20-29/03/2014 – Conférence – La pauvreté radicale de Dieu nous invite à notre désappropriation

Conférence
de Maurice Zundel à Lausanne, clinique de Bois-Cerf, en mai 1973. Publié dans Ses Pierres de Fondation (3) page 189. Le texte présenté ici est la retranscription de la conférence sans correction.

 

Avec la voix de Maurice Zundel qui nous permet d’entrer plus profondément dans le texte. Pour l’écoute, affichez immédiatement le texte complet en cliquant sur « lire la suite ».

 

Mes chères sœurs,

« Dieu est Esprit et il faut que ceux qui l’adorent, l’adorent en esprit et en vérité. »

Cette parole de notre Seigneur exprime admirablement la nécessité de nous transformer pour connaître Dieu. Nous avons vu que c’est la loi même des relations interpersonnelles. Les époux ne se connaissent mutuellement que dans la mesure où ils s’identifient l’un avec l’autre, dans la mesure où chacun fait le vide en soi pour accueillir l’autre. On ne peut connaître une personne que dans la mesure où on l’accueille en soi.

 

L’amour suppose donc une profonde transformation où on se libère de soi pour devenir, en quelque manière, l’autre. Et il va de soi que cela se vérifie au maximum, au plus haut degré, dans nos relations avec Dieu, comme Notre Seigneur le dit admirablement à la Samaritaine : « Dieu est Esprit et il faut que ceux qui l’adorent, l’adorent en esprit et en vérité. » (Jean 4,23) Cela veut dire que la connaissance de Dieu est liée, d’une certaine manière, à une incarnation.

 

La connaissance de Dieu n’est pas une connaissance théorique, abstraite, impersonnelle, que l’on pourrait se procurer comme on apprend un théorème de géométrie. On ne connaît Dieu que dans la mesure où l’on vit de Dieu ; et vivre de Dieu, c’est donc accueillir Dieu en soi, c’est le laisser vivre en soi ; c’est donc, d’une certaine façon, vivre l’Incarnation de Dieu.

 

Dieu est au-dedans de nous. Augustin nous l’a appris de la manière la plus profonde et la plus magnifique. Dieu est au-dedans de nous, il est toujours déjà là. C’est nous qui ne sommes pas là ; et pour que Dieu, justement, devienne un événement de notre vie, il faut que notre présence s’ajoute à la sienne ou que notre présence en tous cas, réponde à la sienne.

 

On peut donc dire que la Révélation, où qu’elle se produise, dans l’Ancien Testament ou ailleurs, dans d’autres peuples qui ont pu recevoir des illuminations de la part de Dieu, toute connaissance authentique dans le monde, toute connaissance efficace de Dieu est une manière d’incarnation, c’est-à-dire que Dieu se fait jour à travers une vie humaine. Il se reflète en elle, il transparaît à travers elle.

 

Bien entendu, ces incarnations ne sont pas parfaites. Elles sont imparfaites, au contraire, dans la mesure où l’homme est imparfait.

 

Jérémie est l’un des plus grands prophètes. Néanmoins, quand il prie – au chapitre 17 de son livre – quand il prie pour la destruction de ses ennemis, nous reconnaissons là les limites de l’homme. Notre Seigneur a prié, au contraire, pour le salut de ses ennemis et non seulement il a prié, mais il a donné sa vie pour eux.

 

Donc, l’incarnation qui est le mode normal par où Dieu se révèle dans l’humanité, en devenant une Présence qui transparaît dans l’homme, l’incarnation est imparfaite dans la mesure où l’homme est imparfait.

 

Nous voyons le prophète lsaïe, le géant du prophétisme, nous le voyons contempler Dieu dans une espèce de gloire royale et magnifique où évidemment le spectacle de la cour – à laquelle vit précisément le prophète Isaïe – où les images de la cour ne sont pas étrangères. Il se représente Dieu comme le « Roi des Rois », comme le « Seigneur des Seigneurs », selon sa propre psychologie. Pour lui, la gloire s’exprime dans des images royales parce que, dans son expérience quotidienne, c’est ainsi que la gloire humaine s’exprime avec le plus d’éclat.

 

Donc les prophètes, à leur manière, les saints et les génies, à leur manière, sont une sorte d’incarnation de Dieu. On ne s’y trompe pas d’ailleurs : qu’est-ce que l’on cherche dans la vie des saints ? On cherche précisément une Présence de Dieu, et lorsqu’on a le privilège de rencontrer un être qui est vraiment totalement uni à Dieu, on ne pense pas à lui, mais on pense immédiatement à ce Dieu qui resplendit à travers lui.

 

L’Incarnation est donc une sorte d’expérience ou d’accomplissement, de réalisation que l’on retrouve à toutes les étapes de l’histoire humaine, avec plus ou moins d’éclat, en rencontrant toujours des limites là où l’homme est imparfait.

 

Ce qui distingue la Révélation en Notre Seigneur, c’est que l’Incarnation en Notre seigneur a un caractère unique, définitif et indépassable. Mais il ne faut pas isoler cette Incarnation en Notre Seigneur des autres qui la préfigurent, qui la préparent et qui nous préparent en quelque sorte nous-mêmes à la recevoir, à la comprendre et à la vivre.

 

La formule du Credo, cette formule que nous chantons et qui est vénérable : « Il est descendu du ciel. Il a pris chair de la vierge Marie par l’opération du Saint-Esprit », cette formule, évidemment, est une image dont nous voyons immédiatement le caractère symbolique. « Le ciel – Notre Seigneur l’apprend à la Samaritaine – le ciel est au-dedans de nous ».

