12-18/03/2014 – Conférence – La liberté de la foi

Conférence
de Maurice Zundel donnée au Cénacle de Genève, le dimanche 15 février 1970. Inédit.

 

Avec la voix de Maurice Zundel qui nous permet d’entrer plus profondément dans le texte. Pour l’écoute, affichez immédiatement le texte complet en cliquant sur « lire la suite ».

 

La liberté de la foi est fondée sur la liberté de Dieu. Cette liberté de Dieu nous est révélée dans le mystère central de l’Evangile qui est le mystère de la Très Sainte Trinité.

 

Ce qu’il y a en effet de plus lumineux dans ce mystère pour nous, c’est précisément qu’il nous révèle Dieu comme un être libéré de soi : Dieu ne s’atteint lui-même qu’en se communiquant. Notre regard à nous est un regard narcissique la plupart du temps, un regard qui revient sur nous pour nous approuver, pour nous louer, pour nous défendre, pour nous justifier, pour nous admirer, pour être enfin complice de notre moi préfabriqué.

 

En Dieu le moi se constitue au contraire, dans un pur élan vers l’Autre, et le Père n’est que un regard vers le Fils qui n’est qu’un regard vers le Père dans l’embrassement du Saint-Esprit qui n’est qu’une respiration d’amour vers le Père et le Fils.

 

Cela veut dire que la vie de Dieu, sa vie intime et virginale, cela veut dire qu’il n’a aucune complicité avec lui-même, aucune adhérence à soi, qu’il est totalement désapproprié, qu’il est totalement libre de soi et c’est pourquoi il est Dieu. Il est Dieu précisément parce qu’il réalise cette sainteté incomparable, cette virginité absolue, cette transparence éternelle de ne pas se complaire en soi, de ne pouvoir s’atteindre qu’en se donnant.

 

Il est impossible d’être plus pauvre, plus dépouillé que ne l’est Dieu, comme saint François l’a si admirablement compris ; en faisant de la pauvreté son absolu. Et si il a pu faire de la pauvreté son absolu c’est évidemment parce qu’il voyait en Dieu, en elle plutôt, l’image parfaite de la réalité divine. Ceci est généralement inaperçu.

 

Je ne parle pas du rébus qu’est la Trinité présentée comme un mystère où l’intelligence n’a rien à découvrir, mais je pense que, pour la plupart des chrétiens qui reçoivent ce témoignage de Jésus sur un Dieu trinitaire, la plupart ne perçoivent pas l’immense libération que constitue pour nous ce mystère de la liberté en Dieu. Et cela comporte une conséquence infinie pour établir des rapports authentiques avec Dieu. Cela comporte des conséquences infinies pour établir aussi des rapports avec nous-même.

 

Il y a une distance infinie entre un monothéisme clos, unitaire, fermé sur soi et narcissique et un monothéisme trinitaire et qui est essentiellement ouverture et où se réalise pleinement le mot de Rimbaud : « Je est un Autre. », la personnalité en Dieu n’étant selon l’expérience chrétienne qu’une pure relation vers l’Autre, ou à l’Autre.

 

La transcendance de Dieu apparaît dans cette perspective sous un jour tout à fait nouveau, et vous allez vous en rendre compte si vous prenez, si vous voulez, le dernier article de Pierre-Henri Simon dans [la revue] « Choisir« .

 

Pierre-Henri Simon dans « Choisir », où il donne chaque mois un billet de sa plume, Pierre-Henri Simon prend à parti un prêtre, d’ailleurs, je crois revenu à l’état laïc par sa propre volonté, et qui écrit un livre sur la prière de l’homme nouveau, de l’homme d’aujourd’hui en récusant toute soumission à l’égard de Dieu, en montrant que c’est plutôt à Dieu à supplier l’homme. Et qu’au fond c’est bien là l’attitude de Dieu : il est plutôt à genoux devant l’homme que l’homme devant Dieu, tellement que, finalement, cette pensée qui veut être chrétienne, récuse toute dépendance à l’égard de Dieu.

 

Et Pierre-Henri Simon réaffirme le dogme chrétien, du moins qu’il tient pour tel, du Dieu maître de la nature et maître de l’humanité. Il s’agit donc de reconnaître cette souveraineté de Dieu sur la nature et sur l’humanité. S’y dérober, selon Pierre-Henri Simon, fait transformer la prière en une sorte de supplication de Dieu à l’égard de l’homme ou quelque chose d’analogue, enfin récuser a priori toute dépendance parce que l’homme moderne peut se tirer d’affaire, il n’a plus besoin de trouver Dieu dans la nature puisqu’il la domine, il s’arrange fort bien avec les déterminismes cosmiques puisqu’il les utilise, il n’a pas besoin du secours de Dieu dans la nature puisque il l’exploite à son gré.

