09-14/01/2014 – Conférence – Le mal et Dieu

Huitième
conférence de Maurice Zundel donnée lors d’une retraite à Ghazir aux franciscaines de Lons le Saunier, en juillet 1959. Publié dans
Silence, parole de vie p. 90 (*)

Le mal, sous toutes ses formes, est d’abord la souffrance de Dieu. Sa souffrance est une souffrance d’identification avec nous. Où l’on découvre le vrai sens de la Création…

 

Avec la voix de Maurice Zundel qui nous permet d’entrer plus profondément dans le texte. Pour l’écoute, affichez immédiatement le texte complet en cliquant sur « lire la suite ».

 

J’accompagnais un jour, en Égypte, un curé copte dans une famille où la jeune fille, fille unique, s’était noyée. Elle était en voiture, avec son oncle, au bord d’un canal. Un cheval emballé se précipita contre la voiture, son oncle, son oncle perdit le contrôle du volant et la voiture capota dans le canal. L’oncle put se dégager et se tirer d’affaire, mais la jeune fille fut noyée et cette mère qui l’attendait, reçut le cadavre de sa fille. Et le curé, brave homme d’ailleurs, le curé lui dit : « Que voulez-vous, Madame, c’est la volonté de Dieu. » Ce mot, ce mot me blessa, autant qu’il dut blesser la mère. Comment est ce Dieu, c’est celui qui jette les enfants dans les canaux ? Pour les arracher à leur mère ? C’est de la folie ! Dieu est plus mère que toutes les mères, et par conséquent, il devait souffrir de cette mort bien plus que la mère elle-même. Le mal, sous toutes ses formes, est d’abord la souffrance de Dieu.

 

Comment est-ce possible, comment admettre que Dieu souffre ? Nous comprendrons, si nous nous rappelons cette mère admirable dont je vous ai conté l’histoire. Cette femme, qui vivait la vie de son fils à un degré unique, était atteinte et frappée par tout ce qui pouvait l’atteindre. En particulier, le mal qu’il faisait était une plaie dans son cœur ; elle le ressentait avant lui, en lui, pour lui, plus que lui, car justement, comme elle n’attendait plus rien pour elle, comme elle était pure générosité dans son amour, elle était d’autant plus capable de vivre son fils, pour lui. Elle ne souffrait pas pour elle, parce qu’elle ne pouvait plus rien perdre, ayant tout perdu : elle souffrait pour lui, parce qu’elle avait tout donné.

 

C’est ainsi que Dieu souffre : il ne peut rien perdre puisqu’il a tout donné, et que sa joie, ce n’est pas la joie de la possession, de la propriété, de la domination. Sa joie, c’est la joie du don. Et je sais bien, que si j’avais demandé à cette mère : « Voudriez-vous n’avoir pas de fils, n’avoir jamais eu d’enfant plutôt que d’être déchirée pour lui et en lui ? » Elle m’aurait dit : « Non, parce que la vraie joie, la seule joie qui ne s’épuise pas, c’est la joie du don. »

 

Et justement, celui qui n’a d’autre joie que la joie du don, il peut d’autant plus s’identifier avec les autres et vivre pour eux et vivre en eux, et éprouver avant eux, pour eux, tout ce qui peut les atteindre. Dieu est le grand compatissant, celui qui souffre avec nous, en nous, pour nous, avant nous, plus que nous.

 

Mais ce n’est pas, encore une fois, d’une souffrance qui le désagrège, d’une souffrance qui le défait, comme est en nous la souffrance passionnelle, où nous nous déchirons parce que nous ne voulons pas lâcher prise, parce que nous ne voulons pas perdre quelque chose à quoi nous tenons. Dieu ne peut rien perdre parce qu’il ne veut rien garder. Sa souffrance est pure, infiniment, c’est une souffrance d’identification avec nous. Justement, parce qu’il est infiniment plus mère que toutes les mères, il ne faudrait donc pas dire à cette femme : « Dieu l’a voulu ! », mais : « Dieu souffre en vous, souffre en vous plus que vous, parce que tout ce que vous avez d’amour et de tendresse, ce n’est que l’écho lointain de l’Amour qu’il est. » Dieu ne fait pas de victimes, il est toujours du côté des victimes et jamais du côté des bourreaux. Davantage : il est la première victime.

 

Dostoïevski, le grand romancier russe, a posé dans Les Frères Karamazov, a posé ce problème du mal, en particulier du mal des enfants, du mal des innocents, et Yvan Karamazov oppose à son frère Aliocha – Aliocha qui est un jeune moine – il oppose à Dieu la souffrance des petits enfants.

 

Et il raconte l’histoire d’une petite fille de cinq ans, qui parce qu’elle mouillait son lit, était enfermée par ses parents dans les cabinets toute la nuit, dans le jardin, exposée au froid terrible de l’hiver et battant la porte de ses petits poings, appelant Dieu à son aide et personne ne l’aidait.

