27-31/03/2016 – Conférence – Jésus-Christ, mort de notre mort nous appelle à vivre de sa vie

Conférence
de Maurice Zundel à Fribourg en Suisse en 1966. Edité dans « Ta Parole comme une source » (*)

Considérons plusieurs exemples qui nous aideront à prendre conscience des différents niveaux de la vie :

Une vie végétative

– Un vieillard qui est une sorte d’athérosclérose ambulante, un vieillard qui n’a plus qu’une vie végétative : il mange, il boit, il dort, il exige des soins extraordinaires, il ne jouit de rien, il est absent, il n’a aucune mémoire : on vient de le quitter, il s’imagine qu’on l’a abandonné pendant des siècles, parce qu’il n’arrive plus à joindre un instant à un autre.

C’est une vie qui est déjà morte, une vie qui est une cellule de l’univers, une cellule malade, qui tient encore au monde physique, mais qui ne se porte pas elle-même, qui n’est la source, ni l’origine de rien, c’est une vie d’ailleurs qui écrase les autres vies, qui empêche les autres vies de s’épanouir, car elle absorbe tellement de temps, de soins, et provoque tellement de fatigue, que les vivants eux-mêmes, ne peuvent pas vivre et le vieillard presque moribond ne vit pas davantage.

On souhaite honnêtement pour lui et pour les autres, on souhaite que cette vie qui n’est plus une source, qui n’est plus créatrice, soit détachée enfin du vieux fonds de la nature et que les autres vies écrasées par elle, puissent enfin s’épanouir en donnant leur plénitude, en créant justement ce qu’elles sont capables de créer.

Cet exemple montre bien que ce qui compte en nous ce n’est pas cette vie biologique, cette vie physico-chimique qui est un alambic, un laboratoire, qui nous accroche au monde chimique, mais c’est cette vie au-dedans, cette vie qui peut créer, cette vie qui peut être source, cette vie qui vient à notre rencontre dans un être parfaitement accompli, et qui luit dans son regard comme le rayonnement de l’esprit.

L’absurdité d’un accident

– La seconde expérience, c’est Pierre Curie mourant sur le Pont-Neuf, sous les sabots des chevaux. En un instant, cet homme de génie qui n’avait pas donné encore toute sa mesure, en un instant, cet homme ne fut qu’un cadavre déchiqueté, son cerveau a giclé sur la chaussée, c’est fini.

Sa veuve affolée, désespérée, ne peut que constater que la rupture est totale ; désormais, elle travaillera seule, ce beau génie ne pourra plus rien donner dans notre histoire. Ici, nous sommes scandalisés en quelque sorte par l’absurdité du destin.

Le vieillard qui ne donnait rien vivait en écrasant la vie des autres, et cet homme de génie qui pouvait apporter à l’humanité de nouvelles trouvailles, tellement stupidement, absurdement, est écrasé sous le sabot des chevaux. Là encore, nous sentons notre peine devant la mort de Pierre Curie, ce n’est pas qu’il soit mort d’une mort physique, cette mort que nous attendons chez le vieillard athéroscléreux ; ce qui nous désole justement, c’est que cette vraie vie en lui qui s’est déjà révélée par des découvertes admirables, il ne pourra plus la poursuivre pour des découvertes plus importantes encore.

Ici, la vie de la personne était donnée, c’est le support physique qui manque, en raison de la destruction de l’édifice ; c’est l’Histoire qui s’interrompt.

La faim empêche l’homme d’être une fin

Le troisième exemple, c’est celui que nous donne Sartre, lorsqu’il écrit : « la faim : f, a, i, m, la faim est le fléau de l’homme et dans tant de contrées sous-alimentées, la faim c’est beaucoup plus que la faim. »

Pourquoi est-ce que la faim, f, a, i, m, est beaucoup plus que la faim, justement parce que l’homme est une fin : f, i, n.