 

Alors il reste ce rapport mystérieux où Dieu, finalement, est dans la dépendance de l’homme plus que l’homme n’est dans la dépendance de Dieu.

 

Et Pierre-Henri Simon s’indigne avec toute la sincérité de sa foi contre cette position qui lui paraît travestir complètement les rapports authentiques de la créature avec son créateur. Et il conclut son article en disant : « Il se peut que cette religion soit une religion. En tous cas, ce n’est plus la religion chrétienne. Qu’on ait la loyauté de le reconnaître. »

 

Si je cite en le résumant, je crois assez fidèlement cet article, c’est parce que il nous met au cœur de l’ambiguïté dont la Chrétienté est frappée aujourd’hui et qui se présente en effet de cette manière. L’humanité qui se prétend adulte refuse la soumission à l’égard d’un maître transcendant situé en dehors d’elle-même et qui l’assujettirait à ses décrets. Elle veut bien d’un Dieu intérieur éventuellement, au cœur de l’humanité et qui constitue plus la glorification de l’homme que la Royauté de Dieu. Et l’ambiguïté, précisément, elle est née finalement de ce fait évident, que l’on n’a pas entendu le mystère de la Trinité qui est la perle de l’Evangile et l’essentielle révélation de Jésus-Christ, on le l’a pas comprise cette révélation, comme la révélation de la pauvreté et de l’humilité de Dieu.

 

Il est clair qu’un homme qui a conscience, aussi vaguement que ce soit, de son inviolabilité, qui a conscience que la vie de l’esprit pour lui se définit comme une volonté de ne rien subir, il se trouve mal à l’aise devant un Dieu extérieur à l’humanité, nullement engagé dans l’histoire de celle-ci et qui la dominerait sans courir aucun risque alors que l’humanité les court tous.

 

Il est clair que, l’accomplissement des commandements, s’ils n’engagent que l’homme et si ils ont la sanction terrible d’un enfer éternel en cas de violation, cette situation apparaît comme un viol de l’esprit, comme un piétinement de la dignité humaine, comme un défi à l’intériorité de la conscience.

 

Comment imaginer cette situation, j’entends, comment la penser à partir de la conscience de notre inviolabilité, du caractère tout intérieur de notre intimité, inviolable aux autres et à nous-même, comment penser tout cela sans révolte ? Parce qu’enfin si nous sommes assujettis à une loi qui nous commande d’aimer, d’aimer sous peine des sanctions les plus terribles et les plus irréversibles, c’est l’amour qui devient quasiment impossible : on ne peut pas aimer sous la contrainte, on ne peut pas aimer sous la menace. On peut craindre, si on croit à la force et à la puissance ; on peut craindre, mais on ne peut pas aimer.

 

C’est pourquoi la solution ne pouvait venir que de cette lumière adorable de la Trinité qui révèle le visage de Dieu comme une pure intimité, comme un pur dedans, enfin comme l’Esprit dont parle Jésus à la samaritaine : « Dieu est Esprit et il faut que ceux qui l’adorent, l’adorent en esprit et en vérité. » (Jean 4,4)

 

Dieu est Esprit, c’est-à-dire qu’il ne se suffit pas à lui-même. Il circule librement à l’intérieur de lui-même par cette éternelle communion d’amour qui constitue le mystère de la Très Sainte Trinité. Alors nous pouvons concevoir, que nous sommes inviolables pour Dieu, au premier chef, puisque lui-même est Esprit, puisque lui-même est désappropriation, puisque lui-même est l’humilité infinie de l’être qui est éternellement, totalement libre de soi.

 

Alors, tout est changé parce qu’il ne s’agit plus de se soumettre et de s’assujettir à un joug, à une loi, à un commandement. Il s’agit de devenir humble comme Dieu lui-même, de faire le vide en nous, comme il le fait éternellement en lui-même, et nous ne sommes plus les rivaux de Dieu qui n’est plus le rival de l’homme. Nous sommes engagés dans une compétition d’amour où il s’agit de se donner sans fin, sans mesure, de se donner éternellement à celui qui se donne infiniment et qui est au dedans de nous une attente qui s’offre toujours sans s’imposer jamais.

