1965 – En la Personne de Jésus aucun mélange entre nature humaine et nature divine

08/01/2006
janvier 2006

Maurice Zundel au Cénacle de Genève en 1965. La même année 1965 Zundel développait au Cénacle de Genève le même sujet qu’à Paris. Il ne se passe rien de nouveau en Dieu au moment de l’Incarnation du Fils de Dieu en Marie, toute la nouveauté de l’Incarnation est à reporter sur l’Humanité de Jésus.
La seule chance pour l’humanité d’atteindre à son unité. La révélation est dans la Personne même de Jésus. Elle est l’émergence d’une Personne à travers le magma de tout ce qui est raconté dans la Bible. La connaissance d’une présence personnelle, libératrice, n’est possible que dans la réciprocité de l’Amour. La Bible, c’est à travers un magma d’événements…, l’émergence d’un Visage, d’un cœur, d’un Amour qui ne peut se faire jour qu’à travers des personnes… Le dogme est une confidence d‘Amour que l’amour est seul capable d’entendre.

Paul Debains

Qu’est-ce qui se passe dans la Trinité au moment où s’accomplissent dans le sein de la Vierge ces prémices de l’Incarnation que constitue la conception virginale de Jésus ? Qu’est-ce qui se passe dans la Trinité ? La réponse chrétienne, c’est : rien. Rien ne se passe ni dans le Père, ni dans le Fils, ni dans le Saint Esprit ! La Divinité est d’ailleurs indivisible. Rien n’est changé en Dieu au moment de la conception virginale de Jésus en Marie, absolument rien !

« Tu étais déjà là, c’est moi qui n’étais pas avec toi ! » disait Saint Augustin : Dieu était déjà toujours présent, c’est l’homme qui n’était pas présent. Donc toute la nouveauté de l’Incarnation est à reporter sur l’humanité de Jésus Christ.

Et qu’est-ce qui se passe dans cette humanité de Jésus Christ ? Va-t-elle être transformée de créature en Dieu ? Y aura-t-il une métamorphose, une apothéose de l’humanité en Dieu ? Aucunement ! Et nous avons ici la réponse du dogme d’Ephèse qui d’abord garantit en Jésus l’unité de la personne dans le Theotokos : Marie est la mère de Dieu parce qu’elle est la mère de Jésus, cette Personne qui est Dieu.

Mais toute la lumière viendra dans le « asunkhytôs », ce fameux adverbe du Concile de Chalcédoine qui veut dire « sans mélange, sans confusion ». C’est là un terme d’une valeur incomparable : sans confusion, sans mélange entre les deux natures, la nature humaine demeure une nature humaine, la nature humaine de Jésus est créée, c’est une créature au sens propre du terme. (1)

C’est une créature, c’est donc un être limité, c’est donc un être incapable d’absorber Dieu, de s’égaler à Dieu au sens d’une confusion avec Dieu, et c’est une créature qui est l’œuvre de la Trinité toute entière si nous voulons en parler selon la Tradition, et cette opération est indivisible : elle est commune au Père, au Fils et au Saint Esprit. Et en quoi consiste cette opération ? Elle consiste purement et simplement en une désappropriation. Cette nature humaine de Jésus- Christ n’est pas axée sur un moi biologique, sur un moi nature, sur un moi résultat, sur un moi pesanteur, sur un moi fermeture comme le nôtre.

Car qu’est-ce qui nous sépare les uns des autres sinon ce moi fermeture ? Qu’est-ce qui fait que, avec l’intelligence dont nous disposons, nous sommes si fermés aux autres ? C’est que justement la lumière en nous ne s’est pas faite à la racine de l’être, c’est que nous sommes encore enracinés dans le cosmique, c’est que nous n’avons pas décollé de la biologie, c’est que nous sommes encore tout entiers gouvernés par les impulsions aveugles qui sont à l’œuvre dans le monde minéral, végétal et animal.

En Jésus, la grande nouveauté, c’est que sa nature humaine est ouverte, désappropriée et donc livrée à cette impulsion, livrée à cette émondation, livrée à cette attraction que la Divinité exerce sur nous comme sur toute réalité, mais à laquelle nous, nous ne répondons pas, dont nous nous détournons, que nous négligeons, à l’égard de laquelle nous sommes si constamment distraits ! Tellement que nous demeurons dans notre fermeture, contenus dans nos frontières, incapables de nous dépasser.

En Jésus ces frontières éclatent, ou plutôt elles sont prévenues par cette investiture divine, par cette grâce unique, incomparable, qui est le sceau d’ailleurs et l’amorce d’une mission unique et universelle : en Jésus, cette humanité est constituée en état de pauvreté absolue et la Divinité peut donc l’aimanter, la vêtir, l’investir, être vraiment pour elle son centre de gravitation, être vraiment pour elle sa personnalité.