 

Le ciel est en nous comme une source qui jaillit en vie éternelle et c’est dans la mesure où nous nous intériorisons nous-même que nous approchons du ciel. Dieu n’est pas derrière les étoiles, dans une espèce d’empyrée (1) mystérieuse où il trônerait entouré d’une cour que l’on pourrait, en quelque sorte, visualiser : Dieu est en nous comme un secret d’amour et ce qui le distingue de nous, c’est justement son intériorité. Ce qu’on appelle « la transcendance de Dieu », c’est justement son intériorité pure.

 

Dieu est tout au-dedans, et nous, nous sommes au dehors. Et pour venir à lui, nous avons à nous intérioriser en rencontrant notre propre intimité dans le rayonnement de la sienne. Donc, Dieu n’a pas à descendre du ciel, il n’a pas à venir sur l’éther puisqu’il est déjà là. Comme dit Augustin dans son célèbre couplet : « Tu étais avec moi. C’est moi qui n’étais pas avec toi. »

 

Dieu n’a jamais cessé d’être présent à l’univers. Il n’a jamais cessé d’être caché dans le cœur de l’homme. Il n’avait donc pas à venir : c’est l’homme qui devait venir à Dieu. Cela, d’ailleurs, nous l’expérimentons comme Augustin. Quand nous découvrons Dieu au plus profond de nous-mêmes, nous savons bien qu’il était déjà là, qu’il nous attendait et que c’était nous qui étions distraits, répandus au dehors, absents et livrés à notre « moi-possessif » qui nous empêchait justement d’entrer dans cet univers d’amour qui est l’univers de la Très Sainte Trinité.

 

Une expérience d’ailleurs qui est capitale pour nous, c’est celle que nous avons sans cesse évoquée hier : c’est que nous-mêmes, nous n’arrivons jusqu’à nous-mêmes qu’à travers Dieu. Dieu est le seul chemin vers nous-mêmes, comme il est le seul chemin vers les autres et vers toute réalité. Dès que, on veut parvenir à soi par soi-même, on échoue lamentablement, et dès que, on veut pénétrer dans l’intimité des autres par soi-même, on échoue encore plus misérablement.

 

Parce que justement l’être humain n’existe – dans sa qualité humaine – il n’existe que, au moment où il s’ouvre à ce soleil de la vérité et de l’amour qui est Dieu caché en nous. Donc, nous-même nous éprouvons, en quelque sorte, cette Incarnation de Dieu quand nous cessons de nous apercevoir, quand nous nous perdons totalement de vue, quand nous sommes suspendus dans l’émerveillement à la Présence divine sous n’importe quelle forme, que ce soit sous la forme de la musique, de la peinture, de la sculpture, de l’architecture, que ce soit dans les spectacles de la nature, que ce soit dans un regard d’enfant. Dès que nous sommes suspendus dans l’émerveillement à la Présence de Dieu, nous éprouvons que nous existons précisément, que nous existons en plénitude dans une liberté unique et merveilleuse, précisément parce que notre vrai « moi » finalement est en lui. C’est en lui que nous sommes vraiment nous-même. Et en lui uniquement !

 

Nous éprouvons donc que notre vie est suspendue à la vie divine, et que, il nous est impossible de nous atteindre nous-même autrement que dans cette respiration de Dieu au plus profond de nous-même. Mais – et c’est là notre expérience – nous refluons tout le temps, c’est-à-dire que nous ne demeurons pas dans cet état. Si nous étions toujours suspendus à Dieu, si nous n’agissions que pour le compte de Dieu, si nous apercevions les autres à travers l’amour de Dieu et pour cet amour de Dieu, nous serions Christ nous-même. Mais nous ne le sommes pas, hélas, et nous voyons bien chaque jour, combien peu de temps nous pouvons demeurer sur ces sommets. Nous sommes immédiatement repris par notre biologie, par notre physiologie, par notre endocrinologie, par toutes ces circulations physiques et cosmiques en dedans de nous-même, et nous sommes incapables de soutenir cette union avec Dieu sans retomber dans « la vallée de l’ombre de la mort », comme dit le psalmiste (Ps. 23,4). Il nous faut constamment resurgir, recommencer à gravir cet Himalaya intérieur où nous rencontrons Dieu.

 

En Jésus, l’Incarnation atteint son point culminant et toutes les autres incarnations qui convergeaient, qui s’orientaient vers lui s’accomplissent d’une manière définitive et indépassable. Et que va signifier donc l’Incarnation, comment la concevoir ? Qu’est-ce qui se passe quand s’accomplit cet événement dans le sein de la Vierge Immaculée ? Qu’est-ce qui se passe, quand tout d’un coup, éclate cette nouvelle humanité qui est l’humanité de Notre Seigneur ?

 

Le Cardinal de Bérulle évoque ce mystère de l’Incarnation dans une page extrêmement émouvante. Il le fait comme saint Paul dans l’Epître aux Philippiens (Phil. 2,6-8) où saint Paul, tout d’un coup, va nous présenter Jésus comme celui qui, étant dans la condition de Dieu, n’a pas retenu cette condition de Dieu comme une proie à laquelle il aurait été attaché, mais il s’est vidé, anéanti en prenant la condition de l’homme et en apparaissant comme un esclave. C’est donc dans une exhortation à l’humilité que saint Paul nous révèle ces profondeurs admirables du mystère de l’Incarnation.

