17-26/07/2016 – Conférence – Inconscient et nouvelle naissance

Au
Liban, à Ghazir, en 1959, chez les Franciscaines missionnaires. Publié dans Silence Parole de vie. (*) Les titres sont ajoutés.

Avec la voix de Maurice Zundel qui nous permet d’entrer plus profondément dans le texte. Pour l’écoute, affichez immédiatement le texte complet en cliquant sur « lire la suite ».

Introduction

Le moment où on se trouve et le moment où l’on trouve Dieu, c’est un seul et même moment.

Ce matin, nous avons pris conscience de cette distance entre nous-même et nous-même. Cette distance infinie est aussi grande entre nous-même qu’entre nous-même et Dieu. Le texte de saint Jean sur la nouvelle naissance nous a donné toute la dimension de cette distance, puisque notre Seigneur parle d’une nouvelle naissance. Il faut naître de nouveau et, justement, ce qui empêche l’immense majorité de trouver le vrai Dieu, c’est qu’ils ne sont pas encore nés, alors n’étant pas parvenus jusqu’à eux-mêmes, ils ne sauraient parvenir jusqu’à Dieu.

Car nous verrons de mieux en mieux que le moment où l’on se trouve soi, comme Wilde l’a éprouvé dans sa prison, le moment où on se trouve et le moment où l’on trouve Dieu, c’est un seul et même moment.

Dieu est le chemin vers nous-même et il est impossible d’atteindre à notre propre intimité sans nous enraciner en lui. C’est pourquoi nous pouvions conclure hier soir que le règne de l’homme et le règne de Dieu coïncidaient, précisément parce que nous ne devenons vraiment nous-mêmes que dans cette relation vivante qui nous jette en Dieu.

Nous voulons maintenant essayer d’approfondir cette distance, de nous en rendre un compte plus exact, en nous aidant de la psychanalyse et de tout ce que la psychologie contemporaine peut nous apprendre sur ce fond mystérieux que l’on appelle l’inconscient.

Les découvertes de la psychanalyse sur l’inconscient

Le Journal d’une schizophrène

Vous vous rappelez que Pascal déjà avait dit : « Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît pas. »  Ce mot si bref et si beau nous permet de penser que Pascal, avec son génie, avait déjà une intuition de ce que la psychanalyse devait découvrir avec plus de précision. Et, pour ne pas rester dans le vague, nous allons, de nouveau, nous servir d’un exemple ou de plusieurs exemples. Je vais choisir d’abord celui qu’il faut nécessairement méditer, parce que il est le plus convaincant, parce que il a été publié, parce qu’il est connu de tous les psychanalystes et parce que j’ai connu moi-même, d’ailleurs, le héros de cette histoire ou plutôt l’héroïne de cette histoire.

L’héroïne de cette histoire était d’abord une petite fille qui, à l’âge de cinq ans, éprouva des troubles d’orientation, c’est-à-dire que elle se plantait au milieu de la rue, ne pouvant plus ni avancer ni reculer, parce que le monde se défaisait à ses yeux, elle n’arrivait plus à saisir le lien qui unissait les objets, et elle était donc littéralement désorientée. Elle garda d’ailleurs pour elle-même le secret de ses troubles qui l’effrayaient et qui s’aggravèrent au moment de la puberté. Alors, elle éprouva une véritable panique et elle demandait à ses compagnes d’école, sans leur dire d’ailleurs le motif, de l’accompagner jusque chez elle, jusque chez elle.

Elle avait fait d’ailleurs dans l’entre-temps, la connaissance d’une psychanalyste qui est connue dans le monde entier pour ses travaux, qui s’était intéressée à elle. Comme elle n’avait elle-même pas d’enfant, elle s’était intéressée à cette jeune fille, l’avait entourée d’attentions maternelles d’une très grande pureté, d’une très grande générosité, sans entreprendre cependant sur elle un véritable traitement.

Comme les conditions familiales étaient extrêmement difficiles, la jeune fille dut interrompre ses études secondaires, où elle réussissait admirablement ; étant donné tous les troubles psychiques dont elle souffrait, elle dut interrompre ses études pour travailler.

La situation devint beaucoup plus grave à ce moment-là, parce que, outre ses troubles de désorientation, elle éprouvait un commandement impérieux de se nuire à elle-même, qui prenait cette forme aiguë, en particulier, de se brûler, le commandement de se brûler. Elle cherchait donc toutes les occasions de mettre sa main au feu, des plaques rougies pour y poser sa main si elle le pouvait. Puis, elle fut surprise, précisément, un jour qu’elle entreprenait cette agression contre elle-même, qu’elle cherchait à mettre ses mains sur des plaques rougies à blanc, elle fut surprise par son chef de bureau, sans qu’elle s’en doutât d’ailleurs, et celui-ci signala son cas à l’Office d’Hygiène Publique.

Un soir, des infirmiers vinrent pour l’arrêter, c’est-à-dire pour l’interner d’office, vinrent chez elle et, heureusement, elle était absente. Elle se trouvait ce soir-là précisément chez la psychanalyste dont je viens de parler. La psychanalyste, mise au fait de cette tentative d’internement d’office, comprit qu’il fallait prévenir l’événement et elle la mit elle-même dans une clinique ouverte, en avertissant le personnel de ses tendances, pour qu’on la surveillât.

En fait, comme il aurait fallu la surveiller 24 heures sur 24 heures, il fallut renoncer à la clinique ouverte, la mettre dans une clinique psychiatrique, dont la première, en raison d’une promiscuité infernale, fut un échec complet. On la mit dans une autre clinique fermée de meilleur ton, et là la schizophrénie, la schizophrénie se déclara de façon évidente.