« Je est un Autre ». En Jésus « Je est un autre » parce que justement Son humanité est toute entière sous l’aimantation de la Divinité, au point que son humanité, tout en étant réelle infiniment, tout en étant une créature limitée, tout en étant parfaitement incapable d’absorber la Divinité et de s’égaler à Ses abîmes, néanmoins cette humanité, du fait même de sa désappropriation radicale, ne peut plus témoigner que de l’Autre qui s’exprime personnellement en elle, de l’Autre qui dit « je » et « moi » à travers elle.

Nous avons donc dans l’humanité de Jésus de nouveau (c’est-à-dire comme d’abord en la Trinité, mais nouvelle en cette humanité) une relation qui l’ordonne à la Divinité comme à son véritable moi et qui habilite par conséquent son humanité à nous communiquer d’une manière unique la Présence Divine.

Vous voyez que dans cette expression dogmatique, il y a une prodigieuse lumière, une immense libération. Dieu n’a pas changé, il n’y a pas eu de métamorphose de Dieu en l’homme, il n’y a pas eu de métamorphose de l’homme en Dieu, il y a eu cette désappropriation oblative qui éclate au cœur de la Divinité dans la vie trinitaire et qui se répercute d’une manière unique dans l’humanité de Jésus, elle est la plus pauvre qui ait jamais existé puisqu’on ne peut pas être plus pauvre que de ne plus pouvoir dire « moi », que d’être tellement désapproprié qu’on ne puisse plus que s’offrir à l’Autre qui est le véritable « Je », qui est le véritable Moi comme II veut l’être en nous d’ailleurs puisque, dès là que nous décollons de nous-mêmes, nous sommes, nous aussi, aimantés par Dieu ! Et l’horizon dernier de notre personnalité, c’est la Trinité elle-même à travers le Verbe de Dieu incarné en Jésus.

Jésus ne reçoit pas cette grâce (de désappropriation) pour lui. C’est une mission qui est inscrite au cœur de l’Incarnation, il s’agit de communiquer à tous les hommes la Présence Divine dans le plein midi du dépouillement et de l’amour et de réaliser l’unité du genre humain dans cet unique « moi » qui est le Moi Divin, tellement que Paul pourra dire aux Galates que désormais « il n’y a plus ni hommes, ni femmes, ni juifs, ni grecs, ni esclaves, ni hommes libres, vous êtes tous une seule personne dans le Christ Jésus. » (épître aux galates 1:28) C’est la seule chance pour l’humanité d’atteindre à son unité.

Rappelez-vous les milliards d’années que nous avons derrière nous et au-dedans de nous, et qui pèsent sur nous ! Rappelez-vous toute cette évolution qui vient battre notre seuil et qui veut s’accomplir en nous, rappelez-vous ces milliards de morts de ceux qui se confondent avec la poussière : Où sont-ils ? Que sont-ils ? Quel lien entre eux et nous qui demain serons nous-mêmes des morts ? Quel lien y a-t-il entre eux et nous ?

Ils sont des inconnus, ils demeurent absolument anonymes. Nous ne savons même plus où ils gisent ! Ils sont entrés en composition avec des végétaux, avec des minéraux, ils sont entrés dans d’autres cycles, enfin leur trace est radicalement effacée. Quel est leur lien entre eux et nous ? Quel est le sens de cette histoire ? Qui peut lui donner un sens ? Qui peut ranimer toute cette histoire et la revivre dans un seul dessein sinon justement un homme universel qui n’a pas de frontière, un homme qui n’est pas enfermé dans un moi fermeture parce qu’il est radicalement désapproprié de soi et recouvert par le « moi » de l’éternelle Pauvreté qui est le Moi Divin, et parce qu’il devient apte par là même à récapituler toute l’histoire, à redonner à chacun son visage, à le rendre présent dans un éternel aujourd’hui, à être enfin intérieur à chacun étant, comme on l’a dit, chez lui à l’intérieur des autres. Et tout cela fait éclater cette évidence que la Révélation concerne une personne et non pas un objet.

Qui peut révéler une personne ? Qui peut atteindre notre intimité sinon quelqu’un qui est capable de la vivre, de la vivre sans la violer, de la vivre en nous offrant l’espace diaphane d’une tendresse oblative qui ne prétend pas nous absorber et nous assimiler à soi mais qui prétend au contraire nous porter au sommet de notre grandeur.

La communication entre personnes, la connaissance d’une personne, n’est possible que dans la réciprocité de l’amour qui faisait dire à Anne Philipe : « Toi seul me voyais, moi seule te voyais et maintenant je demeure dans un monde sans regard ! ».

