27-31/12/2014 – Conférence – La fragilité de Dieu

Conférence
de Maurice Zundel au Caire en 1961. Non édité.
En première partie deux chants de Nabila White Ibrahim; puis présentation de M. Zundel par Raymond Francis avant l’intervention du conférencier.

Nabila White Ibrahim chante en s’accompagnant de son accordéon.

 

Pour l’écoute des chants, affichez immédiatement le texte complet en cliquant sur « lire la suite ».

Negro Spiritual – « Christ dans mon cœur »

1. Lord I want to be a Christian, in my Heart, in my Heart, (bis)
    In my heart (ter)
    Lord I want to be a christian,
    In my heart.
2. Lord I want to be,…….
3. Lord I want to be like Jesus,……

Spirituel « Pourquoi souffrir toujours »
Chant en anglais puis en français.

L’oiseau qui parcourt le ciel.
L’abeille qui fait son miel.
Le renard dans son trou ne savent rien.
Non rien du monde éternel.
Pourquoi souffrir toujours ? (bis)
Pourquoi Dieu nous a-t-il donné un cœur ?
Un cœur pour aimer. (bis)
Heureux sont ici-bas
Ceux qui ne savent pas
Que l’on survit dans le trépas.
Que l’on survit dans ses pas.
Pourquoi souffrir toujours ? (bis)
Pourquoi Dieu nous a-t-il donné un cœur ?
Un cœur pour aimer. (bis)

Accueil par Raymond Francis

 

Ecoute de Raymond Francis :

Père, vous avez toujours eu à cœur de nous affranchir des habitudes et ce serait, je pense, vous offenser que de céder à celle des précautions oratoires. Ce n’est pas un discours, c’est simplement une confidence. Je suis personnellement hanté dans mon enseignement comme dans mes contacts avec les jeunes par la question du critère.

C’est un mot peut-être à la mode, mais j’y sacrifie volontiers – le critère ! Quel est le critère de l’amitié ? Quel est le critère d’un beau texte ? Ai-je souvent l’occasion de demander à mes étudiants. Comment reconnaissez-vous que vous êtes en présence de la beauté ? De la beauté exprimée en vers ou en prose.

Et je ne vous cache pas que devant leur silence et quand je n’arrive pas moi-même à trouver la réponse adéquate, je pense à vous. Je pense à vous depuis 1941, alors que j’étais jeune (j’avais 18 ans) jusqu’en 1961. Je pense à vous, et à ce moment-là, je me réfugie non pas derrière des formules toutes faites mais derrière une des réalités les plus profondes que vous nous ayez fait aimer, à savoir : « se mettre à la place d’autrui, se mettre à la place d’autrui pour se retrouver soi-même ». Et je leur dis tout simplement : « Mettez-vous à la place de l’auteur et essayez de le comprendre. Perdez-vous de vue. Ne soyez pas esclaves des formules toutes faites. Sachez que la vraie rhétorique se moque de la rhétorique, que les comparaisons, les métaphores, les métonymies, les catachrèses et toute la compagnie, tout cela ne sert plus de rien devant un contact direct avec un homme, car derrière tout texte, il y a un homme. »

Eh bien ! mon Père, ce qui nous a le plus frappé, je pense, dans cette série de conférences que vous avez eu la bonté de nous faire cette année comme dans les années précédentes, c’est que derrière chaque texte – et c’est un euphémisme que de parler de texte quand il s’agit de vous, car nous savons très bien que vous gribouillez trois mots, simplement trois mots mnémotechniques sur la première feuille, sur le verso de Dieu sais quelle enveloppe très ancienne ou quelque bloc note qui vous sert simplement de point d’appui – derrière chacun de vos textes, c’est-à-dire derrière chacune de vos conférences, chacun de vos entretiens, au fond ce que vous avez rencontré c’est l’homme, l’homme qui croit en l’homme parce qu’au fond il croit profondément en Dieu.

