le dis à vous, car ce n’est qu’à vous – de ces secrets qui, pour muets qu’ils soient, répandent sur une vie le Soleil même du Verbe de Vie. Il vaudrait mieux mourir ensuite, mais on mourrait de n’y plus être :  » But God has a few of us whom he whispers in the ear. «  … (*)

L’on ne peut dire ce qu’il dit aux blessures, aux larmes, aux aspirations du cœur, que parce qu’il répète le  » murmure de Dieu « . Intellectuellement, il a été plusieurs fois transcendant, son intelligence a eu de pures délicatesses, des envolées aussi, resplendissantes. » […]

« J’admirais le soin pris pour son auditoire, l’inlassable accueil envers chacun, ce bonheur de donner, à l’être en apparence le moins invitant, la dose de tendresse qu’il était en droit de réclamer. Et aucun effort – car je sais bien qu’il lui en fallait faire – n’imprimait jamais sur sa physionomie d’autre sourire que la joie parfaite.

Un soir, après une journée accablante, où je fis brutalement, exprès, allusion aux contraintes que certaines circonstances devaient lui rendre douloureuses, il fit un aveu profond et divinement serein :  » oui, c’est dur, c’est dur « . Et il ajouta d’un accent que je n’oublierai jamais:  » Mais il vaudrait mieux ne jamais ressentir aucune douceur que de ne pas se donner, se donner toujours.  »

La souffrance passée sur son visage, à cet instant, rejoignait le martyre. Quand on sait la passion du travail qu’a cet homme – et qu’il avoue – l’on comprend encore mieux certains déchirements. »

(Quatre extraits d’une lettre à Charles Du Bos, 1934)


(*) La douleur est dure à porter, le doute est lent à éclaircir,

Chaque patient dit son mot, son thème de bonheur ou de souffrance :

Mais Dieu à quelques-uns d’entre-nous à qui il chuchote à l’oreille ;

Les autres peuvent raisonner et admettre : c’est nous, musiciens, qui savons.

               (Robert Browning, Abt Vogler, 1864, traduction Louis Aguettant.)