1973 – La Sainte Trinité, révélation du mystère de l’Homme

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data_padding_left= »3″ data_padding_right= »3″ data_top_style= »default » data_bot_style= »default » data_color= »default » data_bg_position= »top center » data_bg_repeat= »no-repeat » data_bg_attachment= »scroll » data_bg_size= »cover0.5″ data_padding_top= »0″ data_padding_bottom= »10[ » title= »Deuxième conférence de Maurice Zundel au Cénacle de Paris le 20 janvier 1973. Ne semblerait pas éditée. Les titres sont ajoutés.h5″ box_icon_type= »icon » box_icon= »cmsmasters-icon-info-1″ box_icon_size= »30″ box_icon_space= »30″ box_icon_border_width= »0″ box_icon_border_radius= »50% » box_border_width= »0″ animation_delay= »0

Résumé : Nous entrons avec la Trinité dans ce monde de la relation. Qui, d’entre les chrétiens, vit de la Trinité ? On ne peut pas savoir ce que c’est qu’être esprit, sans ce modèle divin que nous offre la Trinité Sainte. Être humble, être grand, c’est la même chose. Être n’a de sens que par l’amour. Nous avons à revivre la tragédie du Christ, à partir de ce sommet qui est la Trinité divine, seul chemin vers notre humanité.

Avec la voix de Maurice Zundel qui nous permet d’entrer plus profondément dans le texte. Pour l’écoute, affichez immédiatement le texte complet en cliquant sur « lire la suite ».

Le conflit entre Jésus et le destin d’Israël selon la nature de Dieu

Jésus danger pour Israël

Quel rapport y a-t-il entre ce dieu intérieur qui nous libère de nous-même, qui est l’espace où notre liberté respire, qui est le principe même de notre libération, qui nous conduit à nous-même, qui est le seul chemin vers nous-même, qui nous dote d’un moi original, en qui nous devenons un moi originel, et le Christ, et le Christ et l’Évangile, et toute la Tradition chrétienne ?

Une circonstance qui nous met sur la voie d’une découverte essentielle, c’est ce fait que Jésus a été condamné au nom de la religion et à l’instigation du grand-prêtre. C’est pour des motifs religieux – il n’y en avait d’ailleurs pas d’autres, en Israël, des motifs religieux – que Jésus est condamné. Il vaut mieux, comme dit Caïphe dans le texte de Saint Jean, « il vaut mieux qu’un seul homme meure plutôt que la nation ne périsse. » (Jn. 11:50)

Cette parole est beaucoup plus vaste qu’elle ne semble, parce que, elle nous fait deviner le conflit essentiel entre Jésus et Israël, l’Israël de ce temps, bien entendu. Le conflit était radical, il allait jusqu’à la racine de ce que l’Israël de ce temps-là pouvait penser de lui-même : il apportait finalement une autre vision de Dieu. Et dans un sens très humain, le grand-prêtre ne se trompait pas : Jésus était le suprême danger, pour Israël, si Israël voulait durer et affirmer l’élection divine, à travers son triomphe temporel.

L’élection d’Israël

Vous savez, c’est le grand drame, qui n’est pas achevé, le grand drame d’Israël, c’est d’avoir cru que son élection le concernait lui-même et n’était pas simplement une mission transitoire en faveur d’autrui. C’est l’ambiguïté fondamentale de l’Ancien Testament, en tant que il était compris par les hommes, c’est son ambiguïté fondamentale c’est que une vocation, un appel adressé à une collectivité, en faveur de toutes les autres, ait été inévitablement, d’ailleurs, que cet appel ait été entendu comme adressé à cette collectivité en sa propre faveur.

C’est une histoire unique en son genre avant le Christ, parce que justement cet appel adressé à Abraham et à sa postérité ne peut être valable au point de vue d’une religion de l’esprit que si il est provisoire, que si on s’adresse à la collectivité, et encore dans ce secteur du monde !