L’homme qui croit en l’homme, comme croyait en lui Pascal et pour moi vous êtes inséparable de l’auteur des « Pensées. » Je n’oublierai jamais quand j’ai commencé à faire un tout petit travail sur Pascal, travail de thèse (1) – dès qu’il s’agit de thèse, il faut tout de suite dire « un tout petit travail » – je vous ai demandé mon Père, très simplement : « Est-ce que vous aimez Blaise pascal ? » et vous m’avez répondu : « Il est pour moi un ami. »

Et là j’ai véritablement compris, comme dans un éclair, ce qui arrive quelquefois, tous les liens qui vous unissaient à travers les siècles, à travers les expériences de l’humanité pendant deux siècles et demi, bientôt trois, puisque l’année prochaine nous fêterons le tricentenaire de sa mort (le 19 août 1662), j’ai compris à quel point le temps n’avait pas de sens, aucun sens et que tout homme qui s’affranchit des habitudes de penser s’affranchit de ces deux, de ces deux poids qui pèsent sur l’humanité, ces deux poids qu’un de vos autres amis je pense, Baudelaire, a tellement mêlés à ses sanglots, a tellement mêlés à sa souffrance, je veux dire le temps et l’espace.

Or, mon Père, vous nous avez toujours dit que le critère de la Beauté c’était justement de nous faire perdre le sens du temps et la notion de l’espace. Eh bien ! Je puis vous affirmer, au nom de tous ceux qui sont ici et de tous ceux qui sont absents – et qui sont beaucoup plus nombreux que l’assistance de ce soir – que lorsque vous commencez à parler, nous ne sommes plus ici. Ni en Egypte, ni en Afrique, ni en France pour ceux qui sont Français, ni en Belgique pour les Belges, ni en Suisse pour les Suisses, nous ne sommes plus en 1961, nous sommes simplement attentifs à une parole qui transcende le temps et qui transcende l’espace et qui nous greffe un peu malgré nous quelquefois sur ce qu’il y a d’essentiel à savoir la dignité, la dignité de la pensée d’abord, la dignité de la persuasion ensuite, car la conviction ne suffit pas et vous n’avez jamais cherché à uniquement convaincre nos esprits, car vous croyez en la vertu de la persuasion du cœur.

Vous savez pertinemment qu’un esprit peut être convaincu, mais que le cœur ne marchera que s’il est vraiment persuadé. En nous parlant l’autre jour des sacrements ; vous ne l’avez pas fait – Dieu merci – selon les normes habituelles, dans les termes habituels…

Vous avez essayé de porter sur des choses qui sont mêlées à notre vie quotidienne, de porter un regard personnel et je crois que le meilleur témoignage que nous puissions rendre, que nous puissions vous rendre d’abord et rendre à la pensée que vous représentez, c’est justement de nous débarrasser, nous aussi, de ce qui est conventionnel de ce qui est appris, et d’essayer dans la mesure de nos moyens, non seulement de donner un sens nouveau aux mots de la tribu, aux mots de la cité, aux mots que l’on répète et qu’un homme comme Mallarmé déplorait tellement et de donner également un sens nouveau à nos gestes à ceux que nous faisons et à ceux que les autres font vers nous. Je ne veux pas mettre à plus longue épreuve votre patience, mon Révérend Père, ni votre modestie.

Celui qui rend possible ce que nous croyions impossible

Je vous dirai simplement, je vous rappellerai un mot que vous connaissez certes mieux que moi, puisque vous avez eu l’occasion de nommer cet auteur – que je ne porte pas beaucoup dans mon cœur parce qu’il n’a pas très bien compris certains passages de l’apologie – : Valéry. Valéry a défini dans une formule lumineuse le vrai maître, en écrivant un jour que : « c’est celui qui rend possible ce que nous croyions impossible. »

Eh bien ! Je crois que Maurice Zundel est dans cette formule, si on avait l’audace de l’enfermer dans une formule… Après chacun des contacts que l’on a avec vous, on sort avec la certitude que ce que l’on croyait impossible est devenu possible.