La jeune fille était enfermée en elle-même, elle perdait tout contact affectif avec les autres et son agressivité était plus violente que ja…, plus violente que jamais contre elle-même. Elle refusait absolument de manger. Il fallait donc la nourrir artificiellement, et elle cherchait toutes les occasions de se jeter par la fenêtre ou de porter atteinte à sa vie.

Il y avait cependant dans son régime une exception singulière : c’est que elle mangeait des pommes à condition qu’elle pût les cueillir à l’arbre. On pouvait lui offrir des kilos de pommes du marché, elle n’y touchait pas, mais elle pouvait manger spontanément les pommes qu’elle avait cueillies elle-même à l’arbre, ce qui d’ailleurs parfois lui attirait de singulières histoires avec les fermières qui ne se doutaient pas que elles avaient affaire à une malade.

Un jour, elle fit une fugue dans la montagne, où une paysanne la rencontra et comprit son infortune, et réussit à la ramener à sa clinique. Et, à quelques jours de là, comme on lui avait changé son infirmière sans l’en prévenir, elle en avait conçu une immense colère et fit une seconde fugue. Elle arriva dans un état, d’ailleurs, de complet délabrement, chez la psychanalyste et celle-ci lui offrit des pommes auxquelles elle ne toucha pas.

Mais, comme elle avait atteint le fond de sa détresse, elle fit un geste révélateur et elle montra de son, de son, son bras ou plutôt de sa main, le sein de la psychanalyste, en réponse à l’offre que celle-ci lui faisait des pommes. Alors la psychanalyste comprit dans un éclair que les pommes signifiaient le sein, que, par conséquent, l’origine de la maladie devait être un sevrage, c’est-à-dire un événement de la toute petite enfance qui s’était imprimé dans l’inconscient comme une blessure.

Alors, sûre de son fait, elle étendit la jeune fille sur ses genoux, elle débita la pomme en petits quartiers, et la donna à la jeune fille en lui disant : « Ceci est le lait que maman donne à sa petite Renée. » Et cette formule, symbolique, qui rencontrait précisément le fond même de cet inconscient, qui était un – inconscient infantile, provoqua une véritable résurrection. La jeune fille se dénoua, se déplia, et ce soir-là elle fut tout à fait normale.

La psychanalyste, émerveillée, crut que la partie était gagnée, et le lendemain elle voulut la traiter comme une personne normale, l’assit à sa table, lui ordonna de manger avec une certaine sévérité et produisit par-là même un choc qui reprécipita la jeune fille dans un état pire que celui qu’elle avait traversé jusque-là.

Mais la méthode était trouvée : la psychanalyste la mit dans le sein maternel d’une manière symbolique, dans une chambre dont la lumière verte était tamisée, et puis elle reprit l’allaitement symbolique de la pomme avec la même formule, en liquidant tous les complexes de jalousie qui avaient opposé la jeune fille à ses frères et sœurs, par des petits personnages de papier, enfin jusque finalement, jusqu’à ce que la partie fut gagnée.

La jeune fille guérit, et elle guérit tellement d’ailleurs que c’est elle-même qui a écrit son journal, Le Journal d’une schizophrène et qu’elle exerce elle-même actuellement comme psychanalyste.

L’origine du traumatisme

Quelle était l’origine de ce traumatisme, de cette blessure qui devait avoir des conséquences si terribles, puisque cette maladie dura plus de vingt ans ? Il s’agissait, en effet, d’un sevrage qui avait été pratiqué radicalement et brutalement – notez la précocité – à l’âge de trois mois, à l’âge de trois mois, à la suite d’un diagnostic erroné d’un médecin, qui avait cru que la fillette souffrait d’une gastrite, avait ordonné la suppression du lait maternel pour le remplacer par de l’eau additionnée de quelques gouttes de lait.

L’enfant dépérissait d’ailleurs de plus en plus, et l’une de ses grands-mères, sa grand-mère maternelle, venant rendre visite à la famille, avec son intuition, devina immédiatement que l’enfant mourait de faim. C’était en effet le cas : l’enfant mourait de faim. La grand-mère la prit chez elle, rétablit sa santé, et malheureusement dut la rendre – je n’en sais pas le motif : – dut la rendre au bout de sept ou huit mois, c’est-à-dire à l’âge de onze mois, elle la rendit à sa mère.

Le père de l’enfant – il y avait cinq enfants dont la petite fille devait être l’aînée, mais j’anticipe puisque nous sommes à l’âge de onze mois seulement – le père était un personnage grossier, absurde, qui n’avait aucun sens de la dignité paternelle et de la dignité de l’enfant, qui poussait de grands éclats de rire quand la petite fille demandait à manger, qui feignait devant elle de dévorer sa mère pour lui arracher des cris et qui, lorsque l’enfant eut cinq ou six ans, abandonna complètement sa famille, en la laissant dans une absolue misère. Lui-même, était bien de sa fortune, et il avait les moyens d’entretenir cette famille, il l’abandonna complètement, si bien qu’à la force du poignet la mère dut élever ses cinq enfants.

Mais, si la mère fut très courageuse et très digne, elle manqua complètement de psychologie, puisque elle demandait constamment à son aînée, qui est l’héroïne de notre récit, elle lui demandait constamment de renoncer à ses jouets, à ses friandises quand elle en avait, en faveur de ses petits frères et sœurs : « Tu es l’aînée, donc tu dois te sacrifier ; tu es l’aînée, donc tu dois penser aux autres. » Et, en outre elle lui disait : « Ne me cache rien, n’essaie pas d’ailleurs pas de me rien cacher, parce que je lis dans ta pensée. » Alors la petite fille, qui était jalouse de son intimité, comme il est naturel, s’acharnait à penser à ce à quoi elle ne pensait pas, pour qu’on ne sût pas à quoi elle pensait. Eh bien ! Une petite fille condamnée à une telle gymnastique, évidemment, il y a de quoi la déboussoler.

