27-30/09/2017 – Homélie – Dixit pater familias (le langage)

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27/09/2017 septembre 2017

Homélie de Maurice Zundel en Suisse en 1934 (*). Non édité. Les titres sont ajoutés.

Résumé : Le langage a ses accents, sa musique, il s’apparente au domaine des signes, il suggère l’ineffable. Le système de toute parole – dans ses limites – est de se rattacher à Dieu dans cette Parole qui est une Personne. La liturgie chrétienne s’appuie sur le chant ; la psalmodie écoute, encore plus qu’elle ne chante, pour laisser Dieu Se dire. Le métier d’homme c’est faire front unique des bonnes volontés contre tout ce qui rend la vie indigne de l’homme et de Dieu. C’est se donner à la lumière qui est en soi, c’est réaliser sa vocation qui est spirituelle.

« Le propriétaire dit à ses ouvriers : Pourquoi restez-vous ici tout le jour sans travailler ? C’est que, lui répondirent-ils, personne ne nous a embauchés. Il leur dit : Allez, vous aussi, dans ma vigne, et ce qui est juste, je vous le donnerai » (Mt. 20:6-7).

L’accent du langage, sa musique et ses signes

Les mots ne sont pas les seuls éléments du langage. L’accent n’est pas moins important, qui les organise et les transforme incessamment, au gré de nos états d’âme en leur communiquant quelque chose de notre vie.

Il y a une personne au fond de toute parole. Et, quand les mots voudraient nous la dissimuler, l’accent nous en révélerait aussitôt l’existence et l’orientation.

Le langage comporte une certaine musique qui en infléchit les contours dans le sens de notre personnalité. Les mots ont une atmosphère qui révèle ce que nous ne disons pas… et qui est sans doute l’essentiel.

Au-delà de ce que nous disons, il y a ce que nous sommes. C’est pourquoi le langage comporte toujours une certaine musique qui en infléchit les contours dans le sens de notre personnalité. Les mots ont une atmosphère qui révèle ce que nous ne disons pas, ce que nous ne pouvons pas dire, ce que personne ne peut dire – et qui est sans doute l’essentiel. Les mots sont inducteurs de courant plus qu’ils ne sont véhicules de notions. Ils font entrer en nous quelque aspect de l’univers et tendent à modifier notre attitude envers lui. Ce qui demeure vraiment d’une conversation, c’est, beaucoup plus que ce que nous pouvons répéter, les changements qu’elle introduit en nous.

Les mots se répercutent et s’irradient en nous, comme une pierre jetée dans l’eau y dessine un remous ondulatoire, dont les cercles s’élargissent jusqu’à épuisement de l’ictus (l’accent). C’est ainsi que le langage s’apparente au domaine des signes qui constituent la réalité profonde du monde sensible où chaque être aspire « au-delà ».

Le langage suggère l’ineffable

Le langage est si proche de la musique qui est la langue de l’ineffable…. La musique utilise à son gré et amplifie l’effet de l’accent qui restitue au langage ce que l’abstraction a pu lui faire perdre de vibrations concrètes, de pulsations vivantes et vivifiantes.

Sans doute, le langage est-il plus précis et plus capable d’orienter l’esprit dans une direction déterminée, mais enfin, sa vocation propre est de suggérer et d’induire ce qui ne peut pas se dire : l’ineffable qui est la véritable réalité. Vous savez qu’une conversation vous laisse découragé ou réconforté, qu’elle cause toujours en vous, aussi légère qu’en demeure la trace, une impression de plaisir ou d’ennui.

Vous savez qu’une parole entendue peut susciter en vous parfois, un véritable afflux de ténèbres – comme elle peut, au contraire, faire lever une lumière qui ne s’éteint plus. Mais c’est toujours ce qu’on ne dit pas qui importe dans ce qu’on dit, l’Aura, l’atmosphère, tout ce qu’on laisse entrer de nuit et de clarté.