 

Alors tout ce problème si ambigu d’une soumission à un Dieu extérieur à l’humanité, ce problème est complètement éliminé parce que Dieu n’est pas ce Dieu-là : le Dieu évangélique, le Dieu qui se révèle en Jésus-Christ, le Dieu qui est dans le dialogue avec la samaritaine une source qui jaillit en nous en vie éternelle, le Dieu dont nous sommes le temple et le sanctuaire, ce Dieu-là ne peut créer que des libertés, parce qu’il est la liberté essentielle, la liberté infinie ! Il ne peut créer que des inviolabilités, et non seulement il ne viole pas notre clôture, non seulement il ne s’oppose pas à notre intimité : c’est lui qui la fonde, c’est lui qui fait de nous ses dieux car créer justement, créer une liberté, c’est créer – je parle de la part de Dieu – c’est créer une inviolabilité pour lui-même.

 

Nous sommes empoisonnés par ce problème. S’il y a tant de contestations, tant de révoltes, tant de ces mises en question qui ravagent et les traditions, et la discipline, et les croyances chrétiennes, c’est en raison de cette ambiguïté fondamentale. On n’a pas pris le tournant du Nouveau Testament qui allait intérioriser Dieu comme Jésus le fait dans son dialogue avec la samaritaine, à le voir précisément comme un pur dedans, qu’on ne peut atteindre que du dedans, en passant comme Augustin nous l’enseigne, comme il l’a éprouvé, le jour de sa conversion, en passant du dehors au dedans.

 

[Repère enregistrement audio : 14’ 50’’]

 

C’est essentiellement ce passage du dehors au dedans qui va fonder et la liberté, et l’inviolabilité, et la dignité humaine et qui va, du même coup, nous faire rencontrer Dieu comme plus intime à nous-même que le plus intime de nous-même. Cela jette un jour essentiel sur la création.

 

Quand on parle de l’univers comme le prêtre en question, disons que l’homme se débrouille très bien dans l’univers, il n’a pas besoin de l’aide de Dieu : on donne de nouveau dans une ambiguïté parce que : cet univers, est-il l’univers ? Comme l’homme, existe-t-il ? C’est toujours le même problème ! Est-ce que nous sommes dans un univers embryonnaire et en sursis, qui n’est pas encore, comme nous sommes devant un homme en sursis, et qui n’est pas encore, qui a à se faire, et qui en se faisant, achèvera l’univers ? Ou bien sommes-nous devant un univers fait, accompli, achevé et dont porterait la responsabilité ce créateur extérieur à l’univers et à nous-même ?

 

Il y a dans saint Paul, nous le savons, un verset prodigieux qui ouvre une ouverture infinie sur le mystère de la création, c’est dans le chapitre 8 de l’Epître aux Romains, cette fameuse prosopopée (1) où saint Paul nous montre la création gémissant dans les douleurs de l’enfantement, parce qu’elle est assujettie à la vanité malgré elle et qu’elle attend la révélation de la gloire des fils de Dieu.

 

Ce verset, qui est presque un bloc erratique (2) dans les écrits pauliniens a une importance capitale, précisément parce que, il nous permet d’entrevoir que l’univers est inachevé, qu’il est en chantier, qu’il est en sursis, qu’il est un échec, comme nous-mêmes nous sommes un échec tant que nous ne sommes pas passés par la nouvelle naissance, le geste créateur apparaissant, non pas comme un geste magique qui impose l’être, quitte à l’abandonner à lui-même, mais comme un geste d’amour qui appelle la réciprocité, tout l’univers étant solidaire des créatures intelligentes, qui ont leur racine physique en lui, comme il doit avoir ses racines spirituelles en elles.

 

La création donc, n’est pas ce donné physico-chimique soumis à des déterminismes insurmontables. Le vrai monde n’est pas encore. Nous ne sommes pas au monde, comme disait Rimbaud, nous ne sommes pas au monde : la vraie vie est ailleurs.

 

Alors, tout de suite, on peut concevoir, selon le thème de la liturgie de ce matin, tout de suite on peut concevoir que Dieu se trouve écartelé dans cette création qui n’a pas encore recouvré sa liberté, qui ne peut d’ailleurs recouvrer cette liberté qu’à travers le recouvrement de la nôtre. C’est dans la mesure où nous-même nous arriverons à nous libérer dans ce dialogue d’amour, dans ce dialogue nuptial avec Dieu qui habite en nous, c’est dans cette mesure que l’univers pourra s’ouvrir et entrer dans le jeu de la grâce et devenir un univers apaisé, et non pas une jungle où toutes les espèces se dévorent.