Conférence de Maurice Zundel, la fragilité de Dieu

 

Ecoute de Maurice Zundel :

Je sais bien que tout cela, que tout cela va vers Celui qui nous rassemble : soit la musique de Nabila, soit ce que vous venez de dire si magnifiquement, soit votre présence à tous. Alors si vous le voulez, parlons de Lui. Et je vais vous raconter une histoire. Et je vais vous la redire plutôt, vous la connaissez. (2)

L’histoire de Raniero et de Francesca

 

Il y avait à Florence un jeune homme qui était un artiste dans son travail de tisserand qui s’appelait Raniero et il avait épousé la fille de son patron (Jacopo degli Uberti), le maître tisserand qui s’appelait Francesca. Et Francesca et Raniero s’aimaient d’un amour profond et admirable. Et il y avait un obstacle à cet amour, qui était la vanité insondable de Raniero. Raniero avait besoin de faire parler de lui. Il avait besoin de se faire remarquer et il ne résistait jamais à cet appel de la vanité et bien qu’il ait pour Francesca un amour extrêmement tendre, il n’hésita pas un jour en s’exerçant au tir à l’arbalète à tuer son oiseau préféré. Francesca en reçut une profonde blessure, puisque Raniero ne pouvait pas ignorer l’attacheraient qu’elle avait pour cet oiseau.

Francesca fut plus blessée encore peut-être, lorsque Raniero décrocha un bouclier votif que son père avait fait placer dans la cathédrale de Florence. Elle fut plus blessée encore lorsque Raniero, qui n’aimait pas son beau-père l’accusa de falsifier la trame de ses tissus et d’y mêler des fils de moindre qualité pour faire de plus grands bénéfices !

Elle fut aussi très blessée lorsque devant elle Raniero se moqua d’un infirme qui lui avait fait la cour. Respectueusement d’ailleurs elle avait décliné cet amour, puisqu’elle était attachée déjà à Raniero, mais elle avait assez d’humanité pour ne pas souffrir qu’on se moquât devant elle d’un infirme.

Et une année s’était écoulée depuis leur mariage et Francesca avait vu son amour comme un immense drap d’or qui couvrait toute la terre. Et il lui sembla au bout de cette année que ce drap d’or avait diminué de moitié et elle se dit avec effroi : « Encore une année et il n’en restera plus rien. » Alors elle s’enfuit.

Et comme il avait été convenu entre elle et Raniero qu’aucun des deux ne retiendrait l’autre s’il ne se sentait pas parfaitement heureux et comblé, Raniero comprit qu’il fallait la reconquérir, mais qu’aucune contrainte ne pourrait la ramener à son foyer. Il chercha donc quelle serait la manière de rappeler l’amour de Francesca. Il partit pour la guerre qui faisait rage dans le Sud de l’Italie et ce fut en vain. Il avait beau rapporter dans la cathédrale de Florence les trophées de ses victoires, Francesca était insensible.

Et voici justement que se situe la première Croisade à laquelle le monde chrétien participait avec tant de violence et de passion. Il s’engagea donc à la suite de Godefroy de Bouillon et il arriva à Jérusalem avec toute la ferveur de sa foi pour ces combats qui ont laissé ici un souvenir si justement amer.

Mais, puisqu’il s’agit d’une histoire et d’une légende, je poursuivrai donc sans chercher une excuse à cette équipée, puisque il s’agit simplement d’une parabole. Nous sommes donc à Jérusalem dans la fiction inventée par Selma Lagerlöf et Raniero se bat si bien qu’il arrive le premier au Saint Sépulcre. Alors, en récompense de sa vaillance, il est armé chevalier tout en sang et on lui donne un cierge magnifique dont on allume la flamme au feu du Saint Sépulcre. Et naturellement, les croisés ayant épuisé toute leur énergie, ayant triomphé, enfin, après des mois et des mois de luttes et de souffrances, font bombance comme il convient : ils dansent, ils boivent, ils s’enivrent et le soir ils ont tous un peu perdu l’équilibre.