C’est pourquoi le langage est si proche de la musique qui est la langue de l’ineffable. C’est pourquoi la Parole si aisément devient chant, pour que le mot, inséré dans son propre courant, en continuité avec sa source, jaillisse avec toute la puissance dynamique, avec tout son pouvoir d’ébranlement. La musique utilise à son gré et amplifie l’effet de l’accent qui restitue au langage ce que l’abstraction a pu lui faire perdre de vibrations concrètes, de pulsations vivantes et vivifiantes.

Le langage humain et la Parole

C’est pourquoi la liturgie chrétienne ne pouvait se passer du concours de la musique et, particulièrement, de l’appui du chant, puisqu’elle vise essentiellement à nous mettre en contact avec la Parole éternelle qui a créé les mondes, par qui tout a été fait – sans qui rien n’a été fait et qui est devenue chair et qui a habité parmi nous.

Le système de toute parole est de se rattacher à cette Parole qui est une Personne – au-delà infiniment de tout ce que ce mot peut signifier dans notre langage – la Personne du Fils unique.

N’est-ce pas justement le système de toute parole de se rattacher à cette Parole et d’en garder le vestige – à cette Parole qui est une Personne, au-delà infiniment de tout ce que ce mot peut signifier dans notre langage – la Personne du Fils unique, dans le sein du Père.

Comment le langage humain pourrait-il exprimer cette Parole sans ressentir, à chaque instant, la blessure de ses propres limites, sans éprouver le besoin incoercible de ce coup d’aile qui emporte l’alouette dans le ravissement enivré d’un vol rapide vers les régions plus voisines du soleil.

Dans la Bible les mots deviennent sacrements

Encore faudra-t-il, avant toute chose, que ce langage ait passé par le feu et que cette musique ait reçu le baptême de l’Esprit. Car ce sont les mots de l’Ecriture que nous chantons et notre prière est une prière biblique. Or si, en n’importe quel écrit, les mots ont partout valeur de signes et de symboles, dans la Bible, les mots deviennent sacrements. Nous tenons ici la clef de toute interprétation. La Bible se situe dans le troisième ordre de Pascal, qui est « l’ordre de la charité », auquel a seule accès la charité qui s’enracine dans la foi. N’est-ce pas ce qu’exprime divinement bien l’auteur de l’Imitation de Jésus-Christ en rapprochant du banquet eucharistique le banquet des Écritures ?

Qu’importe que le froment soit de plus ou moins bonne qualité, qu’il ait poussé sous un climat ou sous un autre, qu’il ait été préparé et mis au four suivant toutes les bonnes pratiques du métier – ou qu’on relève des traces évidentes de négligences commises !

L’Écriture est une Personne. L’Écriture, c’est Jésus. Avant, comme après sa venue, elle est pleine de lui. Avant, c’est la nuit en marche vers l’aurore. Après, c’est le ciel tout embrasé des feux de midi.

Est-ce que l’âme se nourrit d’apparences ? Est-ce que son regard n’est pas tendu vers le seul Seigneur qui vient à elle, sous le voile du pain ? De même l’Écriture tourne vers nous le visage d’une Personne ? Combien de fois n’en avons-nous pas fait l’expérience en abordant dans notre Missel ces textes dont vous perceviez à peine les contours, dont le sens littéral vous demeurait voilé – et pourtant votre cœur était tout brûlant d’une mystérieuse rencontre. L’Ecriture est une Personne. L’Ecriture, c’est Jésus. Avant, comme après sa venue, elle est pleine de lui. Avant, c’est la nuit en marche vers l’aurore. Après, c’est le ciel tout embrasé des feux de midi.