 

Et le Cardinal de Bérulle le fait de même, car il nous parle de l’Incarnation, en voulant nous exhorter à l’union avec Jésus et il dit : « Et nous devons regarder Jésus comme notre accomplissement, car il l’est et le veut être, comme le Verbe en effet, comme le Verbe est l’accomplissement de la nature humaine qui subsiste en lui. » Et voilà cette phrase fameuse : « Car, comme cette nature – la nature humaine de Jésus – comme cette nature considérée en son origine est en la main du Saint-Esprit qui la tire du néant… »

 

[Repère enregistrement audio : 14’ 57’’]

 

Donc cette nature humaine de Jésus elle commence d’exister, elle n’était pas. Elle commence d’exister dans le sein de Marie. Car, comme cette nature considérée en son origine est en la main du Saint-Esprit qui la tire du néant et qui la prive de sa subsistance, qui la donne au Verbe afin que le verbe l’investisse et la rende sienne, se rendant à elle et l’accomplissant de sa propre et divine subsistance, ainsi nous sommes en la main du Saint-Esprit qui nous tire du péché, nous lie à Jésus, comme Esprit de Jésus émané de lui, acquis par lui et envoyé par lui.

 

Donc Bérulle exprime admirablement à la fois cette création de l’humanité de Notre Seigneur dans le sein de Marie et, du même coup, cette privation de la subsistance, c’est-à-dire que cette humanité de Notre Seigneur, au lieu d’exister pour son compte, d’être enfermée sur elle-même par un  »moi » qui la coiffe et qui la rend autonome, l’humanité de Notre Seigneur est ouverte à la subsistance du Verbe. Elle va être assumée par la personnalité du Verbe qui est son vrai  »moi », en sorte que cette humanité de Notre Seigneur n’existera que pour le compte de Dieu, que pour le compte du Verbe. En sorte que cette humanité de Notre Seigneur ne s’exprimera jamais elle-même et pour elle-même, mais tout ce que fera cette humanité, tout ce qu’elle sentira, tout ce qu’elle éprouvera, tout ce qu’elle vivra, tout ce qu’elle dira, tout ce qu’elle souffrira, sera l’expression et la révélation du Verbe, c’est-à-dire de la divinité.

 

Nous pouvons, dans un langage plus concret et plus radical, nous pouvons envisager ce mystère de l’Incarnation en disant d’un mot : Qu’est-ce qui se communique, qu’est-ce qui se communique à la nature humaine de Notre Seigneur ? Ce n’est pas la nature divine comme telle, puisque la Tradition chrétienne a formellement exclu le mélange des deux natures : la nature humaine de notre Seigneur reste humaine, elle reste une créature tirée du néant, comme dit Bérulle, ouverte sur le Verbe de Dieu, revêtue de la subsistance du Verbe, c’est à dire unie au Verbe de Dieu dans la personne.

 

Nous dirons donc : qu’est-ce qui est communiqué à l’humanité de notre Seigneur ? C’est la pauvreté de Dieu, cette pauvreté infinie qui constitue la personnalité au cœur de la Trinité divine.

 

Nous avons vu justement que, en Dieu la prise de conscience est altruiste, tandis qu’en nous la prise de conscience est narcissique dans son premier mouvement. Tandis que nous tournons autour de nous-même, en nous regardant nous-même, en nous racontant à nous-même, la prise de conscience en Dieu est altruiste comme un mouvement infini, comme un regard éternel vers l’autre.

 

C’est-à-dire que en Dieu, la personnalité est désappropriation, dépouillement, pauvreté ; et c’est justement cela qui est communiqué à l’humanité de notre Seigneur. Elle est enracinée dans cette pauvreté divine, dans cette désappropriation infinie. Elle ne peut donc plus aucunement, cette humanité de notre Seigneur, s’appartenir à elle-même. Elle est prise si vous voulez, elle est prise dans la vague qui éternellement jette le Fils dans le sein du Père.

 

Si l’humanité de Notre Seigneur est une créature comme une coquille de noix, et si la subsistance du Verbe est représentée par un océan qui deviendrait une seule vague, on pourrait dire que justement cette humanité de Notre Seigneur, cette coquille de noix, est jetée en Dieu par cette vague infinie qui est l’océan divin. En sorte que cette humanité ne peut plus être que le sacrement ; et ce terme est admirable, comme disait le Père Schwalm : « l’humanité de Notre Seigneur, c’est le sacrement des sacrements ». C’est le sacrement translucide, diaphane, vivant, consentant, le sacrement inséparable de la divinité à laquelle cette humanité est unie, précisément par cette désappropriation absolue, totale, infinie, qui est la subsistance du Verbe. Car le Verbe n’a rien, il n’est qu’un regard vers le Père, il n’est qu’un élan éternel vers le Père, comme le Père n’a rien et n’est qu’un regard éternel vers le Fils.

 

Cela ne peut pas nous surprendre, sinon dans l’émerveillement, dans l’accomplissement parfait puisque nous-même, quand nous existons réellement, nous somme emportés vers Dieu par sa Présence au plus intime de nous ; et que nous-même, par intermittence, dans des instants très brefs, nous pouvons dire que notre « moi » est Dieu, dans ce sens précisément que, dans ces moments privilégiés, nous nous connaissons et nous agissons pour le compte de Dieu et non pas pour notre compte et dans notre intérêt.

 

L’humanité de Notre Seigneur, c’est donc l’humanité en état de suprême dépouillement qui fait de cette humanité le sacrement parfait où la divinité personnellement se révèle et se communique. C’est donc la plus haute Révélation, c’est la Révélation parfaite, c’est la Révélation définitive, c’est la Révélation indépassable ; et notons bien que, puisque nous sommes dans un univers de personnes, que Dieu est souverainement personnel, que nous ne devenons des personnes qu’en lui et par lui, que la suprême Révélation ne pouvait prendre une autre forme, puisque toutes les révélations qui ont précédé étaient déjà des ébauches d’incarnation. Puisque déjà c’était à travers une transformation de l’homme, grâce à une certaine transparence en l’homme, que le visage de Dieu, peu à peu, se faisait jour.