Mais vous voyez, c’est ça qui est extrêmement important dans ce récit, c’est que c’est un événement qui s’est produit à l’âge de trois mois qui a commandé tout le déroulement de la vie.

Le déterminisme de l’inconscient

Et c’est ainsi pour tous les hommes : personne n’échappe à ce déterminisme de l’inconscient. L’inconscient est la première source de toutes nos énergies et, l’enfant, contrairement à ce qu’on pense, l’enfant voit tout, entend tout, et retient tout. Davantage : non seulement l’enfant voit tout, retient tout, enregistre tout, mais il enregistre tout naturellement sans discernement, en vrac, tout ce qui vient, et sans compréhension. Il a donc au fond de lui-même un film illimité et infini, qui va constamment se dérouler, dès là que il ne sera pas occupé par les exigences les plus rigoureuses de l’existence matérielle. C’est ce film qui nous habite qui se déroule constamment, dès que nous ne sommes pas en état de veille.

Ce film, d’ailleurs, se constitue dès le premier jour et même avant, dans la vie déjà, dans la vie intra-utérine : de toutes les impressions que l’embryon peut recevoir à travers sa mère. Et, ce film se continue dès que l’enfant a vu le jour pendant les deux premières années, d’une manière si impressionnante que l’enfant ne pourra jamais s’en détacher.

Car les deux premières années comptent pour vingt ans de la vie totale. Le temps des enfants est infiniment plus riche que le nôtre, il est beaucoup plus créateur, il s’y passe infiniment plus de choses. Et les deux premières années, où l’enfant a enregistré plus ou moins passivement surtout la première, les premiers six mois, a enregistré passivement une foule indénombrable d’impressions, ces deux premières années portent toute la vie.

Sans doute on ne s’en souvient pas, on est incapable de localiser les premiers événements. Jamais cette petite fille ou cette jeune fille plutôt, jamais cette grande malade n’aurait pu imaginer qu’elle souffrait dans sa conscience d’adulte d’un sevrage pratiqué à l’âge de trois mois.

Et ce n’est qu’à la faveur de ce symbole, où le sein maternel était figuré par la pomme, que le contact a pu s’établir. Aucun langage évidemment, aucun langage adulte ne peut pénétrer dans ces bas-fonds, puisque ces impressions s’accumulent dans l’inconscient et constituent l’inconscient, à un moment où le langage n’existe pas encore pour l’enfant.

Personne ne peut, d’ailleurs, se souvenir de ces événements tout à fait primitifs, en tant que ils sont des souvenirs que l’on peut étiqueter en disant que c’était à telle période, et que ça avait telle forme ou telle figure, mais chacun de nous les éprouve à l’état d’impulsions.

Justement l’inconscient, ce n’est pas un trésor d’images tout d’abord, mais c’est d’abord un trésor d’impulsions. C’est sous forme de tendances, d’appels, c’est sous forme passionnelle, si vous voulez, sous forme de mouvements affectifs que l’inconscient nous atteint.

[Repère enregistrement audio: 18′ 41 »]

Personne n’échappe à son inconscient, personne n’échappe à sa petite enfance, et au désir de valoir

C’est universel : personne n’échappe à son inconscient, personne n’échappe à sa petite enfance et presque toutes les attitudes des adultes, toutes leurs décisions sont commandées par les impulsions d’un psychisme infantile.

Marqués par notre inconscient

Et nous sommes tous marqués par notre inconscient plus ou moins, mais si vous voulez chercher l’origine d’une maladie mentale, l’origine des scrupules, l’origine de presque tous les désordres affectifs, l’origine de presque tous les crimes, c’est là qu’il faut les chercher : dans ce dynamisme passionnel, dans cette masse incroyable d’impulsions dont on ne connaît pas l’origine, et qu’on ne peut pas ne pas subir. Si bien qu’une quantité innombrable d’attitudes prises par des adultes sont simplement la projection et la réalisation de tendances infantiles dont ils sont parfaitement inconscients.

Je mettrais ma main au feu que Hitler, qui a failli mettre le monde à l’envers, et d’ailleurs qui l’a troublé – et combien il continue à le troubler puisque son système se propage un peu partout sous forme de tortures imposées à des êtres désarmés – je gagerais qu’Hitler est un être dont l’enfance a été humiliée et qui a pu prendre une formidable revanche et qui, à son insu d’ailleurs avec tous les dons qu’il avait, mais avec cet instinct primitif qui l’habitait, a voulu que cette revanche fût éclatante.

Et il a profité de ce que l’Allemagne tout, tout entière avait le même sentiment, le même désir de revanche après la guerre de 14 où elle avait été vaincue, pour insérer en quelque sorte sa propre passion dans celle de son peuple et pour l’entraîner ainsi dans cette aventure qui devait être pour le monde entier une catastrophe irrémédiable.

Le besoin de primauté chez l’enfant

Il y a une légende qui veut que les enfants soient innocents. C’est absurde. L’enfant n’est pas innocent, pas plus qu’il n’est coupable. L’enfant est, jusqu’à un certain degré, spontané, c’est-à-dire que l’enfant sait moins bien camoufler que l’adulte, c’est tout. Et il est clair que l’enfant apporte au monde tous les appétits de possession, tous les désirs de monopoliser, tout le besoin de valoir, de se faire valoir, d’être admiré, d’être aimé, d’être le premier. Et, c’est tellement classique que je ne vous apprends rien en vous signalant le cas de cette petite fille qui est l’aînée, qui a deux ans et demi, qui s’appelle Nadine, qui est adorée naturellement de sa grand-mère, qui est la première merveille du monde pour ses parents, qui est toujours au premier plan et qui le sait, qui devient une merveilleuse comédienne parce que elle ne veut pas perdre une occasion de se faire valoir, quand éclate la catastrophe : la naissance d’un petit frère.