Il y avait tout une partie du monde qui échappait, comme les Amériques, qui échappait à ce rayonnement : le monde d’Israël n’allait guère plus loin que l’Inde, bien que les Juifs fussent répandus partout.

Une vocation collective provisoire

Cette collectivité qui n’a d’autres lois que religieuses…, sera constamment tendue entre les nécessités de son établissement temporel et les appels de sa vocation spirituelle… Elle repliera sur elle-même les promesses, elle voudra durer pour exercer sa mission, qu’elle finira par oublier en faveur de sa durée.

Donc, on peut admettre qu’il y ait une vocation collective provisoire à une époque où on ne croyait pas à l’immortalité. Car vous savez que la croyance en l’immortalité en Israël est très récente, que elle date au fond du second siècle avant Jésus-Christ. Jusque-là, l’individu est mortel : on ne peut donc pas lui confier une mission durable. C’est à la collectivité que la mission est confiée.

Voyez cette collectivité qui doit se construire un dessein temporel, qui doit conquérir une terre d’ailleurs qui lui est promise, mais où elle n’est pas encore établie. Cette collectivité qui n’a d’autres lois que religieuses, lois religieuses qui embrassent tous les moindres détails de la vie, jusqu’aux franges des vêtements. Cette collectivité sera constamment tendue entre les nécessités de son établissement temporel et les appels de sa vocation spirituelle. Et tout naturellement puisque pour que sa mission s’exerce il faut que cette collectivité, collectivité dure, elle repliera sur elle-même les promesses, elle voudra durer pour exercer sa mission. Elle finira par oublier sa mission, en faveur de sa durée.

Bien sûr que, il y a des courants divers : il y a des prophètes, il y a des psalmistes, il y a des sages, il y a des individus puissamment spirituels, mais l’ensemble nécessairement ne peut qu’infléchir les promesses en sa propre faveur ou dans le sens de sa propre durée.

Dieu s’est-il particularisé pour Israël ?

Est-ce que Dieu a vraiment choisi une race, à jamais, pour être supérieure à toutes les autres ? C’est évidemment totalement impossible du point de vue de Jésus qui justement annonce la religion de l’esprit.

Alors, le conflit va devenir éclatant, au moment où Jésus exerce son activité et c’est ce que perçoivent les scribes qui lui sont opposés, c’est ce que perçoit le grand-prêtre : cet homme est un danger redoutable pour la nation. Il va la dissoudre parce que ce qu’il annonce ne concorde pas avec les intérêts de la nation qui se confondent avec les intérêts de Dieu. D’autant plus que la nation est asservie, qu’elle est sous le joug romain, sous le joug des païens, des incirconcis, et que, elle ne peut qu’attendre de Dieu, de sa main toute puissante, la délivrance qui lui a été promise.

Le conflit est donc incontestable, il est beaucoup plus profond qu’il ne paraît, puisque, finalement, ce conflit met en question à la fois le destin d’Israël et la nature de Dieu.

De quel Dieu s’agit-il ? Est-ce que Dieu s’est particularisé ? Est-ce qu’il a vraiment choisi une race, à jamais, pour être supérieure à toutes les autres ? C’est évidemment totalement impossible du point de vue de Jésus qui justement annonce la religion de l’esprit.

[Repère enregistrement audio : 7’ 53’’]

La Trinité, c’est la délivrance d’une divinité dont l’humanité dépendrait et à laquelle elle serait assujettie

Un échange nuptial où la vie se transfigure

C’est là le plan de clivage qui va d’ailleurs provoquer sa condamnation et sa mort : le Dieu dont il témoigne n’est pas le dieu de la tradition, telle que elle est communément vécue.

« Dieu est esprit, dit-il à la Samaritaine, et il faut que ceux qui l’adorent, l’adorent dans l’esprit et en vérité. » (Jn. 4:24) Ces mots sont incroyables parce ce que justement ils montrent que, tout ensemble, Dieu appartient à cette sphère intérieure : il est, comme dit Jésus à la Samaritaine, une source qui jaillit au plus intime de nous, en vie éternelle.