 

Le plein midi de la Révélation sera donc réalisé dans cette humanité de Notre Seigneur qui n’a plus rien, qui ne peut même plus dire « je » « moi «  sinon pour le compte de Dieu, et à travers la personne du Verbe en qui elle subsiste, en qui elle est enraciné, en qui elle est emporté vers Dieu, par cette vague infinie qui jette éternellement le Fils dans le sein du Père.

 

Et on comprend alors que la Révélation de notre Seigneur soit d’abord la Révélation de la Trinité puisque précisément il vit au cœur de la Trinité, puisque c’est dans le Verbe que sa personnalité se constitue. Et puisque il entre dans ce mystère de la Trinité par sa désappropriation radicale, on comprend que Notre Seigneur nous oriente toujours vers la pauvreté qui est la première béatitude, qui est la béatitude de Dieu. Et on comprend que toute la Révélation, finalement, toute la Révélation chrétienne, revienne à ce dépouillement total où l’existence se constitue comme une pure offrande.

 

Nous l’avons vu – et il faut le redire – nous sommes toujours tentés de considérer l’humilité, la charité, comme des vertus qui s’ajoutent à nous, que nous devons conquérir pour être conformes à la volonté de Dieu. Nous ne voyons pas que c’est notre existence même qui est en jeu : nous ne pouvons pas être des hommes, nous ne pouvons pas émerger de l’animal, nous ne pouvons pas être des personnes, nous ne pouvons pas affirmer notre dignité, nous ne pouvons pas justifier notre inviolabilité autrement que dans ce passage du dehors au-dedans qui est le passage du moi possessif au moi oblatif.

 

C’est en forme d’offrande que notre vie s’accomplit et pas autrement, et dès que nous voulons posséder quoi que ce soit, c’est fini, nous renonçons à exister humainement, nous sommes repris par notre gangue animale et nous sommes, comme tous les vivants, privés d’intelligence, nous sommes portés par l’univers, et nous sommes menés par lui.

 

Notre seule chance d’humanité, c’est cela, c’est de décoller de nous-mêmes, dans ce don total que nous pouvons accomplir bien sûr que, justement en étant suspendus à la Présence divine, au plus intime de nous.

 

D’ailleurs tout cela, nous le savons par le Christ, c’est lui qui nous l’a appris. Non seulement en nous révélant le nom du Père, et du Fils et du Saint-Esprit, mais en vivant jusqu’à la mort de la croix ce dépouillement libérateur, puisqu’on n’est libre que, au moment où on est libre de soi. Donc l’humanité de notre Seigneur, c’est l’humanité totalement libre d’elle-même, parce que totalement ouverte sur la personnalité divine qui la revêt et qui en fait le sacrement inséparable de sa Révélation et de sa communication. La Présence de Dieu dans le monde n’est jamais saisissable autrement que comme un événement qui est vécu par l’homme dans une transformation de l’homme.

 

Quand vous vous émerveillez, voilà un événement qui vous transforme, qui vous libère, qui pour un moment détourne votre regard de vous-même et le tourne vers « la beauté si antique et si nouvelle qui est toujours déjà là ». Eh bien ! En notre Seigneur, il n’y a plus de limites à cette manifestation. Sans doute, Dieu est en nous, comme il est dans l’humanité de notre Seigneur, c’est nous qui ne sommes pas là. Si nous étions aussi présents à Dieu que notre Seigneur, nous serions Christ nous-même. Le Christ, c’est donc l’humanité qui subsiste, qui s’accomplit, qui se manifeste toujours pour le compte de Dieu, parce justement elle subsiste et elle est enracinée dans l’éternelle pauvreté.

 

Toutes les croyances, disons tous les dogmes chrétiens, qui sont des expressions toujours plus précises du témoignage apostolique, et donc finalement, de l’enseignement de Notre Seigneur lui-même, tous les dogmes chrétiens ont leur foyer dans ce dépouillement, dans cette pauvreté, dans cette désappropriation, c’est-à-dire finalement dans la Trinité Sainte. Nous n’avons pas à croire autre chose, ni à vivre autre chose que ce dépouillement infini qui est Dieu même.

 

[Repère enregistrement audio : 29’ 47’’]

 

C’est pourquoi l’Evangile n’est pas une doctrine, l’Evangile n’est pas un système, l’Evangile n’est pas une « Weltanschauung » (2), espèce de vision du monde philosophique. L’Evangile, c’est la lumière même, dans la personne de Jésus, de cette pauvreté infinie où, dans la désappropriation de tout, le monde atteint enfin à la clarté. Le monde devient transparent à Dieu quand il cesse d’être possédé. Quand on veut le posséder, on est sûr de ne pas le connaître dans ses profondeurs. C’est quand il devient une pure offrande d’amour, que, il révèle ses racines divines, et que il resplendit dans toute sa beauté. Ceci est extrêmement important parce que, l’évangélisation ne consistera pas à distribuer des notions.

 

Je me rappelle ce missionnaire d’autrefois, qui me racontait que, on achetait les enfants par des cadeaux, on achetait les parents par une assistance matérielle, et on amenait ainsi les enfants au catéchisme. Et on les catéchisait en leur apprenant le catéchisme de France : Qu’est-ce que Dieu ? Qu’est-ce que la Trinité ? Qu’est-ce que Jésus-Christ ? Et puis on leur donnait les sacrements. Et puis on avait toute une paroisse de convertis ! Les parents ? Eh bien, tant pis pour eux, ils appartenaient à une génération qu’on ne pouvait plus atteindre, mais ceux qu’on cherchait à acquérir, c’était les enfants, par des appâts matériels.