Pour elle, c’est une catastrophe puisque elle devra partager : partager l’attention, partager l’admiration, partager l’affection, partager l’activité. C’est impossible ! La grand-mère, d’ailleurs, qui s’intéresse à elle, continue à la choyer. Mais un jour la grand-mère s’oublie : voilà que elle porte ses caresses, en voiture, comme ils allaient chaque jour en voiture, avec la petite fille, elle porte ses caresses sur le petit garçon, et tout d’un coup, elle se sent violemment mordue par la petite fille qui lui rappelle son existence.

C’est tellement classique que on publie des livres remplis de tels exemples où l’enfant, mettons la petite fille qui entend vanter les beaux yeux de sa petite sœur, prend du vitriol pour les détruire afin qu’il n’en soit plus question.

Pour prendre un exemple moins sensationnel, c’est de nouveau l’aînée, Claire-Lise, qui est très précoce, qui fait l’émerveillement de tout le quartier et à laquelle arrive le même malheur : la naissance d’une petite sœur. Alors sa mère, qui a tout de même un tantinet de psychologie, veut l’apprivoiser avec la nouvelle-née : elle la fait venir à la maternité, afin qu’on rentre ensemble à la maison. Mais la mère ne va pas jusqu’au bout de son intuition : elle met l’aînée à côté du chauffeur, elle garde la nouvelle-née avec soi, et la petite fille sent le mur. Sa mère est déjà toute à la petite sœur. Elle, elle est séparée d’elle à côté du chauffeur. Alors, lorsqu’on arrive à la maison, la petite fille se précipite de tout son élan, à peine la portière est-elle ouverte, de manière à tomber, à se blesser, à saigner pour qu’on s’occupe d’elle.

C’est l’inconscient qui mène le monde

C’est l’inconscient qui mène le monde. C’est le conscient qui écrit l’Histoire, mais c’est l’inconscient qui la fait.

Je remarque que, tout cela va être réprimé par l’éducation, on va camoufler tout cela, on va apprendre les formules d’humilité, les formules de générosité, mais ça ne remédiera à rien : on portera au fond de son cœur cette rivalité, cette jalousie, ce besoin de primauté qui fera de tel monsieur un président du conseil, d’un autre un cardinal ou un évêque, mais chacun ira dans le sens de sa revanche, sans qu’il s’en doute. Il y a des gens qui entrent à l’Académie avec l’habit vert et un chapeau à plume, simplement pour prendre leur revanche d’une enfance humiliée dont ils ne se souviennent même pas.

C’est l’inconscient qui mène le monde et, comme je le disais, c’est le conscient qui écrit l’Histoire, mais c’est l’inconscient qui la fait.

Baudelaire que vous connaissez bien, ce très grand poète, a vécu presque toute sa vie sous le sentiment du second mariage de sa mère. Il adorait sa mère, son père était considérablement plus âgé qu’elle. Il adorait sa mère et son père mourut alors qu’il était encore un petit garçon.

Toute sa passion se porta sur sa mère qu’il adorait, qui était son unique tendresse et pour laquelle il croyait être l’unique amour. Quand elle se maria en épousant un général, Baudelaire en fut tellement meurtri que il en demeura marqué à un degré exceptionnel toute sa vie. Toute son histoire est dominée par ce second mariage qu’il ne pardonna jamais à sa mère.

Et, s’il se livra à des désordres éclatants, s’il dut mourir gâteux à l’âge de 49 ans après toutes sortes d’excès, ce n’est pas que il eût le goût du mal, bien qu’il ait écrit Les Fleurs du Mal, mais c’est qu’il voulait jeter à la face de sa mère l’opprobre de sa vie. Il voulait qu’elle sentît que c’était sa faute à elle : « Eh bien ! Voilà ce que je suis, et c’est de ta faute. C’est parce que tu ne m’as pas aimé. C’est parce que tu as préféré ton bonheur au mien, que je suis réduit à cette situation. Si tu as à te plaindre de ma conduite, il faut t’en prendre à toi-même. »

La puissance de l’affectivité

Bien sûr que ceci déjà est bien loin de la petite enfance, puisque Baudelaire était un petit garçon parfaitement capable de parler et de raisonner quand sa mère se remaria, mais néanmoins ceci illustre et est dans le prolongement de cette puissance incroyable de l’affectivité que nous venons de signaler et d’approfondir, comme une illustration de première grandeur, puisque nous avons affaire-là à un homme de génie qui a été parfaitement incapable de s’apercevoir que il était dominé par ce complexe et que il se livrait à ses entraînements beaucoup plus pour punir sa mère que pour se livrer à des désirs personnels.

J’insiste là-dessus parce que l’immense majorité des éducateurs ne sont pas conscients, ne sont pas conscients de cette situation et provoquent des catastrophes parce que ils nouent toujours davantage les complexes qui se sont formés en les refoulant, en les méconnaissant ou en les punissant éventuellement.

Et, ce qui est beaucoup plus grave, les directeurs spirituels généralement n’en ont aucune connaissance, et on construit le cinquième étage sur la terre en oubliant que il y a tout cet entre-deux. On donne des conseils de vertu, on impose des obligations, on donne des directions, on imagine des épreuves mystiques incroyables et on ne s’aperçoit pas que, tout simplement, on a affaire à un inconscient qui est resté infantile et qui est incapable de ne pas déclencher les impulsions que l’être subit.