C’est parce que la faim matérielle, la faim qui dévore les entrailles, la faim qui le rend fou d’inquiétude, la faim l’empêche d’être une fin, l’empêche de se livrer à la création d’une valeur, qui est intérieure à lui-même, qui n’est pas séparable de lui-même, qui s’identifie avec lui et qui constitue justement sa personnalité, qui fait de lui une origine, un espace, un créateur.

La direction où se situe la vraie vie

Nous voyons très nettement dans quelle direction se situe la vraie vie. La vraie vie se situe dans cette création intérieure qui ne peut pas être donnée, qui ne peut pas être préfabriquée, dans une direction intérieure où chacun de nous doit se faire lui-même.

La vraie vie est dans une émergence où justement l’on se détache de ses dépendances organiques, où l’on est saisi de moins en moins, où l’on est en train de susciter, de faire naître et d’exister un être autonome qui pourra transcender l’autre, qui pourra vivre en se portant lui-même, parce que de plus il sera concentré tout entier dans cette lumière intérieure, dans cet élan vers l’infini, dans cette source qui jaillit en vie éternelle.

La vie de Notre Seigneur

Ces étages différents de la vie, il faut s’en souvenir pour aborder le Mystère de la Résurrection de notre Seigneur ; elle ne doit pas se comprendre évidemment comme le retour à la vie biologique qui enracinerait l’existence dans une dépendance à l’égard du monde physique, et qui reverrait tout le problème de notre destinée en obligeant cette vie revenue du tombeau, en l’obligeant à vouloir se libérer de ses entraves, à s’affranchir de ses dépendances biologiques, dans une espèce de film qui n’aurait jamais de terme.

La résurrection de notre Seigneur, elle suppose que nous nous mettions d’abord en face de lui, comme en face du second Adam. Notre Seigneur est né virginalement ; Notre Seigneur n’est pas simplement un homme, il est l’Homme ; Notre Seigneur n’est pas seulement le premier d’une génération qui doit durer l’espace de quelques années, Notre Seigneur est le commencement d’un univers nouveau, d’un univers éternel, d’un univers infini ; et c’est lui qui contient toute l’Histoire, c’est lui qui contient toute la chaîne, c’est lui qui est une Présence à tous les siècles, à tous les âges, à tous les Hommes, une Présence intérieure à chacun de nous.

En lui, la vie personnelle est première, il est d’abord personne, il est d’abord cet être source que nous cherchons, c’est-à-dire qu’il est visage.

La vie personnelle, ce secret intérieur

Quand quelqu’un ne nous intéresse pas, on est comme en face d’un corps inerte, dévoré par l’athérosclérose, un corps où il n’y a plus de réaction, où il n’y a plus de lumière, qu’aucune pensée ne vivifie, qui ne peut rien nous apporter de jaillissant et de créateur, mais ce que nous cherchons toujours derrière un visage, c’est cette vie personnelle, c’est ce secret intérieur, c’est cet espace illimité, cette présence qui fait de son existence même, un don.

La mort intérieure d’une personne dans un sens infini

Il y a dans notre Seigneur une Présence. Il est une Présence, il est un don absolu, dès le premier instant de son existence humaine. La vie en lui est donc portée par la personne et jaillit du dedans « ab intus » ; il ne dépend pas d’une manière inconditionnelle de la vie chimique, de la vie du monde extérieur, il a la source en lui, la source éternellement jaillissante, il l’a en lui-même. Il est donc tout naturel qu’en lui, la vie soit dans le sens le plus absolu, une fin.

C’est évidemment dans la mesure seulement où nous sommes une valeur, où nous sommes des créateurs, que nous sommes appelés à l’immortalité. Si l’Homme peut ne pas mourir, s’il est appelé à s’immortaliser, s’il doit se faire éternel, c’est justement parce qu’il peut, parce qu’il doit devenir une fin : f, i, n, c’est parce que finalement, toutes les valeurs de l’univers se concentrent en lui-même, quand il a justement rassemblé toute la création dans le don de son amour.