 

Tous cela me parait assez pauvre comme conception de l’évangélisation : il ne s’agissait pas d’apporter à des enfants chinois ou japonais des notions, mais de leur apporter Quelqu’un, de leur apporter une Présence, d’être au milieu d’eux le cœur de Dieu. Il s’agissait justement de les aider à découvrir un Dieu qu’ils portaient déjà en eux, mais qu’ils ne pouvaient reconnaître que si une présence humaine le laissait transparaître avec une évidence irréfragable.

 

Justement, le missionnaire chrétien n’a pas à réfuter les erreurs des autres, c’est-à-dire n’a pas à les mettre dans leur tort, à leur dire : « Vous n’y avez rien compris. Vous vous trompez ! », Mais à faire surgir, au mieux de ce qu’ils sont, une Présence qui, tout à coup, met tout en place. Le culte, que nous appelons des idoles, est-ce qu’il ne ressemble-t-il pas au culte que nous avons nous-même des saintes images ?

 

Je me rappelle cet autre missionnaire, qui était d’ailleurs génial et magnifique, qui me disait : « Nous sommes allés en Afrique Noire en supposant que les noirs étaient des idolâtres livrés aux plus basses superstitions. Nous n’avons même pas essayé de comprendre ce que leurs rites signifiaient pour eux et quel était l’esprit de leurs sacrifices. C’eût été la première chose à faire. » Et il était convaincu pour sa part, ayant été admis à filmer des sacrifices, il était convaincu que, il y avait là un sentiment religieux très authentique, qu’il fallait respecter, éventuellement élargir et purifier, mais en apportant du dedans justement, une Présence de lumière qui permette, sans violer la conscience, de découvrir justement en soi l’espace infini que le Christ ouvre en nous.

 

Il ne s’agit pas d’apporter des définitions, et d’imprimer les demandes et les réponses d’un catéchisme. Il s’agit de faire surgir la vie elle-même, l’existence dans toute sa grandeur et dans toute sa noblesse en apportant la Présence unique qui la fait s’épanouir.

 

Tout est là, il y a un œcuménisme qui risque d’avorter si l’on cherche à se mettre d’accord sur ceci, sur cela, sur l’Eucharistie, le culte de la Vierge, sur la virginité de Marie et ainsi de suite. La question est beaucoup plus profonde : de quel Dieu parlons-nous ? Est-ce que les chrétiens sont d’accord sur Dieu ? Est-ce que ils ont la même vision ? Est-ce que leur foi s’enracine au cœur de la Trinité, et la Trinité, la voient-ils, justement, comme l’expression d’une éternelle communion d’amour ? Voient-ils la Trinité comme la pauvreté, le dépouillement infini auquel nous sommes invités et auquel il nous faut parvenir, si nous devons jamais nous libérer de nous-mêmes ? Est-ce que ils comprennent que l’entente se fait par le vide, par le dépouillement, par la désappropriation, par le fait que chacun surmonte ses limites ? Car tout est là !

 

Le Christ ne nous demande pas d’adhérer à un système du monde, il nous demande de devenir ce qu’il est : d’entrer justement dans sa pauvreté, de nous laisser emporter avec lui dans la vague infinie qui jette éternellement le Fils dans le sein du Père. Il n’y a pas de Christianisme en dehors de cela et ce Christianisme n’a pas besoin de s’exprimer autrement que en [étant totalement] vécu. Il est à craindre justement que l’œcuménisme, en burinant des formules, en essayant de les ajuster les unes aux autres, s’occupe finalement de problèmes périphériques et n’aille pas au centre qui nous met totalement en question.

 

Sommes-nous d’accord d’être totalement désappropriés de nous-même ? Sommes-nous d’accord de faire le vide en nous pour accueillir tout l’univers ? Sommes-nous d’accord de nous mettre à genoux au lavement des pieds pour être au service de toute l’humanité et de tout l’univers ? C’est cela qui est la question. Notre Seigneur est l’œcuménisme en personne. L’œcuménisme est inscrit dans sa structure justement parce que son humanité n’a pas de frontières.

 

Quand on dit : « le Christ est juif », je proteste de toutes mes forces. Le Christ n’est pas juif : il est le second Adam. Il n’appartient à aucune nation. Il est né virginalement, il n’est pas né de la chair et du sang, il est né comme le principe d’une créature, d’une création entièrement nouvelle. Il est, par sa structure même, UNIVERSEL, présent à toutes les races, à toutes les nations, à tous les peuples, à tous les individus, à toutes les consciences, intérieur à chacun de nous.

 

C’est le sens même de sa désappropriation, et c’est pourquoi il sera chargé de la Rédemption. Il aura à faire contrepoids par le don de lui-même à tous les refus d’amour parce qu’il est identifié totalement à toute l’histoire humaine. C’est cela justement qui est prodigieux et magnifique : c’est que l’union de l’humanité de notre Seigneur avec la divinité en la personnalité du Verbe, cette union indépassable où la communication de Dieu à la création atteint le sommet, est aussi, et du même coup et avec la même ampleur, une identification de l’humanité de notre Seigneur avec tous les hommes qui ont jamais vécu…

[Passage audio perdu :]

et qui vivront jamais. Parce que la racine de cette union hypostatique qui constitue l’Incarnation, c’est le dépouillement absolu.

Ce qui nous empêche de communiquer avec les autres, c’est notre esprit de possession :

(Reprise de l’audio :]

nous les voulons pour nous, nous les voulons à nous, au lieu de vouloir être un espace illimité où ils pourront respirer l’air de leur patrie divine. Nous nous asphyxions mutuellement par nos limites parce qu’étant à l’étroit en nous-même, nous sommes incapables de devenir un espace pour les autres.