Le désir de valoir

J’ai connu une fondatrice de monastère, une fondatrice de très grande classe, c’est-à-dire ayant des dons exceptionnels, extraordinaires, une culture fantastique, une dame très ancien régime d’ailleurs, très aristocrate, très rigide, très austère, qui parlait comme un livre des douze degrés d’humilité et qui avait réuni un immense monastère dont elle était la législation vivante, et qu’elle édifiait par sa grandeur, par l’ intelligence et ses conseils empruntés aux Pères grecs et latins qu’elle lisait à vue, et elle donnait l’impression vraiment d’être un Himalaya de la vie spirituelle.

Eh bien ! Il est arrivé à cette prieure la pire des infortunes : c’est que, un jour, elle n’a pas été réélue prieure. Ce qui voulait dire que sa communauté, cette communauté qu’elle avait fondée, qui avait tout entière passé par sa main, que la majorité de la communauté la désavouait. Ce fut une catastrophe : elle ne put jamais accepter cette démission et, lorsque la nouvelle prieure faisait ses instructions, on l’entendait bougonner dans un coin en agitant sa canne, parce que elle était dans un état de protestation dans lequel elle devait persévérer jusqu’à sa mort.

Eh bien, ce cas qui a scandalisé certaines religieuses qui avaient pour elle la plus grande admiration, ce cas pour moi est clair : cette femme n’était pas née ! Elle avait des dons certainement très exceptionnels, mais elle n’était pas née.

C’était la petite fille prodige à qui tout avait réussi, qui avait toujours eu la première place, qui n’avait jamais connu d’échec, dont les goûts étaient naturellement élevés, qui naturellement ne pouvait pas avoir des tentations basses étant donné sa classe et son intelligence, mais qui ne se rendait pas compte qu’elle était gouvernée par ce désir de valoir, comme on le vit précisément au moment de sa déposition qui était le premier échec de sa vie.

C’est ce premier échec, arrivé d’ailleurs tardivement, qui révèle qu’elle n’était pas née. Elle avait revêtu toute cette vie religieuse du dehors, avec sincérité d’ailleurs. Il ne s’agit pas d’imaginer que elle se soit elle-même trompée sciemment et volontairement, simplement elle était allée vers cette vie religieuse parce qu’elle correspondait à ses goûts. Comme elle avait eu la primauté, il lui était facile d’imposer des pénitences qui correspondaient encore à ses goûts, parce que finalement c’était toujours elle partout et en tout. Il a fallu cet événement pour révéler que elle était ce qu’elle était : une petite fille qui n’avait pas encore passé par la nouvelle naissance.

Identifiée avec l’autorité

J’ai connu une autre prieure d’un très grand couvent, qui était soumise à la réélection triennale et qui a réussi à se maintenir quarante ans et plus au gouvernement avec des astuces de politicienne, en empêchant les religieuses qui lui étaient contraires – c’était un couvent cloîtré – de jamais se rencontrer. Alors, comme elles ne pouvaient jamais se rencontrer avant les élections, c’est toujours elle qui ressortait.

Et j’ai assisté d’ailleurs à sa non-réélection finalement volontaire, c’est-à-dire que on l’avait persuadée – je crois qu’elle n’avait pas compris la chose – on l’avait persuadée, de refuser une nouvelle élection. Et, en effet, elle avait déclaré qu’elle n’accepterait pas une nouvelle élection.

Ce qui ne l’a pas empêché au moment où elle a transmis ses pouvoirs à la nouvelle prieure, elle lui donnait des ordres exactement comme si elle était sa prieure, parce que quarante ans de commandement l’avait identifiée avec l’autorité : elle ne pouvait pas s’imaginer que ça pourrait jamais cesser.

L’intérêt pour l’orthodoxie à travers une passion amoureuse

Cela va très loin : une jeune fille très rigide dans ses principes catholiques, formée à l’école de saint Thomas d’Aquin, une jeune fille me parle un jour tout d’un coup de l’orthodoxie comme d’une chose qui paraît très intéressante ; il y a dans l’orthodoxie beaucoup plus de souplesse, beaucoup moins de rigidité, beaucoup plus de poésie. Moi, qui suis très ami des orthodoxes, ça ne me gêne pas, bien entendu. Mais quand j’apprends que elle commence à aimer un ingénieur orthodoxe, je comprends mieux : car ce n’était pas tellement l’orthodoxie que l’ingénieur orthodoxe qui motivait ce retournement de ses positions rigides. Elle ne se rendait pas compte qu’elle obéissait simplement à un être humain, ce qui est d’ailleurs parfaitement légitime, et que l’inconscient justement avait cheminé beaucoup plus vite que son intelligence.

Une charge confiée qui permet de se sentir grand à ses propres yeux

Dans un autre cas où telle religieuse qui faisait merveille dans un emploi qui la mettait en contact avec le monde, qui lui donnait une initiative presque absolue, qui lui permettait de vivre aussi un peu en marge de la communauté avec les gens dont elle s’occupait, lorsque on lui enleva sa charge, se dégonfla complètement, perdit sa santé, ne fut plus bonne à rien parce que, justement, elle avait le sentiment que elle ne savait plus, que cette charge qui la grandissait à ses propres yeux et qui était sa véritable raison de vivre au point de vue psychique, cette charge lui ayant été retirée, ses accumulateurs se déchargèrent et elle ne put que traîner sa carcasse de malade.

Une humilité de façade

Cela va très loin. Et si vous voulez une petite histoire que racontait le Cardinal Verdier, qui est touchante et amusante à la fois, mais qui va toujours dans la même direction.