Et en même temps, l’homme, puisque l’homme doit adorer en esprit et en vérité, l’homme est esprit, l’homme est donc semblable à Dieu. L’homme a une vocation de Dieu. Dieu vient à lui silencieusement, Dieu vient à lui au plus intime de son cœur, il ne cesse de l’attendre dans le silence de son amour. Et quand l’homme viendra à lui, comme la Samaritaine qui, tout d’un coup, qui tout d’un coup s’éveille au sens de sa vie profonde, quand l’homme vient à Dieu, c’est l’échange nuptial où toute la vie se transfigure.

Il y a donc, non seulement un accord très profond entre le Dieu que nous essayions de découvrir tout à l’heure, ce Dieu qui est l’espace où notre liberté respire, ce Dieu qui nous entraîne à cette libération, où nous devenons un pur élan d’amour, en échange du sien, il y a un accord essentiel entre ce Dieu là et le Dieu qui nous est proposé par le Christ, qui est dans le Christ et qui est le Christ.

L’accent, d’ailleurs essentiel, de la nouveauté christique ce qui manifeste une nouvelle origine de l’humanité c’est cette confidence que Jésus nous fait de la Très Sainte Trinité.

La sainte Trinité, pour nous la découverte essentielle

La sainte Trinité, c’est la révélation qui va donner un sens à nos revendications, qui va donner un fondement à notre inviolabilité, qui va nous permettre d’atteindre à une divinisation qui ne soit pas un acte de folie et une manifestation blasphématoire.

La Sainte Trinité, c’est pour nous la découverte essentielle on peut dire que, sans cette révélation, nous ne pourrions pas savoir qui nous sommes. C’est cette révélation qui va donner un sens à nos revendications, qui va donner un fondement à notre inviolabilité, qui va nous permettre d’atteindre à une divinisation qui ne soit pas un acte de folie et une manifestation blasphématoire.

En effet, la Trinité, c’est la délivrance du cauchemar, où l’humanité se débat, quand elle se situe en face d’une divinité dont elle dépend et à laquelle elle est assujettie.

Je le disais tout à l’heure, pourquoi lui plutôt que moi ? Pourquoi est-ce moi qui suis la créature et pourquoi lui est-il le créateur ? Pourquoi m’a-t-il mis dans cette situation : s’il est mon créateur, de savoir que je suis son esclave ? Pourquoi m’a-t-il donné juste assez d’intelligence pour comprendre que je dépends de lui ?

Il y a une révolte sourde et implacable qui monte du cœur de l’homme, dans cette confrontation de son esprit à lui, son esprit d’homme et cette espèce de Dieu qui semble être le rouleau compresseur de l’esprit.

La grande confidence de l’Évangile du Christ

Dieu est Dieu parce que il se communique, Dieu est Dieu parce qu’il donne tout, Dieu est Dieu parce qu’il n’a rien, Dieu est Dieu parce qu’il ne peut rien posséder, Dieu est Dieu parce qu’il est la désappropriation infinie, éternelle, Dieu est Dieu parce qu’il a la transparence d’une enfant où toute espèce d’appropriation est impossible.

Dans l’ouverture du cœur de Dieu à travers le cœur du Christ, il y a justement cette manifestation incroyable, merveilleuse : Dieu est Dieu parce que il se communique, Dieu est Dieu parce qu’il donne tout, Dieu est Dieu parce qu’il n’a rien, Dieu est Dieu parce qu’il ne peut rien posséder, Dieu est Dieu parce qu’il est la désappropriation infinie, éternelle, Dieu est Dieu parce qu’il a la transparence d’une enfant où toute espèce d’appropriation est impossible. Où le regard est toujours un regard vers l’Autre, où la personnalité, où le moi n’est qu’un pur et infini altruisme.

Ceci est la grande confidence qui resplendit dans l’Évangile du Christ. C’est là, la perle du Royaume, c’est que Dieu soit ce Dieu-là.