 

Notre Seigneur ne connaît pas ces handicaps, il ne connait pas ces difficultés parce que justement, son humanité ne s’appartient aucunement, comme elle ne peut rien posséder, pas même elle-même, puisque, elle est suspendue au Verbe de Dieu qui est son vrai « moi ». Notre Seigneur est tout accueil, toute ouverture, toute présence et il nous assume chacun au plus intime de nous-mêmes beaucoup plus profondément que nous ne pouvons nous assumer nous-mêmes.

 

Je vous raconte cette parabole qui m’a énormément saisi moi-même : Je me trouvais à Byblos et je me suis trouvé tout d’un coup en présence d’un squelette, d’un squelette préhistorique, enfin c’est beaucoup dire « préhistorique », puisque, il remontait à l’an 2500 avant Jésus-Christ. Devant ce squelette qui était apparent dans une jarre brisée, dans laquelle il reposait dans la position du fœtus dans le sein maternel, tout à coup la question s’est posée à moi : « Et bien quel est le rapport entre cet être humain dont je retrouve les restes aujourd’hui dans ce squelette, quel rapport entre lui et moi ? Est-ce qu’il est simplement un animal dont je rencontre la carcasse, comme un lion d’aujourd’hui pourrait rencontrer la carcasse d’un ancêtre mort il y a 3500 ou 4000 ans ? Ou bien est-ce qu’il y a un rapport personnel entre cet être humain et moi ? Est-ce que nous appartenons à la même histoire ? Est-ce que nous sommes contemporains ? Est-ce que nous sommes liés à un même destin ? Est-ce que nous avons la même fin ? Est-ce que nous nous retrouverons ? »

 

Et tandis que toutes ces questions se posaient à moi, justement l’image du second Adam, Jésus-Christ, me vint à l’esprit et je compris qu’en Jésus-Christ, cet homme et moi, nous étions liés à la même histoire, que nous avions la même fin, que nous étions contemporains et que nous étions appelés à nous rejoindre un jour. Jésus-Christ fait l’unité du genre humain. Jésus-Christ, c’est lui qui tient toute la chaîne. Et c’est ce que signifie admirablement la conception virginale : notre Seigneur, né de la contemplation de Marie, qui est tout orientée vers lui, parce que justement il n’est pas un maillon de la chaîne des générations, c’est lui qui tient toute la chaîne ! Et qui lui confère son unité et qui rend tous les hommes contemporains dans son amour.

 

Vous voyez que la formule : « Jésus est le Fils de Dieu fait homme. Jésus est le Verbe Incarné. Jésus est descendu du Ciel », toutes ces formules, qui sont vraies à leur manière, demandent à être nuancées, à être replacées dans une expérience de l’Incarnation qui s’étend à toute l’histoire. Toute l’histoire est une incarnation de Dieu, progressive, partielle, intermittente, mais toujours orientée vers la suprême Incarnation en Jésus-Christ qui est l’Incarnation suprême, parce qu’il est impossible d’être plus dépouillé que l’humanité de notre Seigneur qui subsiste pour le compte d’un Autre, qui n’exprime que cet Autre dans tout ce qu’elle est, dans tout ce qu’elle fait.

 

[Repère enregistrement audio : 45’ 00’’]

 

Si nous ne sommes pas disciples de Bouddha, bien que Bouddha soit un saint, à sa manière, si nous ne sommes pas disciples de Brahmâ,

[Passage audio perdu :]

ce n’est pas que nous soyons insensibles à leur grandeur. C’est parce qu’en Jésus-Christ se révèle la

[Reprise de l’audio :]

suprême liberté dans la suprême libération. Et que c’est en Jésus-Christ que nous pouvons atteindre à notre plein épanouissement par notre entière délivrance de nous-mêmes. C’est de tout cela que nous avons à être délivrés : de ce « moi » possessif qui nous enferme dans la prison la mieux cadenassée.

 

Nous aurons donc à témoigner de Jésus-Christ non pas en affirmant que Jésus-Christ c’est l’unique philosophie possible, comme si Jésus était simplement un Maître qui enseigne une doctrine qui peut se détacher de lui. Nous aurons à témoigner de Jésus-Christ par notre propre dépouillement. C’est la seule manière d’en témoigner authentiquement. Il est inutile que nous enseignions le catéchisme, si nous ne sommes pas nous-mêmes dans une volonté profonde, dans un désir constant de désappropriation.

 

Et qu’est-ce que nous enseignerons aux enfants, en effet, qu’est-ce que nous leur enseignerons, si nous ne les aidons pas à vivre eux-mêmes ce mystère de pauvreté qui est leur seule libération possible, leur seule grandeur possible ? Nous sommes là au cœur de l’être et nous avons à décider du sens même de l’existence.

 

Jésus-Christ donc – et précisément parce qu’il subsiste dans le verbe de Dieu, parce que en lui s’accomplit le suprême dépouillement qui est la suprême liberté – Jésus-Christ a la mission de récapituler toute la création, de rassembler tout l’univers et de faire de toute créature un enfant de Dieu. Car la grâce faite à l’humanité de notre Seigneur, elle n’a pas été faite à cette humanité pour elle-même, mais pour tous. Toute grâce est une mission ! Toute grâce est donnée à un être pour les autres autant que pour lui-même ! Et plus cette grâce est grande, plus la mission l’est aussi, plus elle doit s’étendre et plus elle doit s’approfondir, et plus elle requiert de celui qui a reçu cette grâce un don plus parfait.

 

Comme la grâce de l’Incarnation faite à l’humanité de notre Seigneur est unique et indépassable, sa mission est aussi unique et indépassable, elle l’identifie avec toute l’humanité, elle le constitue justement comme le gage de toute l’humanité, comme le représentant de toute l’humanité, comme celui qui doit la porter, qui doit la guérir, qui doit l’enraciner de nouveau dans le cœur de Dieu, qui doit la ramener à son origine véritable qui est la Trinité divine.

