1972 – Homélie – Notre grandeur est dans le don de nous-même

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19-24/02/2017 février 2017

Homélie de Maurice Zundel à Lausanne en 1972. Edité dans « Ton Visage ma lumière » (*)

Résumé : L’instinct fondamental de l’homme est le désir de valoir. En voulant être grand, nous nous plaçons dans la dépendance des autres. Au Lavement des pieds, notre Seigneur prend la place des serviteurs. La vraie grandeur est de faire de soi-même une valeur intérieure, où l’on se transfigure, où l’on devient un bien commun, un bien universel.

Le désir de valoir

Le Docteur Hesnard, catholique français, qui a écrit divers articles de revue et un livre : Morale sans péché (P.U.F 1954), affirme que l’instinct fondamental de l’homme est le désir de valoir ; et toutes les autres aspirations, tous les autres penchants, finalement, sont au service de ce désir fondamental de valoir. On ne peut vivre en effet sans croire à la valeur de sa propre vie. Si on la tenait pour rien, si on était sûr de sa stérilité radicale, qui oserait poursuivre une aventure sans issue ?

Tous les grands conquérants de l’Histoire, tous ceux qui ont remué le monde, qui ont voulu le marquer de leur empreinte, depuis Alexandre, en passant par César jusqu’à Napoléon, jusqu’à Staline ou Hitler, tous les grands conquérants ont voulu faire parler d’eux, ils ont voulu recevoir un hommage qui les confirmât dans l’idée de leur grandeur, qui les assurât de la valeur de leur génie ou de leurs entreprises.

Et nous sommes comme eux. Il n’y en a pas un, parmi nous, qui ne désire valoir. Il n’y en a pas qui n’aspire à faire de sa vie une réussite, un succès, quelque chose qui demeure, qui laisse après soi un sillage créateur ; et, comme les grands conquérants, la plupart du temps, nous ne le sommes pas parce que, en voulant faire parler de nous, en voulant tenir la première place dans la vie d’autrui, en voulant que nos talents soient reconnus et célébrés, en voulant que dans notre quartier notre passage soit remarqué, en voulant que dans notre famille notre autorité soit reconnue, nous spéculons finalement sur la reconnaissance des autres. C’est dire que ces grandeurs que nous venons d’affirmer, elles reposent finalement sur leur consentement.

Une grandeur dans la dépendance des autres

Si la foule s’était refusée à Alexandre ou à César, s’ils n’avaient pas été applaudis, si leurs succès n’avaient pas provoqué l’émerveillement et l’admiration, ils auraient été complètement frustrés de leurs ambitions et leur appétit de grandeur se serait brisé en morceaux. Cela vaut aussi pour nous.

En voulant être grand nous nous plaçons dans la dépendance des autres, parce que cette grandeur repose sur leur approbation et leur bon vouloir, elle peut se disloquer en un instant, si leur estime reflue et se refuse à nous.

Finalement, en voulant être grand, ce qui est un désir à la fois infiniment profond et infiniment légitime, en voulant être grand, nous nous plaçons dans la dépendance des autres, parce que cette grandeur repose sur leur approbation et leur bon vouloir, elle peut se disloquer en un instant, si leur estime reflue et se refuse à nous. Il n’en reste pas moins vrai d’ailleurs que la grandeur nous est indispensable. Il n’en reste pas moins vrai que nous ne pouvons pas vivre sans croire à la valeur de notre existence.

Comment trouver une issue ? Comment être grand sans dépendre, comment être grand sans courtiser l’opinion, sans flatter le goût des autres, sans se faire esclave finalement de leurs désirs et de leurs passions ?

La vraie grandeur

Comment serait-il possible que le Seigneur s’agenouille devant nous ? Où serait la grandeur ? Comment la dignité divine ne serait-elle pas profanée et bafouée si Dieu prenait la place des serviteurs ?

