1-5/04/2016 – Conférence – La vie religieuse : essentiellement mission apostolique

Conférence
e Maurice Zundel à Saint Maurice (Suisse) 1959. Publié dans « Avec Dieu dans le quotidien » (*)

L’Eglise et toute communauté religieuse sont essentiellement une mission

L’Eglise est le mystère de l’Incarnation se continuant à travers les siècles, l’Eglise est essentiellement une mission. C’est ce que veut dire le mot « apostolat ». Elle est envoyée. Elle est une mission : « Comme mon Père m’a envoyé, moi aussi je vous envoie ». (Jn. 20:21)

Ce caractère de mission de l’Eglise est d’une importance infinie, parce que l’autorité de l’Eglise vient de cette mission. C’est parce qu’elle est envoyée qu’elle peut s’adresser au monde entier, parce que, justement, elle est tout investie de la présence de Jésus qu’elle porte à travers l’histoire pour rassembler tous les hommes dans l’unique troupeau, sous la conduite d’un seul Pasteur.

Ce qui est vrai de l’Eglise est vrai de toute communauté religieuse. Toute communauté religieuse est essentiellement une mission, essentiellement apostolique. Et c’est justement ce caractère de mission de la communauté religieuse qui nous expliquera le mieux sa nature et le sens des vœux de religion.

Le caractère de sanctification de la communauté religieuse

On a beaucoup insisté dans les temps modernes sur le caractère de sanctification de la communauté religieuse. On entre en communauté pour se sanctifier. On entre en communauté parce qu’on aime le Bon Dieu et qu’on veut lui appartenir complètement. C’est pourquoi on se sépare du monde.

Cette conception me paraît fausse et elle me paraît dangereuse, parce qu’elle coupe l’Eglise en deux. Elle établit dans l’Eglise une séparation entre les laïcs et ceux qui ne sont pas laïcs, elle donne aux laïcs l’impression qu’ils ne sont pas appelés à la sainteté et qu’ils n’obtiennent leur salut que par l’intercession des communautés religieuses.

C’est extrêmement grave, parce que c’est cette situation qui a dévalorisé la vie chrétienne. Selon cette conception, le commun des laïcs se considère comme déchargé de la perfection chrétienne. Le laïc fait partie du monde, il doit se compromettre avec le monde, se donner toutes les permissions que le monde se donne, vivre comme tout le monde, parce qu’il n’est pas au couvent. Ce sont les couvents qui sont chargés de la perfection. Mais lui n’a pas les mêmes obligations. Nous faisons ce que nous pouvons, nous sommes des sympathisants avec le christianisme, nous tâchons de recevoir les sacrements, mais ce n’est pas notre affaire d’être parfaits.

Cette situation est extrêmement grave, parce que c’est faux et que cela donne l’impression aux personnes consacrées d’être un peuple élu appartenant à une tribu privilégiée, d’être chouchoutées par le Bon Dieu et d’être sûres d’avoir une meilleure place dans le ciel.

II y a une espèce de pharisaïsme religieux qui tend à mettre de nouveau la perfection chrétienne dans les différences. On dit « notre » cellule et non pas « ma » cellule. On imagine qu’on a fait une très grande chose. On se met les mains dans les manches très sérieusement et on imagine qu’il y a là une modestie surnaturelle. On n’est pas comme tout le monde, donc on est plus parfait.

La vie religieuse n’est pas une séparation car tout chrétien est appelé à la sainteté

Il y a parfois chez les religieuses un manque de naturel épouvantable qui vient de cela. On n’a pas compris que la vie religieuse n’est pas une séparation et que la perfection était consubstantielle au baptême chrétien. Tout chrétien est appelé à la sainteté par le baptême. Tout chrétien est tenu d’être consacré à Dieu, et le sacrement du mariage n’est pas un engagement moins profond envers Dieu que la profession religieuse. Si le mariage n’était pas appelé à la perfection, il ne serait pas permis de se marier.