 

Alors la création elle-même et le geste créateur apparaissent sous un jour entièrement neuf. Dieu n’est pas responsable du carnage auquel l’univers est livré, où la mort est la condition de la vie. il en est victime. Il ne peut réussir puisque son action, c’est son amour, il ne peut réussir que dans la mesure où son amour est accepté, reçu et rendu. Là où il n’y a pas d’amour, il meurt. Il meurt d’amour pour ceux-là mêmes qui refusent de l’aimer, comme il meurt par eux.

 

Le miracle aussi, apparaît sous un jour tout neuf, car c’est précisément l’expansion et l’effusion de la liberté dans l’univers. Le miracle n’est pas un acte magique : il est cette intériorisation de l’univers, cet univers immense qu’est notre corps agrandi, mais notre corps véritablement, puisque nous avons nos racines en lui, que nous dépendons de lui que nous sommes son produit, physiquement parlant ; ce monde peut s’ouvrir à la liberté puisque nous en sommes surgi avec une vocation de liberté, cette vocation concerne tout l’univers.

 

Et le miracle, c’est cela, c’est cet univers respirant dans la liberté et laissant passer à travers ses énergies la lumière d’une Présence infinie.

 

On peut naturellement toujours expliquer un miracle si on veut par une séquence, par une suite d’événements physiques, fussent-ils encore inexplicables. Mais ce qui fait le miracle c’est, à travers ce phénomène physico-chimique, ce phénomène perceptible, tout d’un coup l’évidence de ce surgissement d’un visage, d’une Présence, d’une liberté, d’un amour. S’il n’y avait pas cet élément spirituel, s’il n’y avait pas ce jeu de la liberté et de la grâce, le miracle n’aurait aucun intérêt et ne signifierait rien.

 

Il faut donc tenir essentiellement à cette confidence trinitaire comme à l’origine même de notre liberté. Nous n’aurions jamais su comment dépasser notre narcissisme, nous n’aurions jamais su comment atteindre à une liberté authentique.

 

Personne, au fond, n’a jamais défini la liberté d’une manière éclairante, personne, à moins que il ne l’ait conçu dans la lumière du Christ comme une libération totale de soi-même à l’image et à l’imitation de Dieu. « Soyez parfaits comme votre Père Céleste est parfait. » (Mt 5.48). C’est cela : dépouillez-vous comme Dieu se dépouille, désappropriez-vous comme Dieu se désapproprie, devenez amour comme Dieu est amour, soyez libre de vous-même comme Dieu est libre de soi.

 

Donc le dogme essentiel, je veux dire cette confidence, puisque le dogme c’est l’expression de cette expérience unique qui est Jésus-Christ, j’entends dans sa sainte humanité, le dogme essentiellement, c’est précisément la révélation d’une liberté infinie qui devient le ferment de la nôtre et nous pouvons alors entrer avec bonheur dans cette humilité, dans cet agenouillement du lavement des pieds, parce que c’est par là que nous nous divinisons, je veux dire que c’est par là que nous atteignons toute notre stature, c’est par là que notre inviolabilité s’actualise, c’est par là qu’elle prend un sens : nous sommes inviolables précisément parce que, quand nous avons fait le vide en nous, nous ne sommes plus que le sanctuaire de Dieu.

 

Il est certain que la contestation s’éclairerait d’une manière très profonde si l’on choisissait délibérément – mais le pourrait-on ? – délibérément de se mettre en face du Dieu évangélique.

 

Si l’on ne confondait pas les notions telles que celles que nous avons rencontrées dans le récit du Déluge ce matin (3) et la Révélation toute intérieure qui s’accomplit en Jésus-Christ, si l’on était au clair, si on était d’accord sur ce Dieu-là, sur ce Dieu humble, désapproprié, dépouillé, agenouillé au lavement des pieds, inviolable pour lui-même et fondant notre inviolabilité et dont la clé de notre intimité est l’assise de notre dignité, si l’on était d’accord, alors les membres de l’Eglise, les prêtres de l’Eglise, sauraient qu’en effet ils ont une tâche merveilleuse, exaltante, infinie, précisément apporter au monde la liberté en personne – en personne – fonder la liberté humaine sur une libération intérieure hors de laquelle toute liberté ne signifie rien.

 

Mais justement, parce que on continue à affirmer une dépendance qui semble extérieure et extériorisante, une soumission qui semble contraire à l’inviolabilité, pour ne pas subir ce joug, on se tourne vers l’homme, finalement on s’identifie avec lui et on risque d’être complice de ce qu’il y a de moins humain en lui.