Jésus-Christ nous a introduits dans une grandeur incomparable. Il a bouleversé toutes nos idées. Il a transmuté toutes nos valeurs. Il les a essuyées au Lavement des pieds, à la stupeur et au scandale de ses disciples. Comment, comment serait-il possible que le Seigneur s’agenouille devant nous ? Où serait la grandeur ? Comment la dignité divine ne serait-elle pas profanée et bafouée si Dieu prenait la place des serviteurs ?

Mais justement, un grand mystique du Moyen-âge, à l’identité incertaine, a eu l’audace de dire que Dieu, en créant, est devenu comme un esclave qu’on vend sur le marché, que Dieu en créant s’est résolu, s’est décidé à jouer ce rôle de serviteur, à se ceindre d’un tablier, et à servir ceux qu’il avait créés, car il les a voulus semblables à lui ; il a voulu précisément ne pas surprendre leur liberté, il a voulu – comme un père qui respecte la conscience de son fils – il a voulu que ce soit dans une spontanéité totale, dans une liberté inviolable, que nous donnions cette réponse d’amour qui achève le sens même de la Création, et qui lui donne toute sa grandeur, toute sa beauté (Cf. note : la retranscription de ce texte à la fin de l’homélie).

Et le voilà à genoux devant nous au Lavement des pieds pour que nous apprenions que la vraie grandeur est précisément de faire de soi-même une valeur, une valeur intérieure, une valeur où l’on se transfigure, où l’on devienne un bien commun, un bien universel, où l’on puisse ouvrir à toute la Création un espace nouveau et où l’on puisse devenir pour les autres un ferment de générosité.

Oui, la grandeur, il nous la faut… Mais une grandeur dont le secret est dans le silence de l’amour, une grandeur qui soit pour tous la révélation discrète d’une Présence infinie.

Oui, la grandeur, il nous la faut. Mais non pas une grandeur qui repose sur l’opinion d’autrui, non pas une grandeur que nous fabriquions artificiellement, en focalisant l’attention des autres sur nous, mais une grandeur dont le secret est dans le silence de l’amour, une grandeur qui soit pour tous la révélation discrète d’une Présence infinie.

Dieu totalement donné, c’est là sa grandeur

La grandeur de Dieu, c’est précisément qu’il est totalement donné. C’est précisément qu’il n’a rien pour soi. C’est précisément qu’il est en état infini de lumière et d’amour. C’est précisément que pour chacun de nous, il apparaisse comme une attente, incapable de nous contraindre, pour susciter en nous cette ressemblance qui est le sens même de la Création.

Dieu nous a faits semblables à lui pour que nous devenions ce qu’il est, selon la parole du Seigneur : « Soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait. » (Mt 5, 48)

Il nous arrive parfois d’entrer dans une église solitaire, il nous arrive de rencontrer uniquement le Saint-Sacrement et nous sommes là, seuls, et nous entrons dans ce silence formidable de la Présence unique, et nous regardons la petite lampe qui atteste cette Présence et qui symbolise nos adorations. Et, tout d’un coup, nous devenons conscients de cette chose incroyable où toute la grandeur de Dieu, toute sa puissance, toute sa sainteté… tout cela dans une miette de pain ! Il n’y a pas besoin d’autre chose que cette miette de pain pour concentrer au cœur de notre monde toute la Présence et toute la grandeur de Dieu.

Une grandeur infinie pour chacun

Est-ce que nous-même, nous ne faisons pas l’expérience que si, dans un regard, dans un regard où se concentre toute la lumière d’une personne, tout d’un coup, dans un seul point lumineux, nous percevons ce secret qui, bien qu’inviolable, vient pourtant à nous et nous invite à l’accueillir. Nous percevons alors cette grandeur, nous percevons ce secret, ce mystère dont Dieu seul tient la clé. Un regard qui transfigure les choses en se posant sur elles, un regard qui nous purifie par sa virginité, et cela suffit pour que le monde entier soit illuminé.