Jésus, en nous révélant la Trinité nous a délivrés de Dieu, de ce Dieu cauchemar, de ce Dieu extérieur, de ce Dieu limite, de ce Dieu menace. Il nous a délivré de ce Dieu-là, il nous a délivrés de nous-même qui étions nécessairement, sourdement, même si nous n’osions l’avouer en révolte contre ce Dieu-là. Et nous entrons avec la Trinité dans ce monde de la relation.

Une source qui jaillit en vie éternelle

Subsister en forme de don, subsister comme une relation à autrui, subsister dans une pure respiration d’amour, c’est cela le Dieu qui transparaît et qui se révèle personnellement en Jésus-Christ.

Sartre s’est posé ce problème de l’absolu. Il a vu une contradiction entre l’être en soi et l’être pour soi. Il n’a pas compris, il n’est pas entré bien que son éducation ait été formellement chrétienne, il n’a pas compris, on ne lui a pas appris, il n’a jamais découvert dans la Trinité cette explosion d’amour où l’être devient transparent à soi, parce que il n’a aucune espèce d’attache à soi.

Subsister en forme de don, subsister comme une relation à autrui, subsister dans une pure respiration d’amour, c’est cela le Dieu qui transparaît et qui se révèle personnellement en Jésus-Christ.

Et, il est évident que, on ne peut pas aligner ce Dieu-là avec le Dieu d’Israël tel qu’il était généralement représenté. Ce Dieu caché, ce Dieu intérieur, ce Dieu qui est tout amour, ce Dieu qui est notre libération, ce Dieu qui est au fond de nous-même comme une source qui jaillit en vie éternelle, ne peut pas avoir appelé une nation pour lui conférer un privilège sur toutes les autres, en dépossédant toutes les autres en sa faveur. Il a pu y avoir, encore une fois, une mission collective en faveur de toute l’humanité au moment où l’individualité n’était pas suffisamment consistante ou n’apparaissait pas telle en tout cas, pour qu’on pût lui confier une mission qui dure.

D’ailleurs, le sacrifice d’Abraham avait averti, avait averti la postérité que il ne fallait pas s’en rapporter à la chair et au sang, que l’élection ne concernait pas la chair et le sang, mais la foi et que la mission d’Israël ne pouvait s’exercer que dans la foi en dépassant la chair et le sang et en s’ouvrant donc à des horizons universels.

Que cela n’ait pas été compris, universellement parlant, j’entends dans la, toute la collectivité Israélienne, c’est trop humain pour nous étonner. Nous en aurions fait certainement mille fois autant ! Quoi qu’il en soit, le Christ, lorsque il révèle ce Dieu-là, il fait éclater les structures de la tradition israélite et il met en danger la nation dans la mesure où la nation s’est cristallisée sur elle-même, étant donné où la nation veut durer plutôt que accomplir la mission qui la distinguait parmi les autres nations.

[Repère enregistrement audio : 18’ 27’’]

Qui, d’entre les chrétiens, vit de la Trinité ?

La Trinité modèle du divin

La Trinité suscite un émerveillement inépuisable dans la mesure où l’on voit que c’est par elle que nous apprenons ce que c’est qu’être esprit.

La Trinité suscite un émerveillement inépuisable dans la mesure où l’on voit que c’est par elle que nous apprenons ce que c’est qu’être esprit. La passion avec laquelle vous affirmez votre autonomie et notre inviolabilité, nous le voyions tout à l’heure, n’a pas de fondement. Pourquoi est-ce que je me crisperais-je sur mon moi, je ne suis pas, dont je ne suis pas le créateur ? Pourquoi je me crisperais sur cet individu devant lequel je me suis trouvé, un jour, sans y être pour rien ? Pourquoi est-ce que j’exhiberais devant les autres ma propre histoire dont je ne suis pas l’auteur ?

Il est évident qu’il y a une identification absolue entre la conscience de mon inviolabilité et de celle d’autrui et puis la réalité de ce moi que je suis tenté d’affirmer avec d’autant plus de passion que je suis en rébellion contre un Dieu qui serait une limite à mon esprit.