Et voici qu’un bouffon se promène de tente en tente. Il arrive à la tente de Raniero et il lui pose un défi. Et le défi qu’il lui jette c’est celui-ci : « Raniero, tu es certainement le plus vaillant des soldats de l’armée des croisés et tu peux beaucoup de choses, mais il y a une chose que tu ne pourras jamais faire – laquelle ? – Mais c’est de rapporter à Florence la flamme de ton cierge ».

Raniero, pris de vin, devant ses compagnons, relève le défi et jure qu’il rapportera à Florence la flamme de son cierge. Le lendemain, magnifiquement équipé, avec le plus beau cheval de l’armée, un cheval blanc, muni de tous ses trésors, avec une immense provision de cire pour renouveler la flamme, il sort de la ville et il tombe immédiatement entre les mains de sarrasins qui, sachant que les croisés sont occupés à faire bombance, ce chevalier solitaire demeurera sans défense. Ils l’attaquent et, comme Raniero doit défendre la flamme du cierge, il ne peut se défendre lui-même, il doit livrer son beau cheval, il doit livrer son magnifique costume, tous ses trésors et on lui a donné en échange des vêtements de mendiant et une vieille haridelle, un vieux cheval poussif qui va le conduire maintenant jusqu’à Florence. Il remonte donc sur ce cheval de fortune.

Mais il rencontre un adversaire imprévu : le vent. Il faut qu’il tourne le dos à sa monture pour protéger de son corps la flamme du cierge. Et il aura des ennemis encore bien plus redoutables : la faim et le sommeil. Comment résister à la faim ? Et comment – c’est encore bien plus dur – comment résister au sommeil ? Enfin un jour, il s’écroule de fatigue au bord de la route. Il laisse tomber son cierge qui s’éteint, mais heureusement, avant de s’éteindre, la flamme a gagné des herbes sèches. Le feu demeure et il peut rallumer son cierge et reprendre sa route. Je vous fais grâce de tous les détails de cette équipée qui le réduit à l’état de squelette après des jours où il est affamé, où il est épuisé d’avoir lutté contre le sommeil.

Enfin, il rencontre une vieille femme et un petit enfant et la vieille femme, comme c’est l’hiver, grelotte. Elle le supplie de lui donner de son feu, car faire du feu, à cette époque, était une aventure extrêmement difficile. Il proteste que c’est le feu sacré qui ne doit servir que, à la lumière des églises, et la femme lui rappelle que un petit enfant est un sanctuaire aussi sacré que toutes les cathédrales et plus sacré encore et que certainement le Christ n’eut pas hésité à lui donner le feu nécessaire à réchauffer son petit enfant.

Alors il se laisse fléchir, il lui donne de son feu. Il poursuit sa route et il est dans un tel état de misère qu’un jeune paysan le voyant ainsi hâve et décharné, saisi de pitié, prend son manteau, le lui jette sur les épaules, mais le manteau en se déplaçant, produit un courant d’air qui éteint la flamme du cierge. Désastre, désolation, désespoir ! Mais justement Raniero se rappelle qu’il a donné de son feu à la vieille femme. Il rebrousse chemin, il retrouve la flamme, il rallume son cierge et enfin, après des mois de souffrances et d’aventures inimaginables, il arrive à Florence.

Il est dans un tel état naturellement qu’il suscite immédiatement la risée de tous les badauds et de tous les enfants qui le poursuivent en lui jetant des cailloux et des mottes de boue et qui le décorent immédiatement de ce titre qui passera à sa postérité : « il Pazzo ! Le Fou. Le Fou, le Fou ! » Se sentant cerné de tous les côtés, Raniero se met debout sur sa monture. Il élève le cierge aussi haut qu’il peut pour en soustraire la flamme aux attaques des badauds, quand passant sous une fenêtre, il sent quelqu’un qui lui arrache le cierge des mains. Alors il tombe, il s’écroule sur le sol, la foule s’égaille pour ne pas prendre la responsabilité de sa mort éventuelle. Mais le choc même le ranime, il se redresse et quand il s’est remis sur ses pieds, il sent que quelqu’un est à côté de lui avec le cierge allumé.