Voilà que la miette de pain se transfigure, embrase le monde entier et devient en nous la plus haute leçon de grandeur. Non pas faire, mais être ; non pas attendre l’approbation et l’admiration, mais être ce don sans limite.

Eh bien ! Le Seigneur demeure, parmi nous, dans cette situation incroyablement humiliée en apparence, et voilà que la miette de pain se transfigure, embrase le monde entier et devient en nous la plus haute leçon de grandeur. Non pas faire, mais être ; non pas nous baser sur l’opinion, non pas se parer de nous, non pas étaler nos talents, non pas attendre l’approbation et l’admiration, mais être ce don sans limite. Nous le devenons dans la mesure précisément où, nourris du pain eucharistique et transformés par lui, nous accédons à cette grandeur que nous devons devenir, sans même y penser, dans ce cœur à cœur avec la lumière éternelle, et dans ce dialogue silencieux avec le Seigneur qui est la vie de notre vie.

Il y a donc dans l’Evangile cette rencontre de Jésus-Christ, ce Mystère que nous percevons en cet instant même, il y a cette réponse que nous attendions : une grandeur pour tous, une grandeur infinie pour chacun, comme une possibilité de rayonnement qui atteint les plus lointaines galaxies ; davantage : qui peut recueillir toute l’Histoire du monde et faire du passé un présent déjà tendu vers l’avenir, qui peut faire de toute l’Histoire, en un seul instant, l’affirmation du règne de Dieu.

Il ne s’agit pas de s’humilier. Il s’agit d’entrer simplement dans le rythme de la vie divine et, en assimilant cette miette qui contient Dieu, de devenir nous-même un pain de vie.

En regardant cette miette de pain qui véhicule et qui nous communique la Présence du Seigneur, il s’agit pour nous de retrouver le sens de la vraie grandeur. Car nous avons soif de valeur, nous voulons que notre vie ait une signification créatrice, et il serait monstrueux que l’humilité devienne l’humiliation. Il ne s’agit pas de s’humilier. Il ne s’agit pas de nous rabaisser pour échapper en quelque sorte au regard de Dieu qui pourrait nous foudroyer. Il s’agit d’entrer simplement dans le rythme de la vie divine et de devenir nous-même, en assimilant cette miette qui contient Dieu, de devenir nous-même un pain de vie pour la joie de tous les hommes et pour la libération de tout l’univers.


Note : Retranscription du texte du « De Beatitudine », extrait du chapitre 2 : l’amour.

« Il y a autre chose qui enflamme l’âme à aimer Dieu : l’humilité de Dieu, dont l’âme est grandement étonnée, car le Dieu tout-puissant se soumet à chacun des Anges et des âmes saintes, comme s’il était un serviteur aux gages de chacun, et comme si n’importe lequel des siens était Dieu pour Lui. Pour indiquer cela, il passera de l’un à l’autre pour les servir, lui qui affirme dans le Ps 82,6 : « J’ai dit : Vous êtes des dieux ».
Et même, le Dieu qui est au sommet de la perfection accomplira là-bas ce qu’il enseigne ici : plus tu es le plus grand, plus tu dois t’humilier devant tous ; bien qu’il les dépasse tous par la dignité et la majesté divines, il se soumet à tous par humilité. Oh ! Combien rarement on trouve ensemble ces deux choses : dépasser tout le monde par la justice, et pourtant se soumettre à tous par la grâce de l’humilité. C’est pourquoi cette âme est gratifiée de l’amour. Car cela enflamme beaucoup l’amitié et la garantit, de ne vouloir jamais passer avant ou égaler, mais de vouloir s’assujettir à tous et en toutes choses. Et cette humilité a sa cause dans la grandeur de la bonté et de la noblesse de Dieu, comme un arbre plie sous l’abondance des fruits… »

TRCUS (*) Livre « Ton visage, ma lumière, 90 sermons inédits »

 Publié par les éditions Mame, Paris, 2011. 510 pages

 ISBN : 978-2-7289-1506-4

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