La Trinité va nous ouvrir les portes de la lumière. La Trinité va nous permettre de réaliser notre petite grandeur, à la manière de Dieu.

La Trinité va nous ouvrir les portes de la lumière. La Trinité va nous permettre de réaliser notre petite grandeur, à la manière de Dieu.

Être comme Dieu

Je l’ai dit mille fois, ce qui est, justement, si pathétique et qui nous rend sensible la différence entre l’Ancien et le Nouveau Testament, c’est le passage transcendant qu’il faut opérer de l’un à l’autre, c’est que, tandis que, dans l’Ancien Testament, le péché suprême, le péché originel, c’est de vouloir être comme Dieu : « Vous serez comme Dieu, ayant la connaissance du bien et du mal » (Gn. 3:5), c’est ainsi que se formulait la tentation dans la perspective de l’auteur de a Genèse dans le Nouveau Testament, c’est cela même qui est l’unique nécessaire : être comme Dieu, être comme Dieu ; « Soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait. » (Mat. 5:48)

C’est de cela qu’il s’agit. Et au fond, cette intuition nietzschéenne, cette volonté d’être Dieu, de ne supporter aucun Dieu en dehors de soi, est l’ébauche d’une vocation authentique : être comme Dieu, mais après avoir reconnu en Dieu, justement, la désappropriation infinie, la pauvreté suprême, le dépouillement translucide.

Être comme Dieu, cela veut dire nous désapproprier fondamentalement de nous-même, pour que notre vie s’accomplisse comme la sienne dans un don sans réserve.

Si Dieu est ce Dieu-là, s’il est dans notre cœur, une attente infinie, être comme Dieu, cela veut dire nous désapproprier fondamentalement de nous-même, pour que notre vie s’accomplisse comme la sienne dans un don sans réserve.

Dans la révélation de la Trinité le berceau de notre humanisation

Je tiens pour certain que nous n’aurions pas pu exprimer le problème de l’homme, si nous n’avions pas reçu la révélation de la Trinité divine. Je ne cesse de m’étonner que, dans le Christianisme, la Trinité ne tienne pratiquement aucune place. C’est un mot ou c’est une formule que l’on évoque mais qui, d’entre les chrétiens, vit de la Trinité ? Qui alimente sa vie à cette source infinie ? Qui voit dans la Trinité cette révélation unique de l’Esprit ? Qui puise dans la Trinité le sens de l’esprit de l’homme ? Qui apprend, dans la Trinité, ce que c’est qu’être esprit ?

Et pourtant, c’est cela seul qui peut nous mettre en équilibre. C’est cela seul qui peut nous permettre de réaliser notre appétit de grandeur, sans verser dans la paranoïa, c’est-à-dire dans la folie. Nietzsche, finalement, a versé dans la folie justement parce que dans cette volonté, si digne d’admiration, d’être Dieu, d’être le seul principe de sa vie intérieure, d’être radicalement autonome, il s’est brisé lui-même, il n’a pu que buter finalement contre un moi préfabriqué dont il n’était pas le créateur.

Les plus grands honneurs du monde ne servent de rien parce que finalement on ne se les est pas donnés à soi : ils constituent des possibilités, mais ils sont préfabriqués comme tout ce dont nous ne sommes pas les créateurs. Ces talents deviendront des limites si ils ne s’ouvrent pas, si ils ne sont pas transfigurés, si ils ne deviennent pas, eux-mêmes, et au premier chef, des dons. Rien n’est plus dangereux que d’avoir des talents et de s’en prévaloir, puisque c’est s’enfermer en soi-même, avec les meilleurs motifs, c’est construire, en système, sa propre prison.

Je peux me démettre de moi-même, si Dieu est une éternelle démission. Je peux être à genoux au Lavement des pieds si Dieu y est avant moi. Je peux renoncer à m’affirmer, à m’étaler, à m’exhiber, si Dieu est l’humilité infinie.