Il comprend que c’est Francesca. Il lui prend le cierge des mains sans la regarder. Il poursuit sa course vers la cathédrale. C’est le Samedi Saint : on s’apprête à bénir le feu sacré, le cortège est formé et Raniero va trouver l’évêque, lui explique que il rapporte le Feu de Jérusalem, qu’il est donc parfaitement inutile de procéder à la bénédiction du feu – car il n’y a pas de feu plus sacré que celui qui vient du Saint Sépulcre reconquis. L’évêque se laisse naturellement aisément persuader. Le cortège s’organise autour du cierge de Raniero, on pénètre dans la cathédrale, mais on n’a pas prévu un obstacle : c’est le beau-père de Raniero qui se souvient avec ressentiment de toutes les attaques qu’il a subies de la part de son gendre et qui s’oppose immédiatement au cortège : « Mais alors, cet homme qui n’a cessé de mentir, qui n’a cessé de me couvrir de honte et de malédictions, qu’il prouve que il n’use pas d’une nouvelle supercherie pour acquérir une fausse gloire qu’il ne mérite aucunement ! Et qu’il fasse donc la preuve qu’il vient de Jérusalem et que ce feu est le feu du Saint-Sépulcre ! »

La discussion naturellement atermoie le processus liturgique et tandis qu’on discute, un oiseau qui était enfermé dans la cathédrale traverse la flamme du cierge qui s’éteint. Alors le jugement de Dieu semble être opposé à Raniero qui cependant, ayant suivi l’oiseau du regard, voit que il a pris feu en traversant la Flamme du cierge, et que par conséquent, le feu demeure toujours vivant. Il se précipite, il rallume son cierge aux ailes enflammées de l’oiseau et c’est donc que le jugement de Dieu est en sa faveur. On allume toutes les lampes de la cathédrale au feu sacré de Jérusalem et je vous fais grâce de la liesse du peuple de posséder ainsi le feu sacré dans sa cathédrale. Mais la pointe de l’histoire, vous l’avez devinée… C’est que Francesca revient à Raniero. Et pourquoi ? Parce que elle a compris que Raniero ayant veillé sur ce qu’il y a de plus fragile au monde est désormais capable de comprendre les nuances les plus délicates de la tendresse et de l’amour.

Et naturellement en revenant à Raniero, elle revient à son foyer. C’est un foyer extrêmement heureux et je vous fais grâce de toutes les joies de leurs paternités et de leurs maternités. Ils ont des enfants, qu’ils voient jusqu’à la quatrième génération et l’un d’eux s’appelle sainte Marie Madeleine de Pazzi, en commémoraison de l’injure qui avait été jetée à Raniero lors de son entrée à Florence : « Il Pazzo ! Le fou ! »

Cette petite histoire, elle résume je crois assez bien notre itinéraire.

L’homme n’est pas seulement fou, il n’existe pas !

 

Sartre a dit : « L’enfer, c’est les autres ! » Il a bien raison : l’enfer, c’est les autres. Si l’on pense, si l’on pense que aller dans la lune représente non pas une découverte magnifique, mais une compétition entre les Russes et les Américains pour savoir lequel pourra du point le plus lointain bombarder l’autre, si l’on pense que toutes les ressources de l’humanité – ou à peu près – sont monopolisées pour la guerre, si l’on pense que une menace pèse sur tous les continents du fait de cette rivalité qui entraîne tous les peuples nouveau-nés dans la bagarre, on ne peut pas s’empêcher de penser que l’homme, je ne dis pas seulement est fou, mais tout simplement : n’existe pas !