 

Et il est bien entendu n’est-ce pas que, cette humilité de Dieu qui appelle la nôtre, elle ne nous met pas sur le pavois, elle fait mûrir en nous simplement une exigence nuptiale, une exigence d’amour illimité. Mais il est impossible que je sois humble, sinon devant l’humilité de Dieu, parce que c’est cette humilité qui me révèle que ma libération ne peut s’accomplir que par le vide que j’ai à faire en moi, pour devenir un espace où Dieu et tout l’univers puissent respirer.

 

Donc la foi est axée sur la liberté, la foi nous communique la liberté divine comme la lumière qui éclaire notre esprit et lui permet d’actualiser toute sa puissance, cette puissance d’amour et cela vaut naturellement de tout le Credo : tous les dogmes ont ce même caractère. Il est d’abord celui de l’enfer, si vous le voulez ; lorsque on l’entend dans cette perspective, on comprend que il signifie la responsabilité infinie de l’homme : l’homme est pris au sérieux, l’homme est un créateur, son « oui » est capital, son « oui » décide et de son destin et de celui de tout l’univers ; et de celui de Dieu en lui et dans les autres, pour autant que ils sont solidaires de lui.

 

Cette liberté créatrice, il ne faut pas la sous-estimer, il ne faut pas la minimiser, c’est notre unique privilège, c’est le caractère spécifique de notre humanité, mais bien entendu, comme dans la Genèse ce matin à propos du déluge (3), on peut extérioriser l’enfer, et on le fait inévitablement : si on situe Dieu dehors, l’enfer est dehors comme une menace, comme un châtiment, comme Dieu est dehors comme un souverain, un roi et un maître. A mesure que Dieu s’intériorise et l’homme en Dieu, l’enfer s’intériorise et il devient la mort de Dieu, il devient l’agonie de Jésus-Christ, il devient la crucifixion de Dieu en moi, par moi et pour moi.

 

Crucifixion éternelle, tant qu’il y a un seul être qui se refuse, Dieu sera en agonie jusqu’en l’éternité, dans la mesure où il y aura une seule créature qui se refuse parce que, elle bloque l’amour qu’il est ; et que cet amour ne peut que se donner à elle et mourir pour elle.

 

Dans tous les dogmes, à mesure que ils s’intériorisent, ils concourent à manifester la grandeur de cette liberté, sa sainteté, son inviolabilité sur le fondement de Dieu intérieur à nous -même. Et ceci, ce prélude éternel à notre liberté, au cœur de la Trinité, s’affirme et se fait jour dans la personne de Jésus-Christ.

 

Nous avons déjà, ce matin, entrevu pourquoi : c’est que l’humanité de Jésus-Christ est justement une humanité totalement désappropriée d’elle-même.

 

[Repère enregistrement audio : 30’ 10’’]

 

On a tant parlé de la divinité de Jésus-Christ : Jésus-Christ s’est-il dit Dieu ? A-t-il cru qu’il était Dieu ? Ses disciples ont-ils cru qu’il était Dieu ? Qu’est-ce que ça veut dire qu’il est Dieu ? Comment un homme peut-il être Dieu ? Comment peut-il être descendu du Ciel ? Qu’est-ce que cela veut dire ? Comment peut-il y être remonté ?

 

Tous ces mots s’entrechoquent les uns contre les autres, et semblent autant de limites à l’intelligence et à la volonté humaine.

 

Il est clair que, Jésus-Christ, Jésus-Christ il faut l’envisager dans la lumière même du Dieu qu’il nous révèle, un Dieu qui agonise et qui meurt d’amour, un Dieu qui s’agenouille devant nous, un Dieu qui n’est qu’amour, un Dieu qui est caché au plus profond de nous-même, un Dieu qui est toujours déjà là. C’est nous qui ne sommes pas là. C’est de ce Dieu-là qu’il s’agit, de ce Dieu qui est en nous autant qu’en Jésus-Christ, c’est nous qui ne sommes pas en lui.

 

C’est ce Dieu toujours déjà là au plus intime de nous qui est le Dieu qui se révèle en Jésus-Christ. S’il ne se révèle pas en nous, si nous l’occultons, si nous le voilons, si nous le déformons, si nous le défigurons, si nous en faisons une idole, c’est que notre humanité est opaque, notre humanité est possessive, elle est repliée sur elle-même, elle est complice de ses servitudes et ce sont nos ténèbres qui empêchent la lumière infinie qui est en nous de se répandre à travers nous.