Le Cardinal Verdier raconte qu’un prêtre qui avait la mitrite, c’est-à-dire la démangeaison de l’épiscopat, qui n’avait pensé que à cela toute sa vie, qui se voyait toujours en violet et qui avait fait d’ailleurs toutes les démarches possibles pour y arriver, enfin reçoit un jour la bulle qui lui annonce qu’il est nommé évêque. Alors, il ne se tient pas d’aise, naturellement, mais ce n’est pas très convenable de montrer qu’on est content dans ces circonstances.

Il va pleurer dans le gilet du Cardinal Verdier, qui n’en croit pas un mot, bien entendu : « Je suis très indigne. Mais comment ? Je n’arriverai jamais… » Le Cardinal Verdier qui était un paysan roué et auquel on n’en remontrait pas, dit : « Mon cher ami, ne prenez pas les choses au tragique. Il est toujours temps de refuser. » Alors, conclut le Cardinal, il préféra pleurer ! C’est une boutade, si vous voulez, mais ça va toujours dans le même sens : c’est le conscient qui écrit l’Histoire, mais c’est l’inconscient qui la fait.

Nos décisions sous l’emprise d’un psychisme infantile

Et c’est universel, universel : personne n’échappe à son inconscient, personne n’échappe à sa petite enfance et presque toutes les attitudes des adultes, toutes leurs décisions sont commandées par les impulsions d’un psychisme infantile. Quand on a un peu l’habitude de s’en apercevoir on s’en aperçoit aisément et, bien entendu, ce ne sont pas des choses à dire, ce serait une catastrophe de les dire ; tout ce qu’on peut faire, c’est d’en tenir compte pour ne pas blesser, entraînant une atmosphère qui aide les hommes à se délivrer.

La nouvelle naissance, c’est la condition sine qua non, la condition absolue de notre libération.

Car il y a une délivrance possible, mais cette délivrance, notre Seigneur lui-même l’a appelée de son vrai nom : c’est la nouvelle naissance, et vous comprenez mieux, à travers cet itinéraire que nous venons de parcourir, que la nouvelle naissance n’est pas un mot.

La nouvelle naissance, c’est la condition sine qua non, la condition absolue de notre libération. Car il n’y a que Dieu qui puisse atteindre ce fond, ce fond. C’est une immense erreur de croire que le raisonnement ait prise là-dessus : le raisonnement n’a aucune prise, aucune. Tous les conseils que l’on peut donner sont inefficaces, car les conseils ne pourront que provoquer ce résultat : on va refouler, refouler encore la tendance, mais elle va immédiatement se déguiser pour reparaître à un tournant plus éloigné. Mais on la retrouvera toujours comme une espèce de nappe souterraine ou plutôt comme une lave qui éclatera d’une manière volcanique lorsque la compression sera devenue intolérable.

Le fond de l’inconscient

Et, au fond de l’inconscient, qu’est-ce qu’il y a ? Un psychanalyste l’a bien vu, et je crois que c’est celui qui a le mieux vu. Freud avait parlé du sexe ; un autre avait parlé, c’était Adler, de la volonté de puissance ; et ce psychanalyste qui s’appelle Hesnard a bien vu, je crois, que le fond, le désir le plus fondamental de l’homme c’est le désir de valoir, le besoin de valoir, le besoin de compter pour quelqu’un, l’impossibilité de vivre sans compter pour quelqu’un, puisque, après tout, l’homme peut se suicider. S’il persévère dans la vie, c’est que il a une raison de vivre et ce motif, il faut bien qu’il l’emprunte à une tendance fondamentale en lui, et cette tendance première c’est, je crois, en effet, le besoin de valoir, de compter pour quelqu’un.

Toutes les rivalités infantiles, toutes ces jalousies, tous ces ressentiments, tous ces besoins de revanche qui étouffés par une éducation maladroite, voient précisément se sédimenter dans ce fond que l’on oublie dans la zone consciente, mais qui est là en dessous, qui travaille comme un fleuve de lave qui cherche une issue pour éclater.

Donc tous les conseils, tous les livres, toutes les fac théologiques, toutes les morales, tous les ordres, toutes les sanctions échouent à mettre en ordre ce psychisme parce que, justement, pour le mettre en ordre, il faudrait le connaître, il faudrait en être conscient.

Or, par définition, on ne l’est pas et nous avons vu que seul le symbole, le langage symbolique de la pomme a pu entrer en correspondance avec cet événement complètement oublié, et qui n’a pu être vérifié que par le récit de la mère qui, elle, évidemment pouvait se souvenir.

La nouvelle naissance

Il y a quelque chose qui peut atteindre l’inconscient et c’est l’amour, c’est le rayonnement d’une personne, c’est la bonté, c’est le silence, c’est la musique, c’est toute cette atmosphère justement qui constitue une respiration, et qui va jusqu’aux racines et qui peut les tourner vers leur soleil. Dieu a prise sur l’inconscient…: il est dedans, il n’est pas dehors. C’est donc du dedans qu’il intervient.

Mais il y a quelque chose qui peut atteindre l’inconscient et c’est l’amour, c’est le rayonnement d’une personne, c’est la bonté, c’est le silence, c’est la musique, c’est toute cette atmosphère justement qui constitue une respiration, et qui va jusqu’aux racines et qui peut les tourner vers leur soleil. Dieu a prise sur l’inconscient parce que Dieu justement est une personne, Dieu est un vivant, Dieu est une Présence, Dieu est une lumière, Dieu est un amour et que Dieu est intérieur : il est dedans, il n’est pas dehors. C’est donc du dedans qu’il intervient. Alors lui, il peut apprivoiser toutes ces puissances, il peut les éclairer, il peut les redresser, il peut les ordonner, les harmoniser et en faire le clavier des vertus. Mais autrement, elles sont là ; elles sont là… Et si on les prend de travers, on ne peut que provoquer des catastrophes.