 

La Rédemption, donc, ne commence pas à la croix. Elle commence au moment où l’humanité de notre Seigneur surgit dans le sein de Marie car, dès cet instant, l’humanité de notre Seigneur existant comme le sacrement des sacrements, subsistant dans le Verbe, est orientée vers toute l’humanité et tout l’univers.

 

Et parce que cet univers est déchu, parce qu’il est blessé par le péché, parce que le péché c’est une blessure faite à Dieu, le bien étant Quelqu’un et non pas quelque chose, le mal blesse Quelqu’un et le tue finalement. Notre Seigneur va exprimer dans sa vie, sera chargé d’exprimer dans sa vie et de compenser par sa vie tous les refus d’amour, non pas parce que Dieu ne veut pas pardonner à un autre prix, mais parce que la création étant une histoire à deux, Dieu ne pouvant pas créer tout seul un monde nuptial, un monde où il se donne des dieux, un monde qu’il appelle à la liberté, ce monde ne peut pas non plus retourner à Dieu dont il s’est détourné, il ne peut pas retourner à Dieu sans un mouvement de sa part.

 

Et justement notre Seigneur, dans son humanité, va rassembler tous les hommes : et en leur nom, et solidaire d’eux tous, comme s’il était coupable de toutes leurs fautes, il va faire contrepoids par son amour immolé à tous les refus d’amour. « Il sera fait péché pour nous » comme dit saint Paul aux Corinthiens (2 Cor. 5,21) Et il exprimera dans cette passion, il exprimera justement d’une manière incomparable la fragilité de Dieu, cette fragilité de Dieu par rapport à nous qui sommes des brutes, par rapport à nous qui sommes extérieures à la grandeur de la vie.

 

Dieu est fragile, comme tout amour. Vous savez très bien que, pour un être distrait, la plus haute philosophie et la plus belle musique ne signifient rien : il ne les entend pas. Donc, le don qui lui est proposé, il ne peut pas le saisir ni le faire fructifier puisqu’il ne le perçoit pas. Jésus nous révèle cette fragilité infinie de Dieu qui tient justement à la valeur infinie de Dieu. Parce que Dieu est si précieux, qu’il est si fragile, puisque n’importe qui peut passer à côté de lui sans le voir, puisque n’importe qui peut le refuser et se fermer à son amour. Rien ne nous est plus proche, je veux dire rien ne peut nous émouvoir davantage que la croix du Seigneur finalement, puisque c’est la preuve visible, la manifestation la plus tangible de cet amour de Dieu qui se remet totalement entre nos mains.

 

Si Dieu meurt, c’est qu’en effet il s’est confié totalement à nous. Si Dieu meurt dans l’univers, c’est que il a voulu que la vie de cet univers jaillisse de sa propre vie communiquée. Et si cet univers la refuse, l’univers du même coup se décrée, se précipite dans les ténèbres, se livre à ses automatismes, perd sa liberté et sa dignité.

 

Et Dieu va le récupérer justement, par ce don de lui-même qui va desceller la pierre de notre cœur et nous ouvrir enfin à sa tendresse. Impossible devant la croix d’hésiter sur le sens du bien. Le bien, c’est la vie de Dieu remise entre nos mains. Le mal, c’est la mort de Dieu confiée à notre mort. Il n’y a pas de neutralité, il n’y a pas de neutralité. Ou nous sommes ouverts à Dieu, ou nous sommes fermés à Dieu. J’entends neutralité quand nous sommes éveillés ! La plupart du temps nous dormons, la nuit et le jour. La plupart du temps nous sommes en léthargie, nous vivons juste à la surface de nous-même, et nous ne sommes pas reliés à nos profondeurs.

 

Mais, quand ces profondeurs s’éveillent et que nous sommes capables d’un acte vraiment libre, il n’y a pas de neutralité possible : ou bien nous accueillons Dieu ou bien nous le laissons tomber.

 

Et quel motif, en effet, de surmonter notre sommeil ! Quel motif de surmonter nos limites ! Cette vie de Dieu qui est remise entre nos mains. C’est à nous finalement qu’il appartient de décider si Dieu existera dans l’histoire humaine.

 

Il ne s’agit pas de déclarer que Dieu existe au sommet des choses comme un principe métaphysique. Il s’agit de savoir si dans l’histoire humaine, Dieu sera une Présence réelle ! Eh bien c’est nous qui en décidons pratiquement, de cette présence de Dieu dans l’histoire humaine. Dieu vit-il dans notre maison ? Dieu vit-il dans notre communauté ? Dieu vit-il dans notre école ? Dieu vit-il dans notre hôpital ? Dieu vit-il par nous ?

 

Il est de toute évidence n’est-ce pas que, tout notre apostolat est lié essentiellement à cette Présence de Dieu vécue par nous. Si elle n’est pas vécue, c’est le désastre ! Si elle est vécue, c’est la fécondité. Il n’y a pas besoin de l’exprimer par des paroles. Il n’y a pas besoin d’agir par des actions visibles. Celui qui vit de Dieu, réellement, il embrasse tout l’univers. Il est présent à toute créature. Celui qui ne vit pas de Dieu, il peut en parler toute la journée, c’est totalement stérile, parce que c’est un faux Dieu dont il parle puisqu’il n’en vit pas.