L’homme n’est pas encore né. L’homme n’est pas encore né ! Les hommes se comptent sur les doigts. Il y a des moments d’humanité, il y a des instants d’humanité, mais la plupart du temps, la plupart des êtres dans la plupart des familles, dans la plupart des pays, ne sont pas des hommes ! Ce sont des biologies ; ce sont des impulsions passionnelles, ce sont des ressentiments, ce sont des ambitions, ce sont des courants issus des glandes ou des nerfs… Il n’y a personne ! Il n’y a personne…

Et c’est la grande douleur, la grande douleur que l’on éprouve si souvent au milieu de tout ce tumulte de conversations inutiles : il n’y a personne… . il n’y a personne ! Et, derrière ces visages, il y a pourtant des possibilités infinies. Et c’est là qu’il faut retrouver, jaillissant d’une « Saison en enfer », le mot de Rimbaud : « Je est un autre… Je est un autre ! » C’est cela qui fait l’équilibre entre « l’enfer, c’est les autres ». C’est ça qui fait l’équilibre, je veux dire qui nous permet de dépasser notre désespoir : « Je est un autre. » Il y a justement un « Je » universel, un « je » qui est caché au fond de toute âme humaine, un « je » qui nous rassemble, un « moi » qui nous établit en communication, un « moi » fragile, fragile, secret, silencieux comme la flamme du cierge.

À travers l’âme qui naît, c’est Noël

 

Et c’est cela le vrai Dieu, il n’y en a pas d’autre… Fragile, fragile, infiniment fragile au point qu’on l’oublie, car la moindre distraction suffit en quelque sorte à nullifier, à anéantir son existence aux yeux de notre grossière conscience qui demeure emprisonnée dans le sensoriel, et de temps en temps, de nouveau quand il y a un profond silence, comme celui qu’évoquait tout à l’heure la mélodie chantée par Nabila, comme celui auquel faisait allusion si profondément Raymond Francis, quand il y a un moment de silence profond total, alors le fond de l’être, tout d’un coup, apparaît le vrai visage se révèle, la vie commence, l’âme naît et à travers l’âme qui naît c’est Noël. Dieu, lui aussi, manifeste son visage, car il ne peut pas se manifester autrement.

Tout ce qu’on peut savoir de Dieu, on le sait par l’homme. Car Dieu n’est pas un objet que l’on puisse analyser parmi les pièces d’un laboratoire ou dans les documents d’un musée. Dieu est une Personne. Il est une intimité. Il est Quelqu’un. II est un Cœur !

Et un cœur ne peut pas se révéler autrement que à un cœur. Et une personne ne peut pas manifester son secret sinon à une personne. Et une Présence réelle ne peut être prouvée que par l’élan du cœur qui réponde à son appel. Et Dieu, justement, le vrai Dieu, le Dieu unique, le Dieu esprit, le Dieu dont Jésus parle à la Samaritaine, le Dieu que Jésus cherche dans ses disciples au Lavement des pieds, c’est ce Dieu infiniment fragile qui ne peut pas se défendre, qui est menacé, qui est victime, que n’importe qui peut tuer, car il est toujours désarmé.

Un Dieu qui nous est confié, un Dieu caché en nous comme un soleil invisible, un Dieu qui pourtant est la respiration de notre vie, un Dieu à travers lequel, seul, nous pouvons communiquer, car quand nous ne respirons pas cette Présence, quand nous ne sommes pas accordés à ce « je » qui est un Autre au plus intime de nous-même quand nous ne sommes pas perdus en lui, quand nous ne sommes pas saisis par ce mouvement de fond qui est l’admiration et l’émerveillement, il n’y a personne !

Tout se défait : le monde, le monde des hommes, le monde des idées, le monde religieux lui-même qui se réduit à une épouvantable biologie collective ! Tout se défait. Il faut ce souffle que le Prophète Elie sentait passer sur sa face dans le désespoir de sa solitude au Mont Horeb. Il faut ce souffle imperceptible et impalpable qui est le Dieu Vivant. On comprend d’ailleurs que l’homme ne s’en aperçoive pas. II fait si peu de bruit. Il vient, comme dit Nietzsche à pas de colombe. Il fait si peu de bruit qu’il est tellement facile de ne pas s’en apercevoir.