[Repère enregistrement audio: 44′ 27 »]

Une seule chose est nécessaire : le regarder, l’écouter, revenir à Lui et se perdre en Lui

La vie en porte-à-faux

Il est donc parfaitement vain de vouloir ignorer cette réalité. La vie religieuse est si souvent en porte-à-faux, comme la vie d’ailleurs, la vie en général, que ce soit la vie du savant qui est ambitieux et qui préfère les honneurs à la vérité, que ce soit l’homme d’Église qui veut parvenir aux dignités ecclésiastiques, que ce soit la prieure qui se maintient au pouvoir, que ce soit la religieuse qui fait parade de sa science ou que ce soit la mère de famille attachée animalement à ses enfants et voulant les posséder pour elle en trouvant toujours un prétexte pour empêcher son fils de se marier, en réalité pour le garder auprès d’elle.

Quelle que soit la forme que prenne l’inconscient, il est là, il faut le postuler, le supposer d’avance et être extrêmement prudent dans nos rapports avec autrui, dans nos rapports avec les enfants que nous élevons surtout.

Nous pouvons provoquer de véritables tragédies chez les enfants, lorsque nous voulons simplement faire rentrer la fièvre qui peut les affecter par des sanctions, par des exigences, par une insistance indiscrète qui voudra imposer du dehors une harmonie qui ne peut se constituer que du dedans.

Comme nous pouvons, d’ailleurs, nous retourner l’âme et nous mettre à l’envers nous-mêmes dans la conduite de nos propres affaires si nous ne tenons pas compte de cet élément.

La guérison depuis les racines

Car on ne peut pas combattre directement l’inconscient : il n’y a qu’une seule manière de le redresser, encore une fois, c’est d’y faire pénétrer la lumière de Dieu. Or Dieu est déjà en nous comme un soleil, un soleil caché mais présent et, si on arrive à rendre l’être perméable et transparent à ce soleil, alors la guérison se fera justement dans les racines.

C’est toujours un traitement de racines qui s’impose, parce que, si on n’atteint pas à la racine ces forces ignorées, souterraines, qui se multiplient comme les racines des arbres séculaires et qui peuvent s’étendre très, très loin du tronc, ces racines méconnues continueront à entretenir en nous un désordre dans les soubassements et nous finirons tôt ou tard par être la proie de notre inconscient infantile.

Se tenir debout dans la vérité

Dès qu’on n’est plus en Dieu, dans le vrai Dieu, dès qu’on n’est plus perdu en Dieu, tant qu’on n’est pas libéré de soi, il est impossible qu’on ne trafique pas autour de son inconscient. C’est impossible.

Voyez : nous prenons mieux conscience ainsi de la distance entre nous-même et nous-même, de tout le chemin à parcourir pour atteindre jusqu’à notre véritable intimité, de l’impossibilité d’exister au fond et de se tenir debout dans la vérité, si on n’est pas – et actuellement, c’est-à-dire dans le moment même – en union avec Dieu. Dès qu’on quitte Dieu, qu’on n’est plus en Dieu, dans le vrai Dieu, dès qu’on n’est plus perdu en Dieu, tant qu’on n’est pas libéré de soi, il est impossible qu’on ne trafique pas autour de son inconscient. C’est impossible.

Le formulaire d’humilité

Et si on gravite autour de son inconscient, il est impossible, si on est adulte, de ne pas se camoufler. C’est pourquoi il y a tout un formulaire d’humilité.

Il y a tout un formulaire des religieux, qui me donne la nausée d’ailleurs, où on cherche à se raconter à soi-même des histoires, à faire croire qu’on « aime la dernière place », qu’ « on a de la joie à être humilié » et patati et patata : autant de racontars auxquels je ne crois jamais.

Il est évident que l’authenticité de la vie, elle est silencieuse. On ne peut pas feindre la vérité, on ne peut pas. On ne peut pas feindre l’humilité et, dès que j’entends des formules d’humilité, je me défie : c’est presque sûr, le sûr indice qu’il n’y a pas de véritable humilité et, si nous rencontrons tant de gens camouflés, surtout dans le monde dévot, surtout dans le monde très bien – oh, mon Dieu ! Les pauvres diables se montrent généralement comme ils sont – c’est justement parce que l’homme n’est pas né.

L’homme n’est pas né

L’homme n’est pas né. Il ne faut pas d’ailleurs lui en vouloir : c’est que personne ne l’a fait naître. Mais justement, dans la mesure où l’homme n’est pas né, il faut être prudent, parce que si on blesse ce dynamisme infantile, on blesse les tendances à la primauté, à la revanche, à l’étalage de soi, on peut provoquer quelque chose de pire que tout ça.

Il faut jouer le jeu quand on se trouve en présence des gens, jouer le jeu parce que, tant qu’ils ne sont pas capables de se redresser eux-mêmes, c’est-à-dire tant qu’ils ne sont pas touchés par le fond, par une rencontre proprement divine, ils sont bien obligés de se supporter comme ils sont. Alors, il ne faut pas leur enlever leurs illusions, il ne faut pas crever la baudruche. Il faut tirer parti de ce qui est, tirer parti de leur vanité pour le meilleur, tirer parti de leurs ambitions pour le meilleur, tirer parti de leur science pour le meilleur parce que ce n’est que peu à peu, si la grâce triomphe en eux, qu’ils arriveront à une vie authentique où justement leur centre de gravitation sera Dieu.