Dans la vie religieuse, les moyens sont immédiatement ordonnés à la sanctification de l’âme, mais la sanctification est la même dans l’état religieux et dans l’état laïc : c’est la charité. Il n’y a rien de plus grand que la charité et tout est moyen pour la charité.

C’est exactement la même perfection dans la vie religieuse et dans le mariage. Tous les chrétiens sont appelés a la perfection, seuls les moyens diffèrent.

La communauté a une mission particulière, une mission ecclésiale

Quoi qu’il en soit de ce point de vue, il est certain que ce n’est pas bien définir la vie religieuse que de voir en elle un gage de salut et de perfection. Ce qui fait le caractère propre de la vie religieuse, c’est que la communauté a une mission particulière, une mission ecclésiale. Il y a dans l’Eglise une fin, un but qui doit être accompli, qui est nécessaire à l’épanouissement de la vie mystique, nécessaire a la plénitude de la vie ecclésiale, et la communauté qui remplit ce but reçoit par-là même une mission de l’Eglise qui la consacre à ce but et qui lui assure la grâce débordante pour l’atteindre.

C’est du côté de l’Eglise qu’il faut voir la vocation religieuse. On n’entre pas au couvent pour se sanctifier d’abord. On entre dans une communauté pour remplir une des fins indispensables à la vie de l’Eglise. C’est donc en se dépassant soi-même qu’on fait partie d’une communauté. C’est dans une perspective catholique, universelle et avec le sentiment de remplir une mission.

La communauté comme une espèce de sacrement collectif

Ceci est extrêmement important pour définir l’organisme de la vie religieuse, de la vie communautaire. C’est une vie ecclésiale, et la communauté constitue une espèce de sacrement collectif.

Si vous voyez une communauté comme une communauté de trappistes, de bénédictins, de carmélites : quel est le sens de ces communautés ? C’est d’être un haut-lieu de silence et de prière, une espèce de jardin ouvert sur le ciel pour donner de l’air à la vie humaine.

II est certain qu’un monastère qui vit régulièrement, où le silence est observé, est un sacrement collectif. Il est certain qu’on y respire un silence, une Présence, et l’on y est guéri de son agitation parce qu’on trouve là un rythme de vie qui est un rythme d’éternité.

L’humanité a besoin de ces portes d’air que sont les monastères. Le rôle de ces monastères, c’est d’être des sacrements collectifs. Il arrive qu’un monastère soit composé de membres qui ne sont pas tous des saints. Le monastère dans son ensemble a reçu une mission ecclésiale, une mission collective, et il rayonne sur l’humanité, grâce à deux ou trois de ses membres qui se sont engagés à fond, parce qu’il a reçu une mission de silence, de beauté, comme d’autres communautés ont reçu une mission active de diffusion de la vérité et de la pensée chrétienne.

La vocation

II faut retenir ce caractère ecclésial de la vocation. Tous les chrétiens sont appelés à la sainteté, tous les chrétiens sont appelés à l’esprit de pauvreté, de chasteté, mais tout le monde n’est pas appelé à cette forme particulière de vie qu’est la vie de communauté.

Il y a des époques où l’Eglise a besoin de tel service. A une autre époque, ce sera un autre service. Mais toutes les formes communautaires sont ordonnées à la mission de l’Eglise. On entre donc en communauté pour être l’Eglise, pour accomplir la mission de l’Eglise qui est de transformer l’humanité en Jésus.

Je crois que c’est la seule vue qui ne coupe pas l’Eglise en deux, qui n’exclut pas les laïcs de la sainteté, qui ne crée pas un faux idéal de sainteté pour les âmes consacrées. Cette fonction détermine très exactement la vie organique de la communauté et donne à l’obéissance religieuse son véritable caractère.