 

C’est donc à partir de ce Dieu intérieur que nous défigurons en nous et dans les autres et dans tout l’univers, c’est à partir de ce Dieu qu’il faut aller à la rencontre du mystère de l’Incarnation qui est la transformation de l’humanité en sacrement, qui est une désappropriation si radicale que cette humanité soit totalement incapable d’affirmer un « je«  et un « moi » possessifs, que cette humanité est vraiment pour moi l’Autre (majuscule), l’Autre divin, qu’elle subsiste, qu’elle ait ses racines, qu’elle se tiennent debout en étant emportée par cet élan infini qu’est le Verbe de Dieu qui n’est qu’une relation au Père.

 

C’est parce qu’elle est saisie par cette vague infinie qui jette le Verbe dans le sein du Père que l’humanité de Jésus-Christ est radicalement, totalement, infiniment désappropriée d’elle-même. Et c’est à la faveur de cette pauvreté absolue, de ce dépouillement translucide que le Dieu intérieur à nous-même, mais voilé par nous, se manifeste en plénitude en lui.

 

C’est donc de nouveau un mystère de liberté. C’est dans cette libération absolue de l’humanité de Jésus-Christ que nous rencontrons la suprême Révélation de Dieu et on est affligé vraiment quand on lit tant de commentaires, tant de travaux exégétiques qui supposent une colossale érudition, on est affligé de voir que, Jésus-Christ tient si peu de place dans tout cela, si peu de place…

 

Ce mystère de Jésus qui balaie nos ténèbres, ce mystère de Jésus qui nous a tout appris, ce mystère de Jésus qui nous permet d’atteindre à nous-même, qui nous fait prendre conscience du problème que nous sommes, qui nous jette au coeur de notre liberté en en faisant une libération, ce mystère de Jésus est inconnu de la plupart des chrétiens. Ils se demandent encore pourquoi Jésus prétend à être Dieu ou je ne sais quoi, comme s’il y avait là une prétention non pas à une démission totale de l’humanité qui ne peut plus dire « je » ni « moi » car tout ce qu’elle est, tout ce qu’elle fait, tout ce qu’elle dit, tout ce qu’elle souffre est la manifestation et la révélation personnelle de l’Autre divin.

 

Sans doute l’humanité de Jésus-Christ, dans sa carrière terrestre, ne peut pas nous faire voir immédiatement la vie trinitaire, mais tout ce qui s’accomplit en Jésus-Christ est dans notre langue, dans notre histoire, la traduction, la manifestation authentique de Dieu. Si Dieu meurt sur la croix, nous ne dirons pas qu’il meurt dans la Trinité, nous dirons que son dépouillement est si profond, si total, si infini, si absolu qu’il ne peut s’exprimer dans notre histoire telle qu’elle est que par la mort de Jésus, le Verbe fait chair.

 

Le mystère de Jésus est un mystère de liberté, c’est un mystère de libération et justement cette libération prend tout son sens dans l’échec même de Dieu, car enfin Jésus-Christ échoue. Sa vie est un échec. Sur le plan public, cet échec est sans rémission et nous avons souvent remarqué, que la Résurrection à l’encontre du procès de Jésus, qui est un procès public, qui met en mouvement les autorités juives et romaines, que la Résurrection est un événement confidentiel qui n’a été confié qu’aux disciples, à ceux qui devaient prendre la relève.

 

La Résurrection n’est pas un événement qui s’est imposé physiquement et magiquement aux ennemis de Jésus-Christ, qui auraient été foudroyés par une évidence matérielle. C’est un mystère de lumière infiniment réelle, mais qui n’a été offert dans sa manifestation profonde qu’à la foi des disciples.

 

II ne s’agissait pas d’en faire un succès qui aurait aboli le mystère de la croix, qui demeure dans l’histoire l’attestation de l’échec de Dieu partout où Dieu ne rencontre pas l’amour. Là où il n’y a pas d’amour, l’amour ne peut, si il veut persévérer en lui-même, il ne peut que mourir d’amour pour celui qui refuse d’aimer.

 

Et, bien entendu tout cela n’est pas dit, dans le Nouveau Testament, pas plus que le Nouveau Testament ne parle de la pauvreté de Dieu, mais tout cela a été vécu dans le mystère de l’Eglise, tout cela a été vécu dans le cœur des saints.

 

Les compatissants, les saints compatissants qui sont entrés dans les douleurs de Jésus-Christ, ont perçu vitalement cet échec de Dieu, ils ont voulu faire contrepoids avec leur amour, ils ont voulu ressusciter Dieu de l’enfer que nos refus d’amour lui préparent.

 

A ce propos nous pouvons constater, parce que c’est d’une très grande importance, que c’est la dogmatique, finalement, qui sauve l’histoire.