C’est pourquoi la piété chrétienne s’est toujours sentie si parfaitement à l’aise dans l’Ancien Testament, dont chaque scène est un vitrail où resplendit l’éclat d’un même soleil, dont chaque page fait partie d’un ensemble dynamique qui est la marche vers le Christ. C’est aussi bien la raison pour laquelle nous venons de chanter ces psaumes dont plusieurs expriment un espoir messianique qui a été tellement dépassé par l’évènement que ce serait un non-sens de les redire aujourd’hui, si la lumière de l’Esprit n’en révélait, au-delà des mots, l’orientation christique. Et c’est ainsi toujours : on ne comprend l’Écriture qu’à genoux, dans la mesure où l’on s’en nourrit, où l’on en recueille dans son cœur le courant secret qui en soulève tous les feuillets dans une incoercible aspiration vers le visage de fête du Christ Jésus. Le véritable sens de l’Écriture est toujours au-delà : au-delà des mots, des notions et des événements qui sont d’autant d’espèces eucharistiques en lesquels la foi découvre la Présence de l’unique.

La psalmodie

On sait bien qu’on n’exprimera jamais Dieu et que l’important est de le laisser Se dire dans les abîmes de silence où son Verbe est engendré. C’est pourquoi la psalmodie écoute, encore plus qu’elle ne chante.

Il est donc naturel que la présentation publique de ces textes ait pris la figure du chant et que la musique se soit essayée à traduire l’atmosphère divine qui enveloppe les mots. Et il n’y a aucun doute que la psalmodie ne représente le plus remarquable de ces essais. Elle a trouvé le secret d’ouvrir les mots sans disperser l’esprit, d’enchaîner les sons sans blesser le silence, de recueillir l’âme en son intime, dans l’oraison la plus personnelle et de la joindre tout ensemble à l’âme d’autrui dans une prière publique, d’offrir enfin à l’homme la formule la plus émouvante de ses besoins dans une imploration qui les dépasse pour s’achever en louange dans les gémissements inénarrables de l’Esprit.

Rien n’est plus humble et plus simple, plus sublime et plus gratuit, plus dynamique et plus contemplatif. Aucun soubresaut, aucune exaltation, pas la moindre tentative d’effet, pas le moindre regard sur soi. On sait bien qu’on n’exprimera jamais Dieu et que l’important est de le laisser Se dire dans les abîmes de silence où son Verbe est engendré.

C’est pourquoi la psalmodie écoute, encore plus qu’elle ne chante. Le corps, il est vrai, a sa part dans cette œuvre de louange. Une part qui l’élève sans l’exalter, qui l’occupe sans le dissiper, qui l’apaise sans le relâcher. Mais, tandis que la voix s’assouplit au texte, l’âme se livre à l’Esprit. Et Dieu seul sait ce qui peut s’accomplir dans ces rencontres. L’apparente monotonie du débit relève encore l’intériorité de l’accent, la réserve suprême de la foi et la pudeur divine de l’Amour.

La psalmodie est, dans le sens le plus élevé du mot, une musique spirituelle, une musique intérieure, humaine et divine tout ensemble, surnaturelle et mystique – une action inséparable au fond de l’Eucharistie – un sacrement par lequel s’accomplit la prière du Christ en l’Eglise, pour la gloire du Père et le salut du monde.

La prière universelle, front des bonnes volontés

Comment une seule âme pourrait-elle demeurer étrangère à cette intercession, être exclue de cette prière qui est la prière catholique, c’est-à-dire universelle ? Et comment ne tressaillirions-nous pas de joie et d’espérance en pensant qu’à cette heure les mêmes textes ou des textes semblables empruntés au même Livre, retentissent dans tous les monastères et toutes les cathédrales, orthodoxes ou anglicanes, comme ils sont chantés dans tous les temples des chrétientés protestantes, tandis que nos frères Israélites les répètent encore dans la langue de leurs Pères et qui sont aussi les nôtres – sous les murs de Sion.

C’est ainsi que se réalise déjà l’œcuménisme de la prière et que l’unité intérieure est la promesse et l’amorce d’une plus visible unité.

Mais nous ne pouvons oublier, ni les peuples innombrables formés par l’Islam, le Brahmanisme et le Bouddhisme, ni aucun des isolés qui ne se rattachent à aucune Église, qui ne relèvent d’aucune dénomination et qui n’en sont pas moins appelés comme leurs frères – et qui sont déjà, souvent, des fils de l’Esprit. Beaucoup, parmi eux, se désolent de cette dispersion qui livre les énergies humaines à un stérile éparpillement, beaucoup souhaitent une alliance de toutes les forces spirituelles, un front unique de toutes les bonnes volontés contre tout ce qui rend la vie indigne de l’homme et indigne de Dieu, beaucoup n’attendent qu’un appel pour répondre : Présent !