L’unique nécessaire, c’est d’adhérer à Dieu

Il y a vraiment un unique nécessaire, c’est d’adhérer à Dieu, c’est de se perdre en lui. Ne combattons pas notre vanité, notre ambition, notre gourmandise, notre sensualité. Faisons bien mieux : survolons tout cela et, quel que soit l’appel de la tentation, renonçons à discuter avec elle : c’est peine perdue parce que repousser une tendance, c’est encore tourner autour de soi.

C’est aussi bien pourquoi – et c’est par-là qu’il faut conclure – notre Seigneur nous oriente vers l’unique nécessaire. Il y a vraiment un unique nécessaire, c’est d’adhérer à Dieu, c’est de se perdre en lui et il faut renoncer à toute autre chose. Ne combattons pas notre vanité, notre ambition, notre gourmandise, notre sensualité. Faisons bien mieux que cela : survolons tout cela et, quel que soit l’appel de la tentation, renonçons à discuter avec elle : c’est peine perdue parce que repousser une tendance, c’est encore tourner autour de soi.

Il faut se survoler et se tourner vers Dieu. Ce doit être l’unique, le premier, l’essentiel effort de la vie spirituelle : regarder Dieu, l’écouter, le retrouver, car il est certain que, si le premier mouvement dans la tentation, n’importe laquelle, est d’abord de se tourner vers Dieu, nous échappons au centre du mal qui est de coller à soi, et nous sommes déjà dans la direction du suprême bien qui est d’adhérer à Dieu.

La racine du mal c’est de coller à soi

Alors ne cherchons pas autre chose. Inutile de faire de la psychologie, parce que vous ne pouvez pas la faire. Pour la faire, il faudrait une psychanalyse qui est pratiquement impossible. Vous n’arriverez jamais au fond de vos tendances, vous ne pouvez les voir qu’en surface. Vous n’arriverez jamais à vous connaître sur le plan de la psychologie ; ce n’est pas du tout nécessaire d’ailleurs si, d’autre part, votre vie est obstinément axée sur Dieu.

Quelles que soient nos difficultés, quelles que soient nos défaillances, quelles que soient nos fautes et nos chutes, si, dès que nous sortons de notre léthargie, notre premier mouvement est de nous tourner vers lui, tout sera finalement sauvé parce que la racine du mal c’est de coller à soi et que cette racine, Dieu seul peut l’atteindre.

Dieu seul peut l’exhausser parce qu’en Dieu justement se trouvent toutes les valeurs. Il n’y a que Dieu qui puisse apaiser en nous ce désir de valoir parce qu’il le réalise à sa manière, en nous fixant en lui.

Qu’il nous efface !

Alors, n’est-ce pas, essayons de retenir de cette leçon de psychanalyse, avec les exemples qui fixent l’importance de l’inconscient dans notre mémoire, essayons de retenir cette conclusion qui est capitale : il n’y a qu’une seule chose nécessaire, celle que Jésus conseille à Marthe lorsqu’elle s’agite, en défendant Marie qui écoute et contemple. Une seule chose est nécessaire, justement de le regarder, de l’écouter, de revenir à lui et de se perdre en lui.

Et, puisque nous parlons de l’enfance, citons ce mot d’une petite fille qui faisait sa première communion, ce mot adorable de la petite fille. Celle-là, elle avait vraiment communié. Je l’ai connue, parce que c’est moi qui lui ai donné sa première communion. Eh ! bien, cette petite fille s’était appliquée vraiment – il est vrai qu’elle avait une mère géniale qui l’entourait et qui rayonnait Dieu autour d’elle. Les enfants étaient là le jour de leur première communion et ils étaient seuls entre eux. Ils parlaient donc tout à fait librement – heureusement quelqu’un a entendu à distance ce qu’ils disaient et chacun parlait de cette première communion. Et tous les enfants sans exception, sauf la petite fille, disaient des niaiseries, ce qu’ils avaient lu dans les livres, ce qui faisait bien dans le tableau, ce qui montrait qu’ils étaient des enfants pieux et que, enfin, c’était vraiment la première communion le plus beau jour de leur vie, comme disent tous les livres. Et la petite fille, qui avait vraiment communié, dit simplement ceci : « Eh ! bien, moi, il m’efface ! » C’est cela ; ça, c’était authentique, ce n’était pas dans les livres, elle l’avait vraiment vécu.

C’est là la solution, finalement, de tous les drames : quand l’adhésion à Dieu est assez ferme et assez constante, quand elle est constamment reprise et opiniâtrement poursuivie, il est impossible que, finalement, même avec tous les complexes, avec tous les désordres psychiques, que le fond de l’être ne se redresse pas et que les racines peu à peu ne s’ordonnent pas à leur soleil.

Donc, ne cherchons pas à creuser notre cervelle : tout ce que nous avons fait ou pas fait. C’est inutile, c’est inutile ! Inutile de nous demander si nous avons péché beaucoup, peu, gravement, pas gravement. Si nous avons péché, c’est dans la mesure où nous avons collé à nous-même. Alors n’insistons pas, retournons-nous vers lui ou plutôt essayons de le découvrir aujourd’hui d’une manière toute neuve, en demandant la même grâce que celle obtenue par la petite fille le jour de sa première communion : qu’il nous efface !

« Mon Dieu, cachez-moi dans votre lumière, effacez-moi tout entier en vous et faites de toute ma vie un simple regard d’amour vers vous. »

 (*) Silence Parole de vie Livre « Silence Parole de vie  »

 Publié par Anne Sigier, Sillery, septembre 2001, 250 pages

 ISBN : 2-89129-146-8