L’obéissance

L’obéissance religieuse, c’est la répétition de la mission : « Allez ». L’obéissance, c’est la mission. Agir sous l’obéissance, c’est agir en étant envoyé. Ceci a une importance capitale parce que cela change tout au mystère de l’obéissance. L’obéissance dans l’Eglise a le caractère d’une mission, comme l’autorité elle-même, qui est une autre forme de l’obéissance parce qu’elle est elle-même envoyée, parce qu’elle est elle-même un sacrement.

Nous sommes tous envoyés par celui qui nous envoie, par l’unique qui nous envoie, qui est Jésus-Christ, et chaque degré de l’autorité est essentiellement la répétition de l’envoi, de la mission : Ite missa est. Ceci est absolument capital. II est clair qu’en tant que prêtre, je ne suis pas moi-même. Je suis prêtre précisément pour n’être pas moi-même, pour être le sacrement de Jésus-Christ. Il est clair que si les hommes confient leur âme à un prêtre, leurs secrets les plus profonds, c’est parce qu’il n’est pas lui-même, c’est parce qu’il est le sacrement de Jésus.

II est clair que le prêtre ne pourrait jamais entrer dans le mystère de l’homme, s’il n’était envoyé. Et même s’il est médiocre, il est envoyé. Et même s’il est médiocre, il a la grâce de la mission.

Il arrive que le prêtre puisse donner à des âmes des conseils qui le dépassent infiniment lui-même, parce qu’il est un sacrement et que, dans la mesure où il obéit à cette mission, il peut compter sur l’aide de Dieu. J’en ai fait l’expérience, je sais que je ne dois jamais entreprendre quelque chose par moi-même, parce que je suis envoyé.

Donc, tout ce que nous demandons à nos supérieurs, c’est de nous donner la mission qui fasse de notre vie une vie ecclésiale, une vie catholique, universelle, une vie qui aide à l’effort uni du Corps mystique tout entier, qui fasse que chacune de nos actions s’insère dans la communion des saints et rayonne par toute la terre et à travers toute l’histoire.

Dans la main de Dieu

Dans l’obéissance, les gestes que nous faisons, le travail que nous accomplissons deviennent apostoliques, catholiques, universels, et ils acquièrent une portée infinie parce que nous agissons comme des sacrements vivants. C’est dans ce sens que l’obéissance a une valeur suprême, parce qu’elle nous met dans la main de Dieu, du Saint-Esprit, comme notre Seigneur aux noces de Cana s’est remis aux mains du Saint-Esprit. Lorsque la Vierge demande le miracle, notre Seigneur dit : « Mon heure n’est pas venue », c’est-à-dire : « Je ne peux rien décider de moi-même parce que ma nourriture, c’est de faire la volonté de celui qui m’envoie ». Il va se remettre d’abord à la volonté du Père, et c’est dans cette obéissance que le miracle s’accomplit, de même que la Vierge à l’Annonciation se remet entièrement à la volonté de Dieu : « Voici la servante du Seigneur ».

C’est cette obéissance totale qui est première dans toute mission, qui détermine l’Incarnation dans l’histoire. L’obéissance est une immense noblesse. L’autorité est aussi une obéissance dans l’Eglise, parce qu’elle est elle-même une mission qui concrétise notre foi.

Dans le champ du Corps mystique, l’obéissance est une noblesse, parce qu’elle revêt toute notre vie de la mission des Apôtres. C’est dans ce sens qu’il faut prendre l’obéissance très au sérieux, comme notre Seigneur. Il n’y a pas de marchandage possible. Nous sommes d’Eglise dans la mesure où nous sommes envoyés, et c’est cette mission dont l’autorité est le sacrement qui nous assure que nous aurons chaque jour et à chaque moment toutes les grâces nécessaires pour accomplir l’œuvre de Dieu. Les choses qui sont impossibles à un homme deviennent possibles, quand il croit qu’il a été envoyé et qu’il ne fait qu’accomplir ce que demande cette mission.