Il ne faut donc pas hésiter à reconnaître dans la révélation de la Trinité le berceau même de notre humanisation. C’est à partir de là que nous pouvons entreprendre la réforme de nous-même : je peux me démettre de moi-même, si Dieu est une éternelle démission. Je peux être à genoux au Lavement des pieds si Dieu y est avant moi. Je peux renoncer à m’affirmer, à m’étaler, à m’exhiber, si Dieu est l’humilité infinie.

C’est ce modèle divin dont sont privés tous ceux qui n’ont pas rencontré la Trinité divine. Et c’est cela qui est la source, pour eux, indépendamment de tout ce que la grâce peut leur apporter – et Dieu sait qu’elle est active en eux comme en nous. Mais enfin dans la logique de l’esprit et dans le discours de l’intelligence, il y a d’énormes difficultés, on ne peut pas savoir ce que c’est qu’être esprit, sans ce modèle divin que nous offre la Trinité Sainte.

[Repère enregistrement audio 26’ 57’’]

Être n’a de sens que par l’amour

Une contemplation infiniment libératrice

La vie personnelle qui s’ébauche en nous, nous savons bien quelle importance il y a à se dire : nous nous disons nous-même à nous-même, nous créons dans cette diction, dans cette parole intérieure notre univers, c’est à travers cette parole intérieure, que nous communiquons avec nous, avec les autres et avec toute réalité. Mais cette parole intérieure, elle risque toujours, chez nous, de sombrer dans le narcissisme, de devenir opaque et de nous célébrer nous-même en nous rivant à ce moi préfabriqué dont nous ne sommes pas les créateurs.

En Dieu, cette diction qui est une éternelle naissance, cette diction est totalement désappropriée, elle est totalement transparente, elle est un regard vers l’Autre, du Père vers le Fils et du Fils vers le Père. L’amour qui jaillit de cette diction, dans cette parole éternelle qui est une aspiration qui va vers l’Esprit saint qui se désapproprie encore totalement d’elle-même, parce que justement la personnalité, c’est cette possibilité pour l’être, d’émerger de sa nature et de concentrer dans cet élan vers l’autre toute la réalité de son essence.

Si nous tenons de toutes nos forces à la dignité de l’homme, si nous comprenons que le sacrilège le plus effrayant, c’est de piétiner une conscience humaine, alors nous ne pouvons que percevoir la Trinité comme le berceau de l’humanité nouvelle.

Il y a donc pour nous un modèle unique et incomparable qui est la Trinité divine. Rien n’est plus proche de nous, rien n’est plus passionnant, rien n’est plus actuel, rien n’est plus libérateur, parce que justement nous sommes au carrefour où il faut choisir, il faut définir ce qu’est que l’esprit et si nous voulons que les droits de l’homme aient une assise inébranlable, si nous voulons que le monde libre devienne vraiment libre, si nous tenons de toutes nos forces à la dignité de l’homme, si nous comprenons que le sacrilège le plus effrayant, c’est de piétiner une conscience humaine, alors nous ne pouvons que percevoir la Trinité comme le berceau de l’humanité nouvelle.

Il faut donc que nous sortions de l’abstraction, que nous ne voyions pas dans la Trinité une espèce de rébus métaphysique, impénétrable à l’intelligence. Il n’y a rien de plus intelligent, il n’y a rien de plus lumineux. Bien sûr que nous n’épuiserons jamais cette pauvreté suressentielle, nous n’épuiserons jamais ce dépouillement subsistant, mais nous sommes dans la direction d’une contemplation infiniment libératrice qui vaut pour tous les jours de notre vie et pour toute l’éternité : découvrir l’être dans son identification avec l’amour.

Être n’a de sens que par l’amour. Être n’a de sens que si l’on peut se désamarrer de tout ce qu’on n’a pas créé soi-même, si l’on peut prendre tout le paquet et le jeter dans cet océan d’amour qui nous appelle au plus intime de nous.