Dieu veuille qu’ils sentent combien ces préoccupations sont les nôtres et que nous considérons cette désunion comme un péché, où nous prenons une large part de responsabilité. Et qu’ils nous permettent de leur rappeler que, selon la doctrine de Jésus, la bonne volonté est le seul élément rigoureusement indispensable à la Rédemption de l’homme et de l’humanité.

Accomplir son métier d’homme

C’est par l’intérieur, par un accroissement de vie spirituelle en chacun, que se réalisera cette unité à laquelle nous aspirons tous. Car le Royaume de Dieu est au-dedans de nous.

Si chacun de nous se donne, à chaque pas, à la lumière qui est en lui, s’il fait la vérité, s’il s’attache de tout son pouvoir à faire prévaloir, dans toutes ses entreprises privées et publiques, dans sa patrie autant que dans son foyer, dans ses rapports avec lui-même comme dans ses relations avec autrui, ce qu’avec toute sa sincérité, il croit être le point de vue de l’Esprit, il accomplit, autant qu’il en est capable, son métier d’homme et il fournit la collaboration la plus féconde et la plus nécessaire à l’avènement du Royaume de Dieu car Dieu est Esprit et il faut que ceux qui l’adorent, l’adorent en esprit et en vérité.

Ce qui décidera de l’avenir de l’humanité, c’est, pour finir, ce que chacun aura résolu au plus intime de sa conscience. « Toute âme qui s’élève élève le monde ».

C’est par l’intérieur, par un accroissement de vie spirituelle en chacun, que se réalisera cette unité à laquelle nous aspirons tous. Car le Royaume de Dieu est au-dedans de nous. C’est pourquoi tous sont appelés dans cette antienne du Magnificat que nous allons chanter, où nous pouvons entendre la plainte désolée de tous les chômeurs, et la plainte plus déchirante encore de ceux qui ont perdu foi dans le prix de la vie et qui se demandent quelle peut être la valeur de leur existence et la portée de leur effort.

« Le Père de famille dit à ceux qui devaient devenir ses ouvriers : Pourquoi restez-vous désœuvrés tout le jour ? Et ils répondirent : Parce que personne ne nous a embauchés. Allez, dit-il, à ma vigne – et je vous donnerai un juste salaire. »

Le but de la vie

Le but de la vie est de réaliser pleinement la vocation spirituelle de l’homme, qui est de devenir enfant de Dieu.

Le but de la vie n’est pas de produire sans cesse de nouvelles richesses au-dehors, aussi utile et aussi nécessaire aussi obligatoire et aussi urgente que puisse être, et que soit, en effet, l’amélioration du sort du plus grand nombre. Le but de la vie est de réaliser pleinement la vocation spirituelle de l’homme, qui est de devenir enfant de Dieu.

Aussi bien, ce qui fait la dignité imprescriptible de l’homme, ce qui fait de l’esclavage une honte, de la guerre une folie, et de l’égoïsme sous toutes ses formes un reniement, c’est qu’il y a en tout être humain, fût-il un nouveau-né d’une heure ou un aliéné de toujours, une capacité illimitée de répondre, ici-bas ou au-delà du voile, à l’Amour infini, qui nous a créés pour faire de nous, à sa ressemblance, des êtres d’Amour et qui nous a donné ce seul commandement, scellé dans le sang du Fils unique : Diliges : Tu aimeras.


(*) Note : Voir aussi pour la première partie de cette homélie le Poème de la Sainte Liturgie, dans le chapitre « la liturgie de la parole », le « Psaume-répons ». Et ensuite « l’Alleluia » au sujet de l’ineffable. En 1934, année de cette homélie, nouvelle parution du Poème de la Sainte Liturgie, revu, corrigé et augmenté.