Et si notre Seigneur le peut et le fait, c’est qu’il est une personne dans un sens infini, parce qu’en lui est toute la vie, la vie du dedans, parce qu’elle se porte elle-même, parce qu’il contient dans son Esprit et son Amour, tout l’univers, parce qu’il porte toute l’Histoire.

Notre Seigneur est un exemple unique et parfait d’une fin : f, i, n, parce qu’il ne doit pas finir comme aucun de nous d’ailleurs ne doit finir, il ne doit pas finir. Et parce qu’en lui cette fin est parfaitement accomplie, puisqu’il est au terme dès le départ, puisqu’en lui le dépouillement est total, infini, indépassable, il n’y a aucune possibilité pour notre Seigneur de mourir, sinon d’une mort d’Amour.

Jésus n’est pas mort d’une mort biologique, il n’est pas mort d’une mort où son être se serait dissous comme le vieillard athéroscléreux qui se défait de jour en jour, il ne peut mourir que d’une mort d’identification avec la nôtre.

Il est mort d’une mort intérieure, il est mort d’une mort qui a sa source dans ce fait énoncé tragiquement par saint Paul : « Il a été fait péché » (2 Cor. 5:21). Notre Seigneur est mort de la coexistence en lui de la suprême innocence qu’il était, et du péché, le nôtre, dont il était revêtu, comme s’il était le grand coupable de toute l’Histoire.

Une mort d’identification

Il est mort de cette mort d’identification avec nous ; il est mort de notre mort, pour nous délivrer de la mort ; mais en lui l’exigence de la vie n’avait pas été le moins du monde affaiblie parce que lui-même, au contraire, il restait la fin, il restait la source ; il restait une vie entièrement libre qui se portait elle-même, et c’est pourquoi la Résurrection était une exigence imprescriptible, qui devait se réaliser en raison même de ce qu’il était. C’est son ontologie propre, bien sûr, qui exigeait la Résurrection.

le Christ ressuscité exemple de ce que nous devons être

Si donc nous contemplons le Christ ressuscité, nous avons devant nous, au regard de notre Foi, nous avons devant nous ce que nous devons être. Nous aussi nous devons être une fin : f, i, n, nous aussi nous devons totaliser toutes les valeurs, toutes les splendeurs, toutes les beautés, toutes les lumières, toutes les vérités de l’univers, dans l’offrande de nous-même.

Nous aussi nous devons faire prendre à toute la création un nouveau départ, nous aussi, nous sommes appelés à nous porter nous-même et à n’être plus portés par notre biologie, nous aussi, nous avons à donner au monde le fruit de cette activité intérieure qui est le résultat, finalement, de notre dialogue avec Dieu, toujours plus intense, toujours plus profond, qui envahit peu à peu toutes les fibres de notre être et fait de notre personne tout entière, une source et une fin.

Car il est bien clair que la vie éternelle, elle, ne peut pas établir une coupure ; la survie est dans la vie, la survie est ce qu’il y a de plus profond dans la vie, la survie est justement la vie qui, ressaisie à sa source et plantée dans la Présence divine, fleurit dans l’éternité.

La résurrection réalise donc d’une manière évidente dans le second Adam notre vocation d’hommes, notre vocation d’êtres qui ne sont pas seulement des produits de la nature, des laboratoires ou des alambics vivants, une vie précaire destinée à se défaire ; dans la mesure où nous sommes des hommes, nous avons à faire des hommes, c’est-à-dire que nous avons à faire de nous une source et une fin.

Notre seule condition physique n’a aucune valeur

Nous sentons bien lorsque nous sommes livrés à notre seule condition physique, ou quand les autres le sont, que cela n’a aucune valeur, que plus nous nous livrons à nos instincts, plus nous nous rendons esclaves, moins nous sommes hommes, moins nous sommes créateurs, moins nous sommes des valeurs, moins nous sommes source et origine.

La Résurrection notre vocation d’homme

La résurrection a réalisé notre vocation d’hommes par […] cette victoire sur toutes les dépendances organiques, sur toutes les servitudes biologiques, cette victoire de l’Esprit sur la mort, sur notre mort.