Et justement ici, dans cette Révélation qui est le Christ Lui-même, dans cette Révélation qui n’est pas dans les mots, dans les discours, dans les textes, dans les Evangiles écrits ou parlés, mais qui est dans la Personne même de Jésus, cette Révélation cautionne cette évidence qu’elle n’a jamais été autre chose que l’émergence d’une Présence à travers le magma, à travers l’humus, à travers les limites de l’homme, qu’il s’agisse des prophètes, des artistes, des héros, des mystiques, des saints, la seule révélation concevable, c’est cette émergence d’une Présence personnelle, d’une Présence libératrice, d’une Présence intérieure, d’une Présence oblative, d’une Présence désappropriée de soi et qui nous introduit au cœur de la Divine Pauvreté. C’est cela toute la Bible.

La Bible, ce n’est pas tout le magma des événements, des guerres, des combats, des malédictions, des jugements, des défenses, des interdits, des prohibitions, la Bible, la Révélation, c’est, à travers tout cela qui est très humain et qui marque les limites de l’homme, la pauvreté de Dieu et la crucifixion de Dieu par l’homme, c’est, à travers tout cela, l’émergence d’un Visage, l’émergence d’un Cœur, l’émergence d’un Amour qui, à cause de tout cela, ne peut se faire jour qu’à travers des personnes.

Si la Révélation est limitée, c’est justement parce qu’une personne ne peut s’attester qu’à travers une personne qui la vit ! Et Dieu, qui est essentiellement une Personne, c’est à travers Lui que nous nous personnalisons, et nous n’atteignons à nous-mêmes en tant qu’origine et source qu’en Lui et à travers Lui, c’est pour cela que Dieu ne peut se révéler que lentement, à mesure que l’humanité vient à soi. C’est pourquoi II est nécessairement déformé et caricaturé dans l’exacte mesure où l’homme n’est pas encore entièrement et totalement personnifié.

Aussi la Révélation parfaite ne pouvait-elle jaillir que d’une humanité absolument diaphane, d’une humanité absolument désappropriée de soi, incapable de se posséder et de rien posséder, et qui ne pouvait donc être qu’un témoignage à la Divine Pauvreté.

Mais cela nous le tenons précisément dans le « asynkhytôs » de Chalcédoine, dans cette affirmation prodigieuse de la coexistence en Jésus de l’humanité et de la divinité sans aucun mélange puisqu’il s’agit d’une relation de totale et radicale désappropriation.

Nous rejoignons par là notre vocation la plus intime puisque c’est précisément dans cette pauvreté intérieure que nous atteignons à nous-mêmes, et le Christianisme est là : le Christianisme est dans cette pauvreté.

Le Christianisme n’est pas une doctrine, il n’est pas un système du monde, il n’est pas une philosophie, il n’est pas une science, il n’est pas une explication : il est un témoignage. Il est une expérience unique, celle que Jésus Christ fait, celle qu’il vit, celle qu’il est et dont il se borne à témoigner pour nous communiquer comme un divin ferment cette pauvreté qui est la respiration de tout son être afin que, délivrés de nous-mêmes, nous atteignions nous aussi à l’universel.

C’est à partir du développement dogmatique où le dogme est un sacrement, où le dogme est précisément une parole du dedans, une parole translucide qui émane de l’intimité du Christ vers la nôtre, où le dogme n’est pas du tout un enseignement qu’on pourrait comprendre à coup de dictionnaire. C’est une confidence d’amour que l’amour est seul capable d’entendre.


(1) Comme nous ne connaissons Dieu que par l’humanité de Jésus, comme Jésus ne pouvait connaître en et par cette humanité que les connaissances scientifiques de son temps extrêmement réduites par rapport aux nôtres aujourd’hui, le peuple d’Israël n’est pas un peuple de scientifiques, nous pouvons dire que Jésus, en et par cette humanité, et Il ne nous parle qu’en et par elle, ignorait totalement par exemple que la terre tourne autour du soleil, et cela parce qu’il n’y a ni ne peut y avoir en Lui aucun mélange entre sa nature humaine et sa nature divine. Il est à remarquer aussi la disproportion infinie en Lui entre ces deux natures. La nature humaine n’est rien par rapport à la nature divine, mais elle est agrandie comme infiniment du fait de son union parfaite à la nature divine, plus exactement de sa communion parfaite avec la nature divine.

Note générale : si, en la Personne du Christ, la disproportion est infinie entre la nature divine et la nature humaine du fait que celle-ci est créée, le passage au Père par sa Passion-Mort-Résurrection-Ascension l’agrandit infiniment puisque désormais elle est capable de siéger à la droite du Père, ce qui signifie sa parfaite égalité avec Lui, sa parfaite égalité avec Dieu. En Jésus-Christ ainsi assis à la droite du Père, Dieu est manifesté véritablement Amour puisque le véritable Amour ne peut que vouloir égaliser celui qu’Il aime.

Date de publication sur le site : 08/01/2006