 

Par la voie de l’histoire, en épluchant les textes et les mots, en les comparant à d’autres mots lus ailleurs dans les manuscrits de la Mer Morte ou dans les textes assyro-babyloniens ou égyptiens, on n’arrivera jamais finalement à trouver Jésus-Christ. Pour trouver Jésus-Christ, il faut le vivre à l’intérieur du mystère de l’Eglise, je veux dire à l’intérieur de ce courant qui propage la sainteté chrétienne.

 

Après tout, le Nouveau Testament, qu’est-ce que c’est ? C’est le témoignage de la foi de la communauté chrétienne. Chaque mot veut dire Jésus-Christ, chaque mot veut témoigner d’une adhésion à Jésus-Christ avec les pauvres moyens du langage humain. Et comment retrouver Jésus-Christ, à coup sûr, sinon dans son actualisation au coeur des saints, là où, précisément, sa vie porte du fruit et où on voit ce que signifie ce don prodigieux quand il aboutit en effet à la libération de l’homme et fait de lui un espace illimité où toute la création fait un nouveau départ ?

 

Et nous entrons par là même dans le mystère de l’Eglise qui est une autre démission radicale, une autre pauvreté, une autre désappropriation, puisque elle signifie notre transformation en Jésus-Christ.

 

Car Dieu n’est pas venu, je veux dire que le Christ n’est pas l’Incarnation de Dieu pour cette personne qui est Jésus-Christ, il est l’Incarnation de Dieu pour l’humanité et pour l’univers. Et cette Incarnation, elle ne peut se propager, elle ne peut se poursuivre à travers l’histoire que à la faveur de notre désappropriation. Autrement dit, nous ne pouvons atteindre toute la lumière qui est en Jésus-Christ, nous ne pouvons découvrir à travers lui l’authenticité du visage de Dieu que dans la mesure où nous nous désapproprions de nous-même pour laisser la vie du Christ se répandre en nous, comme le ferment même de notre libération.

 

L’Eglise n’est l’Eglise que, en état de démission. Jésus-Christ ne pouvait en effet survivre normalement dans l’histoire, il ne pouvait survivre que, à travers des hommes, qui porteraient non seulement un message de lui, mais qui communiqueraient sa Présence réelle, parce que dans ce monde interpersonnel où nous sommes, la Révélation ne peut se faire que d’une intimité à une intimité dans la lumière intérieure où ces intimités communiquent.

 

L’Evangile n’est pas une série de mots, de préceptes, de principes, d’enseignements, de concepts que l’on pourrait détacher de la personne de Jésus-Christ. Tous ceux qui l’ont fait, tous ceux qui ont voulu prendre la sagesse évangélique sans Jésus-Christ se sont égarés : ils ont finalement, fait de Jésus-Christ un moraliste à la petite semaine, un moraliste finalement prisonnier des préjugés de son temps que nous pouvons imiter de loin, en tâchant de nous adapter aux problèmes de notre temps. Ils ont perdu le bénéfice de la Présence de Jésus-Christ autant que, il est possible de le faire puisque Jésus-Christ habite toujours en tous et en chacun, dans l’attente d’un amour qui pourra toujours fleurir.

 

Donc la Révélation, ce n’est pas le texte qui n’est d’ailleurs que l’émanation de la communauté croyante. La Révélation, c’est Jésus-Christ qui demeure avec nous, parmi nous, au-dedans de nous, mais qui, pour se révéler pleinement, pour que de nouveau l’homme ne le voile pas comme il le voilait dans l’ancienne alliance – en témoigne le verset de la Genèse que nous méditions ce matin (3) – pour que le Christ ne soit pas de nouveau recouvert par les ténèbres de l’homme, il fallait finalement que l’homme fût lui-même transformé en sacrement et l’institution apostolique de la communauté première qui repose sur les Douze.

 

[Repère enregistrement audio : 44’ 54’’]

 

Cette institution apostolique, elle témoigne précisément que ses actes sont de purs sacrements, qu’ils n’ont pas la possibilité de limiter la foi, qu’ils ne peuvent transmettre que Jésus-Christ, qu’ils n’ont d’autre autorité que leur démission en Jésus-Christ, que lorsqu’ils cessent de démissionner en Jésus-Christ, ils sont Satan, l’adversaire, comme Jésus-Christ le dit à Pierre, lorsque Pierre veut le détourner de la perspective de la croix.