Et c’est pourquoi nous vivons tous – plus ou moins – sous l’étiquette chrétienne, musulmane ou juive ou brahmanique, nous vivons tous – plus ou moins – comme des barbares. Nous vivons tous au cœur d’une biologie qui n’a pas été conquise et nous répondons du matin au soir à ces impulsions passionnelles qui nous opposent les uns aux autres et qui justifient le mot de Sartre : « L’enfer, c’est les autres. »

Mais heureusement il y a : « Je est un Autre », il y a cette image adorable de la flamme du cierge, il y a cette aventure incroyable d’un Dieu à sauver ! C’est cela : il ne faut pas nous sauver ! Qu’est-ce que ça voudrait dire ? Nous sauver de qui ? Et contre qui ? Par bonheur la Croix, la Croix qui signifie le martyre de Dieu, la Croix qui signifie la Passion de Dieu, cette folle passion d’amour qui est la seule justice possible d’un cœur qui est infiniment plus maternel que le coeur de toutes les mères. Heureusement, dans cette fragilité de Dieu, la nature humaine peut commencer car ce que nous avons à sauver, c’est cette flamme, c’est ce souffle, c’est cette respiration, c’est cette Présence, c’est cette lumière intérieure qui transfigure toute la réalité et qui lui donne enfin sa véritable dimension. Le monde n’est pas encore. L’homme n’est pas encore et Dieu n’est pas encore en l’homme tout ce qu’il pourrait être !

Mais c’est comme s’il n’était pas car nous n’avons pas d’autre moyen de le connaître que de le laisser vivre en nous. Et c’est cela que nous avons ensemble découvert. C’est cela qui nous rassemble. C’est cela que nous aimons. C’est cela qui justifie cette réunion de ce soir qui est en lui, pour lui autour de lui parce que, justement, nous avons tous la nostalgie de sa Présence ; parce que tous, nous cherchons cette respiration profonde qui nous délivre de nous-même, parce que nous sommes tous asphyxiés par ce moi biologique, nous n’en pouvons plus, nous voulons voir autre chose et nous savons bien finalement que, il n’y a pas autre chose mais qu’il y a Quelqu’un d’autre qui nous attend au plus secret de nous-même qui veut naître en nous, comme nous sommes appelés à naître en lui pour que ce soit Noël aujourd’hui et tous les jours de notre vie.

Nous voulons garder cette image, bien sûr, et nous essaierons de continuer cette découverte qui est toujours neuve, qui est de tous les jours, de tous les instants, de toutes les heures. De toutes les heures. Vous rappeliez à l’instant ces vingt ans et davantage qui m’unissent à ce pays où je reviens avec tant de joie, et je dirais cette année plus de joie que jamais et où je reviendrai, s’il plaît à Dieu, autant que je vivrai.

Vous rappeliez ces vingt années, mais ces vingt années n’ont pas cessé d’être pour vous comme pour moi, pour moi comme pour vous, une découverte, une découverte. Et chaque fois que je parle, c’est la même chose : il faut tout recommencer, tout recommencer. Et si je ne puis jamais me fier à des papiers, c’est que justement, il ne s’agit pas de papiers, il s’agit de Quelqu’un qu’il faut redécouvrir, qu’il faut écouter dans le plus profond silence de soi-même.

Et c’est pourquoi, si vous le voulez bien, nous allons rejoindre ce silence pour l’écouter. Lui seul peut se dire. Lui seul peut se dire sans se limiter, sans nous limiter, et c’est en lui justement, que nous découvrons le sens de notre liberté et s’il nous apporte la libération, c’est en lui que nous apprenons à connaître le visage de l’homme, la beauté de l’homme, la grandeur de l’homme, la splendeur du monde quand il est transfiguré par la Présence qui est la vie de notre vie. Et voilà : en lui, à lui, par lui, nous disons simplement merci, merci, merci. C’est tout ce que l’on peut dire en face de lui, merci. Parce que c’est trop beau, parce que c’est toujours nouveau, parce que c’est inépuisable, parce que c’est éternel, parce que c’est en lui que l’on trouve l’homme, le monde, la joie, la musique, la vérité, l’amour, parce qu’enfin en lui, nous avons le mouvement, l’être et la vie !


(1) Thèse publiée en 1953 : Les pensées de Pascal en France de 1842 à 1942.

(2) Selma Lagerlöf : « Légendes du Christ » La flamme. pp. 207-257 (Ed. Librairie académique Perrin)