La résurrection a réalisé notre vocation d’hommes en mettant devant les yeux de notre esprit et de notre cœur, cette victoire sur toutes les dépendances organiques, sur toutes les servitudes biologiques, cette victoire de l’Esprit sur la mort, sur notre mort. Le Christ en effet n’avait pas à vaincre sa propre mort. Il est mort de notre mort, d’une mort d’identification. Mais en lui-même, il était comme dit saint Pierre, le « Prince de Vie » (Act. 3:14), dont le dépouillement infini faisait que son humanité tout entière était livrée à l’emprise du Verbe, tout entière livrée à l’emprise de la divinité, le sacrement vivant où Dieu personnellement se révélait et se communiquait.

Jésus réalise en plénitude une vocation qui est la nôtre : nous avons nous aussi aujourd’hui à ressusciter, aujourd’hui à émerger de nos dépendances cosmiques, aujourd’hui à nous rendre plus libres, aujourd’hui à nous affranchir de nos limites encore non dépassées, aujourd’hui à faire de nous davantage une source, un espace et une fin.

Nous voulons donc regarder ce visage de notre Seigneur, ce visage très intérieur, ce visage que les Apôtres n’ont pu déchiffrer. Ils se sont trompés sur la portée de la Résurrection, jusqu’à la Pentecôte. Nous regardons ce visage imprimé dans nos cœurs, et nous nous souviendrons que Jésus est les prémices de ceux qui dorment, comme dit l’Apôtre saint Paul (1 Cor. 15:20 et Col. 1:18), et qu’il réalise en plénitude une vocation qui est la nôtre ; que nous avons nous aussi aujourd’hui à ressusciter, aujourd’hui à émerger de nos dépendances cosmiques, aujourd’hui à nous rendre plus libres, aujourd’hui à nous affranchir de nos limites encore non dépassées, aujourd’hui à faire de nous davantage une source, un espace et une fin.

C’est ainsi comme toujours que le Mystère du Christ donne à la vie humaine toute sa stature, nous rappelle l’immensité de notre aventure et nous donne le goût de la grandeur.

Nous avons à nous créer

Ah ! Quel bonheur que le Christ nous réveille de notre torpeur et nous demande au plus intime de nous-même de ne pas demeurer des robots. Nous avons à nous créer, nous avons à dépasser ce robot, nous avons à nous rendre indispensables à l’équilibre du monde, en faisant de notre vie quelque chose d’unique.

Nous avons reçu pour toute la création un don qui lui est indispensable. Si nous le faisons fructifier, nous achèverons l’univers dans la direction de la liberté et de l’amour, notre vie sera justifiée, et elle aura toute sa raison d’être, du fait qu’elle sera devenue réellement créatrice.

Il n’y a plus maintenant qu’à nous recueillir dans cette Présence du Seigneur ressuscité qui nous révèle un univers entièrement libre, entièrement pénétré d’esprit et vivifié par l’Amour. Que là où nous sommes, et que là où nous en sommes aujourd’hui, nous fassions un nouveau départ, que cette journée ne soit pas semblable à celle d’hier, que nous ayons la volonté de décoller, de faire de notre vie à chaque instant une chose plus belle, plus rayonnante, et plus donnée, afin que par cette offrande, l’univers tout entier devienne un offertoire.

Que la Présence de Dieu, révélée à tous les hommes, les assure qu’ils ne sont pas des machines, que leur vie a un sens, que chacun de leurs gestes peut avoir une portée divine, parce que justement être Homme, c’est quitter le robot pour le transformer, le transfigurer, l’intérioriser et lui communiquer peu à peu une respiration divine, lui donner un visage, en faire une Présence où resplendit la lumière divine qui est la respiration de l’éternel Amour.

TRCUS (*) Livre « Ta parole comme une source, 85 sermons inédits »

 Publié par Anne Sigier, Sillery, août 2001, 442 pages

 ISBN : 2-89129-082-8