Être n’a de sens que par l’amour. Être n’a de sens que si l’on peut se désamarrer de tout ce qu’on n’a pas créé soi-même, si l’on peut prendre tout le paquet et le jeter dans cet océan d’amour qui nous appelle au plus intime de nous.

Le Dieu de Jésus, le Dieu qui transparaît en Jésus-Christ, c’est donc un Dieu essentiellement nouveau, nouveau pour ce qu’il signifie. Car c’est cela, il ne s’agit pas d’affirmer une formule, il s’agit de la vivre. Il s’agit de comprendre que ce message jaillit du fond de l’humanité du Christ vers la nôtre et qu’il nous concerne essentiellement.

Humilité et grandeur, retournement accompli par le Christ

Être humble, être grand, c’est la même chose. Que l’on prenne le versant humilité ou le versant grandeur, on arrive toujours à ce sommet qui est l’amour. Mais il est clair que cette aspiration incoercible à la grandeur qui est en nous ne peut se satisfaire authentiquement qu’en rencontrant l’humilité de Dieu.

Qui n’est pas, parmi nous, sensible aux blessures de l’amour propre ? Qui n’aspire pas à une promotion de lui-même ? Qui ne veut pas être reconnu par les autres dans sa dignité ? Qui n’aspire à l’estime d’autrui comme à l’amitié de tous ceux qui constituent notre espace vital ? Mais qui ne risque pas d’être captif dans cette compétition, en se mesurant avec les autres ? Qui d’entre nous ne risque pas de perdre le sens même de la vraie grandeur s’il ne rencontre pas Dieu à genoux au Lavement des pieds ?

Ce qui incite l’âme à l’amour de Dieu, c’est cette humilité de Dieu… Et cette humilité, c’est comme celle d’un arbre qui s’incline vers le sol, parce qu’il est infiniment chargé de fruits.

L’humilité chrétienne, c’est finalement l’humilité de Dieu. Vous connaissez ce texte, un des plus beaux textes qui ait été jamais écrit dans le langage chrétien, ce texte du De Beatitudine ou l’auteur inconnu du 13ème siècle dit ces mots : « J’ai l’audace [?] infinie, et ce qui incite l’âme à l’amour de Dieu, c’est cette humilité de Dieu, cette humilité de Dieu qui s’est soumis aux anges saints et aux âmes saintes comme un esclave acheté sur le marché, comme si chacune de ces créatures était son Dieu. Et cette humilité, c’est comme celle d’un arbre qui s’incline vers le sol, parce qu’il est infiniment chargé de fruits. »

Je pense que, il est impossible de dire, d’une façon plus brûlante, plus incisive, plus audacieuse, la nouveauté chrétienne où Il s’est soumis aux créatures intelligentes comme si chacune était son dieu.

C’est ce retournement que le Christ a accompli et c’est ce qui fait toute la nouveauté de l’Évangile. Il importe donc essentiellement de viser à ce point focal, à ce point focal de retrouver constamment cette source qui jaillit en vie éternelle. Toutes nos erreurs sur Dieu se dissiperont, et toutes nos erreurs sur l’homme, si nous voyons Dieu dans ce dépouillement éternel et si nous voyons l’homme appelé à devenir ce que Dieu est. C’est à dire au lieu de coller à ce moi qui nous asphyxie, tout d’un coup de désamarrer de quitter tout rivage, d’être emporté par l’océan divin dans une explosion d’amour éternel.

[Repère enregistrement audio 36’ 22’’]

Mais moi, je suis venue ici pour n’avoir pas de vie privée !

Nous avons à revivre la tragédie du Christ, à partir de ce sommet qui est la Trinité divine

Le drame du Christ se noue en ce point : si le Christ est mort, c’est précisément parce que il nous a révélé ce Dieu-là et que le peuple, dans lequel il accomplissait sa carrière, n’était pas prêt – et sans doute ne pouvait pas l’être – à changer de Dieu, parce que le Dieu auquel il adhérait, je parle de l’ensemble, faisait partie de la structure même de son établissement temporaire.