Dans l’ordre reçu une mission

Quand nous recevons un ordre, il ne faut pas le prendre comme venant de nos supérieurs, pris dans leur personnalité individuelle et concrète. Il faut voir dans cet ordre une mission. C’est vraiment un sacrement qui concrétise pour aujourd’hui notre champ d’action dans l’Eglise. Il prendra ainsi immédiatement une valeur universelle et une portée infinie.

Toutes les fois que l’obéissance intervient dans notre vie, c’est que nous sommes dans la mission. Comme la communauté tout entière est un sacrement collectif, l’obéissance intervient pour nous maintenir au service de Dieu, et quelle que soit la manière dont l’autorité intervient, ce sera toujours au nom de la mission, pour accomplir l’œuvre apostolique.

Si nous voyons l’obéissance dans cette lumière, elle nous apparaîtra comme un espace, parce qu’elle nous ouvre le champ de l’univers et qu’elle nous insère dans le Corps mystique du Seigneur.

Si l’on admet que l’obéissance joue un rôle, qu’elle est vraiment l’envoi que notre Seigneur fait de nous, évidemment l’obéissance deviendra légère, légère comme l’amour. Elle deviendra efficace, créatrice comme la liberté, parce qu’elle est une forme de liberté.

Le sens de l’obéissance sous la forme ecclésiale

Mais il est à supposer aussi que cette obéissance, justement parce qu’elle est la communication de l’envoi que le Père fait du Fils et que notre Seigneur fait des Apôtres, il est à supposer que cette obéissance est aussi suscitée par une autorité virile, large et intelligente.

L’obéissance est toute contenue dans le sens de la mission. Elle doit faire crédit aux hommes et aux femmes et ne pas les traiter comme des mineurs.

Il me semble qu’il faut remettre le sens de l’obéissance sous la forme ecclésiale. Elle est une mission nécessaire à l’Eglise. Autant l’obéissance est indispensable au caractère apostolique de la vie communautaire, autant il importe de donner à cette obéissance tout l’amour possible, autant il me paraîtrait regrettable que cette obéissance devienne l’occasion d’une servitude. II est entendu qu’on ne doit rien faire en communauté sans en avoir reçu mission.

La vie religieuse est une des formes de la mission ecclésiale

Il me semble – et c’est ce que je voulais souligner ce matin – que la vie religieuse ne se conçoit que comme une vie apostolique. La vie religieuse est une des formes de la mission ecclésiale. Les vœux de religion ne sont pas ordonnés d’abord à la sanctification de l’individu, mais à la mission apostolique de la communauté. C’est pourquoi les vœux de religion ont un caractère sacramentel.

C’est pourquoi il faut les prendre aussi au sérieux, comme notre Seigneur prenait son obéissance, en disant que c’était sa nourriture. Par l’obéissance, notre journée sera tout entière apostolique et nos actions seront toutes marquées du signe de l’authenticité et auront une portée universelle.

Par-là, l’obéissance reprend toute sa noblesse sacramentelle et l’on est préservé, si l’on suit cette ligne de conduite, du caractère tatillon, despotique que l’obéissance a pris dans certaines communautés où les religieuses sont traitées en sujets.

Mais si on la prend dans le sens que je viens de dire, vraiment elle nous délivre de nous-même et nous donne le sentiment de joyeuse liberté, parce que nous sommes envoyés, et qu’être envoyés par le Christ, c’est recevoir le monde entier entre nos mains.

Malgré nos fautes, nos tentations, nous sommes réellement, du fait de notre consécration, des sacrements vivants qui ont la mission de donner le Christ et d’être pour les autres son visage, sa Présence, son Amour, son Cœur. C’est ce que veut dire ce petit mot qui termine la liturgie et qui doit être au sommet de toute notre journée : « Ite Missa est – Allez, c’est la mission ! »

TRCUS (*) Livre « Avec Dieu dans le quotidien. Retraite à des religieuses »

 Publié par les Editions Saint-Augustin – Saint-Maurice (Suisse). Présentation Marc Donzé. Parution : septembre 2008. 269 pages.

 ISBN : 978-2-88011-453-4