 

Au coeur de l’Eglise, à la racine même de la communauté chrétienne, il y a le dépouillement, la désappropriation, la pauvreté, enfin la liberté sacramentelle, cette liberté qui fait que le hiérarque, l’apôtre est immédiatement privé de toute autorité lorsqu’il cesse d’être un pur signe qui représente et qui communique la Présence de Jésus-Christ.

 

Il n’y a donc pas de doute que, à cette troisième étape, nous nous retrouvions de nouveau en face d’une liberté infinie. Croire et se libérer de soi-même, c’est finalement la même chose. La foi, c’est la lumière de la flamme d’amour, comme dit Patmore, et on ne peut atteindre la lumière de l’Evangile que dans cette relation nuptiale avec Dieu qui enracine son intimité dans la nôtre et la nôtre dans la sienne.

 

Quelle que soit, maintenant, dans le mystère de l’Eglise, la Parole prononcée, la Parole annoncée, quel que soit le formulaire de la foi, quelle que soit l’articulation du dogme, si on le creuse, si on le vit comme une confidence nuptiale, si on l’entend du dedans, si on est à l’écoute du Christ qui est la seule parole éternelle, tous les dogmes livrent cette même lumière, nous conduisent à cette même intimité et engendrent en nous cette même libération.

 

C’est pourquoi la dogmatique m’apparaît toujours plus profondément comme le fondement de la vie mystique. Loin que la dogmatique nous limite, elle est le sacrement qui communique la lumière du Christ, et nous venons de le voir, c’est en remontant à la source, au mystère qui paraissait le plus impénétrable que nous atteignons le coeur même de notre coeur et que nous devenons capables de penser le problème que nous sommes et de le résoudre à travers Jésus-Christ qui estle Chemin, la Vérité et la Vie.

 

Il y a donc dans la foi chrétienne une exigence de liberté imprescriptible dans le sens que, il y a dans la foi chrétienne, une exigence radicale de libération. Et c’est pourquoi, dans les difficultés que nous pouvons rencontrer, il ne s’agit pas de conceptualiser et d’éplucher le langage, encore que le langage puisse devenir sacrement et à ce titre véhiculer la Présence de l’éternelle beauté et de l’éternelle vérité et de l’éternel amour, mais il s’agit, avant tout de, nous insérer au coeur de cet amour, il s’agit d’entrer dans ce dialogue d’humilité, il s’agit de nous vider de nous-même comme Dieu se vide éternellement de soi-même.

 

Alors, la lumière se fera toujours suffisante. La lumière, d’ailleurs, comme nous sommes là au coeur de la démission, comme nous sommes là au coeur de notre libération, quand nous entrevoyons ce prodige qui peut à chaque instant s’actualiser en nous, comment ne sentirions-nous pas toute la formidable réalité de Dieu ? Il est le seul partenaire avec lequel nous puissions totalement nous échanger, en nous comme à travers les autres, parce qu’il est la seule liberté source, la seule liberté parfaite qui puisse atteindre aux racines de la nôtre.

 

Il y a en tous cas quelque chose, d’infiniment émouvant à penser que, nous sommes inviolables pour Dieu, que Dieu fonde notre inviolabilité, et que, il nous invite à l’humilité c’est-à-dire, à faire en nous ce vide créateur, que parce qu’il est lui-même le vide infini d’un amour éternellement communiqué.

 

Il est rare de méditer sur l’humilité de Dieu. Rien n’est plus pourtant, conforme à l’Evangile. Jésus lui-même a dit la parabole. Si le serviteur veille, s’il veille, s’il attend, s’il ne s’endort pas, s’il attend la première veille, puis la deuxième et la troisième et jusqu’à la quatrième, quand son maître rentrera et le trouvera vigilant, c’est le maître qui le fera asseoir à sa table, qui se ceindra et qui se mettra à le servir. (Luc 12,35-40)

 

C’est une parabole sans doute, mais qui exprime magnifiquement cette humilité de Dieu qui fait que notre humilité n’est plus une humiliation, mais simplement l’expression adorante et agenouillée de notre amour.

 

Notes :

(1) Prosopopée : Figure de rhétorique qui prête de l’action, du mouvement, des paroles aux choses insensibles, inanimées, et quelquefois même aux morts.

(2) Bloc erratique : En géologie fragments de roche qui ne se rattachant à aucune couche, paraissent avoir été transportés loin des formations auxquelles ils appartenaient.

(3) Homélie prononcée ce même jour, le 15 février 1970. Lecture de Genèse : 9, 8-15. Evocation du déluge. Homélie : Dieu engagé dans la Création à la vie, à la mort publié dans Ta Parole comme une source p.222

 

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