 

Et c’est cela qui nous amène justement, à cette exigence du silence, du silence qui est la condition absolue de notre rencontre avec Dieu. Dès que nous faisons du bruit avec nous-mêmes, avec une porte, avec un objet, avec nos voix, avec nos affirmations, avec nos discussions, Dieu se report, il se report, il devient une enseigne au néon, il devient une étiquette, il devient un concept, une formule. Ce n’est plus Dieu. Dieu qui est ce secret d’amour dont notre cœur est l’écrin, Dieu ne peut pas se faire jour autrement qu’à travers le silence. Il s’agit donc d’entretenir en nous ce silence et d’y revenir. D’y revenir constamment, d’y revenir par toutes les voies d’ailleurs possibles. Il ne s’agit pas de dire : « Je vais faire du silence ». Si vous vous crispez dans cette attitude de « je vais faire du silence », vous allez tout simplement vous énerver.

 

Il s’agit de prendre les moyens qui sont à votre disposition : vous avez un disque qui vous introduit dans une profonde musique, mettez-le, écoutez-le. Vous avez un livre qui vous passionne, qui justement vous délivre de vous-même qui vous ouvre des horizons et qui provoque en vous l’émerveillement, prenez ce livre. Vous avez un jardin où poussent des fleurs que vous avez semées et, tout d’un coup, vous en découvrez la splendeur : allez-vous promener dans votre jardin ou au bord du lac ou dans cette magnifique nature qui est en train de s’épanouir dans ce merveilleux printemps tardif, mais admirable.

 

Il y a mille manières d’induire le silence, de le provoquer. Prenons celui qui est à notre portée, et qui nous apparaît comme le plus efficace. La méditation ne doit pas être une espèce de contention, de tension où l’on s’applique à débiter un sujet en petits morceaux. Il s’agit beaucoup plus d’aboutir à cet état de silence total où l’on écoute, où tout bruit s’apaise en nous et où, au fond, au fond de cet itinéraire, nous découvrons le visage que l’on rencontre toujours quand on cesse de se regarder.

 

Mais là est le tout du tout, une communauté religieuse devrait être une communauté de silence, où le silence est placé au premier plan. Bien entendu, pas un silence hostile, pas un silence qui refuse de sourire, pas un silence qui se ferme au besoin des autres ; un silence de vie où chacun demeure dans le dialogue avec le Seigneur. Le Seigneur rencontré dans son cœur ou dans le cœur des autres ou dans le cœur de n’importe quelle créature, mais un dialogue avec le Seigneur. Il s’agit donc toujours d’entrer dans ce recueillement où l’on devient une présence à Dieu. Dieu est toujours déjà là, c’est nous qui ne sommes pas là.

 

Le mystère de Jésus c’est donc un mystère à vivre et qui ne prend signification que dans la mesure où nous entrons dans ce dépouillement qui va de soi, qui se fait tout seul, justement dans la mesure où l’on rencontre Dieu. Or, rencontrer Dieu, c’est du même coup être libéré de soi et exister en forme de don, en forme d’offrande.

 

Le chrétien est donc « porte-Christ », le chrétien est le sanctuaire de la Divinité, le chrétien est le sacrement vivant de la Présence du Seigneur dans l’histoire d’aujourd’hui. Il s’agit donc pour nous de porter cette flamme du cierge pascal, de la porter, plutôt de la devenir, de la devenir. Et nous la deviendrons tout simplement dans la mesure, dans la mesure où nous prendrons conscience toujours plus profondément, que la vie de Dieu se joue dans notre vie.

 

Qu’est-ce qui va arriver à Dieu aujourd’hui ? Qu’est-ce qui va lui arriver ? Tous nos examens de conscience peuvent se résumer en ce mot : Qu’est-ce qui arrive à Dieu à travers moi ? Qu’est-ce qui lui arrive ? Est-ce qu’il a été reçu ? Est-ce qu’il a été reconnu ? Est-ce que, il a été, aimé ? Quand nous implorons : « Que le Règne de Dieu arrive » il ne peut arriver qu’à travers nous. Et voilà justement notre champ d’action : c’est cet univers qui est remis entre nos mains pour devenir l’ostensoir de Dieu.

 

Il s’agira donc pour nous aujourd’hui, dans toutes nos rencontres d’aujourd’hui, de chercher à dégager cette Présence, non pas du tout en la nommant mais en la vivant. Si nous sommes attentifs, la Présence se manifestera sans que nous ayons besoin de la signifier autrement que par notre vie. Une femme qui aime, qui aime vraiment, qui aime son mari, qui aime ses enfants, elle porte sur son visage cet amour. On sent que elle a une flamme intérieure qui la fait vivre. C’est de cela qu’il s’agit. Notre oecuménisme ne peut être que cette flamme intérieure qui se devine et qui révèle une Présence infinie.

 

La vie est belle dans la mesure justement où elle se transfigure. La vie est belle dans la mesure où elle se divinise. La vie est belle dans la mesure où, à travers notre visage, resplendit le visage de fête du Christ Jésus.

 

Notes :

(1) Empyrée : La plus élevée des quatre sphères célestes, celle qui contenait les feux éternels, c’est-à-dire les astres.

« Ce temple, où Jupiter avec tant de splendeur, Est descendu, dit-on, du haut de l’empyrée, N’est qu’un lieu de carnage à sa première entrée. » Voltaire, les lois de Minos, acte 3 sc.1

(2) Weltanschauung : conception du monde de chacun selon sa sensibilité particulière. A partir de Welt (monde) et Anschauung (vision, opinion, représentation). « …image du monde et de soi-même, savoir ce qu’est le monde, savoir ce que l’on est. […] Toute conception du monde a une singulière tendance à se considérer comme la vérité dernière sur l’univers, alors qu’elle n’est qu’un nom que nous donnons aux choses. » C.G. Jung.

 

 (*) TRCUSLivre « Ses pierres de fondation  »

 Textes choisis et présentés par le père Gilbert Géraud

 Publié par Anne Sigier, avril 2005, 230 pages

 ISBN : 2-89129-467-X