Nous avons à revivre la tragédie du Christ, à partir de ce sommet qui est la Trinité divine, afin que nous découvrions, comme la Samaritaine, Dieu en nous comme une source qui jaillit en vie éternelle et que nous réconcilions notre formidable appétit de grandeur avec la plus authentique humilité.

Un mot qui m’a profondément ému et qui demeure pour nous, pour moi extraordinairement vivant, c’est ce mot d’une religieuse contemplative qui est comme un Himalaya au sein de sa communauté, et qui parlant des changements : « On abandonne ceci, puis cela, puis cela ! Et puis on nous donne notre courrier fermé maintenant, parce qu’on a confiance en nous… » Elle me disait tout cela comme s’il s’agissait de vétilles.

Et, tout d’un coup : « Mais moi, je suis venue ici pour n’avoir pas de vie privée ! »

« Pour n’avoir pas de vie privée… » Ah ! Quelle grandeur ! Elle savait que c’était ça, la vie chrétienne, c’est précisément de se désapproprier de soi, parce qu’on est en face d’un Dieu qui est pure et éternelle désappropriation. Toujours elle : « Ce sont des manifestations de pygmées, de pygmées devant l’Himalaya ! »

C’est à cela qu’il faut revenir, à cette grandeur infinie, silencieuse, universelle, qui est un regard vers l’Autre, divin, en soi et dans les autres et dans toute réalité, un retour à la source qui est la source même de notre liberté.

Le problème que nous sommes

Rien ne pourra jamais nous guérir de nous-même, de ce besoin de nous poser devant autrui, de faire croire à une grandeur que nous n’avons pas. Rien ne pourra nous en délivrer que ce modèle divin qui resplendit dans la personne de Jésus-Christ.

Il nous faut donc faire oraison sur la Trinité qui demeure en nous. Il faut la retrouver, la redécouvrir et en faire l’émerveillement continu de notre intelligence et l’espace illimité de notre amour. C’est vrai ! C’est vrai. Rien ne pourra jamais nous guérir de nous-même, de ce besoin de nous poser devant autrui, de nous exhiber, de faire croire à une grandeur que nous n’avons pas. Rien ne pourra nous en délivrer que ce modèle divin qui resplendit dans la personne de Jésus-Christ.

Si l’on prend Dieu dans cette lumière, ah ! il y a une telle délivrance, il y a une telle lumière, il y a une telle joie, un tel émerveillement : on se sait enfin compris à fond, on devine ce que c’est qu’être esprit, on découvre cette capacité à la racine de l’être, corps et âme, à la racine de l’être de ne rien subir en donnant tout.

Dans ce monde donc, il n’y a pas de contradiction entre cette intuition première et fondamentale de l’inviolabilité humaine et le Dieu qui se révèle en Jésus-Christ. C’est au contraire la révélation de Jésus-Christ qui nous a permis de comprendre le problème que nous sommes et de le résoudre dans cette communion d’amour avec l’éternel amour.

En fait, je n’ai jamais trouvé nulle part la position de ce problème, que nous sommes, sinon dans l’Évangile lui-même – non pas dans les mots, comme si Jésus était un expositeur de systèmes – mais dans la réalité brûlante d’un don qui nous atteint au plus profond de notre cœur.

La Trinité divine, seul chemin vers notre humanité

C’est donc avec le sens d’une actualité brûlante que nous devons aborder le mystère de la Trinité divine. C’est là vraiment le berceau de notre naissance. C’est là notre lettre de noblesse. C’est là le seul chemin vers notre humanité. Car justement, « ce qui incite l’âme à l’amour, c’est cette humilité de Dieu qui s’est soumis de telle manière aux anges et aux âmes saintes, comme s’il était un esclave vendu au marché et que chacune de ses créatures fut son Dieu. »

Que peut-on dire de plus ? Et quand on ne peut pas nous enfoncer dans ces abîmes d’amour en allant vers ce buisson ardent qui est le Sinaï au-dedans de nous-même. Au nom du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit.

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15-19/03/2017 mars 2017