 

Comment est-ce possible qu’il y ait un Dieu, si, il y a la souffrance des petits enfants, la souffrance des innocents ? Mais justement, tout l’Évangile répond : mais dans les petits enfants, c’est Dieu qui est la première victime ! Car voyez : s’il n’y avait pas, si il n’y avait pas dans l’être humain, si il n’y avait pas dans la nature une Présence de Dieu, d’un Dieu caché en nous, comme un immense trésor, il n’y aurait pas de mal du tout.

 

Il n’y a de mal que là où il y a un trésor menacé, que là où il y a une valeur méconnue, et si le mal est parfois si effrayant, si monstrueux, c’est justement parce qu’il y a un trésor qui est profané. Si nous n’étions que des punaises, le mal n’aurait pas une telle dimension. Quand vous écrasez une punaise, vous ne courez pas vous confesser comme d’un assassinat, vous savez qu’il en restera toujours assez pour le bonheur des hommes.

 

Mais si nous blessons, si nous blessons une conscience, si nous déchirons une réputation, si nous faisons mal volontairement à un coeur, si nous méconnaissons la fragilité et l’innocence d’un enfant, c’est abominable ! Justement parce qu’en lui, il y a Dieu, parce qu’en lui, il y a tout le ciel, parce qu’en lui, il y a une révélation possible de la divine beauté, et que c’est de saccager cette valeur qui donne au mal cette dimension effrayante.

 

C’est donc, c’est donc exactement dans la mesure où Dieu est engagé dans la vie, engagé dans la création, engagé dans l’univers, que le problème du mal se pose, qu’il prend toute cette acuité, qu’il prend en effet chez Yvan Karamazov, c’est-à-dire chez Dostoïevski, comme aujourd’hui, chez Albert Camus, qui nous montre dans La Peste justement l’horreur de l’agonie d’un enfant saisi par le fléau et qui se débat contre la mort. Où est Dieu ? Mais justement, Dieu est là ! Il est dans cet enfant et il agonise en lui, car Dieu est toujours le premier frappé dans toutes les douleurs, dans toutes les maladies dans tous les égoïsmes, dans tous les crimes.

 

Le mal n’est donc jamais un argument contre la Providence et contre la sainteté et contre la bonté de Dieu, puisque Dieu est toujours du côté de la victime, toujours la première victime du mal.

 

Mais Dieu ne pourrait-il pas empêcher, ne pourrait-il pas empêcher le mal de se produire ? N’est-ce pas lui qui a fait le monde et qui peut intervenir à chaque instant, dans le monde, pour le transformer et empêcher la catastrophe ? Mais non ! Justement Dieu ne peut rien !

 

Qu’est-ce que cela veut dire ? Vous allez comprendre.

 

Vous savez ce que c’est qu’un cadeau ? Mettons un livre, un livre, une belle vie de saint François, […] dont on vous a fait cadeau, dans une splendide reliure en maroquin. Un cadeau, est-ce ce livre ? Non ! Ce qui fait le cadeau, ce n’est pas le livre, ce n’est pas la couverture, le maroquin : c’est l’amitié. Mais si vous ne recevez pas ce cadeau avec la même amitié avec laquelle il vous est donné, vous ne le recevez pas du tout ! Vous l’empêchez d’exister comme un cadeau. Si quelqu’un, qui nous a fait don de la chose la plus précieuse qu’il ait pu nous donner, voit le livre qu’il nous a dédicacé, chez un bouquiniste, auquel nous l’avons revendu pour en tirer un bénéfice, il saura le prix que nous attachons à son amitié, que ce n’est rien pour nous, car si nous avions de l’amitié pour lui, nous n’aurions pas vu dans ce livre une chose dont on peut faire commerce, dont on peut tirer un bénéfice, nous aurions vu dans ce cadeau une présence, une personne, car à travers le cadeau, il y avait justement son amitié qui venait vers nous et qui appelait la nôtre.

 

Toute la dimension du cadeau, c’est une dimension d’amitié. Mais justement, cette dimension d’amitié, il est impossible que celui qui nous donne le livre – ou la montre ou le bracelet ou ce que vous voudrez – il est impossible que celui qui nous donne le livre construise, à lui tout seul, cette dimension d’amitié.

 

Il faut que notre « oui«  réponde au sien, que notre amitié aille à la rencontre de la sienne et alors le livre ou l’objet quelconque sera véritablement un cadeau, un échange, le sacrement de la présence et de l’amitié.

 

Eh bien ! C’est cela la création. Dieu ne crée pas comme le potier qui fabrique des vases, Dieu crée comme l’amitié. Dieu crée comme la sympathie est capable de créer. Vous savez ce que c’est que la sympathie ? Vous savez qu’on ne peut pas vivre sans sympathie, qu’une vie où il n’y a pas de sympathie, où il n’y a pas de présence humaine, où il n’y a pas de sourire, est une vie condamnée à mourir. Nous vivons du sourire, nous vivons de la sympathie, nous vivons de l’amitié et nous mourons de l’absence de sympathie et d’amitié. Et la plus grande puissance du monde, c’est justement cela : la sympathie, l’amitié, la bonté, l’amour.

 

Mais c’est une puissance que n’importe qui peut réduire à l’impuissance : il suffit de se fermer, il suffit de se boucler en soi-même, il suffit d’opposer le « non«  au « oui« , de refuser cette amitié et de se dérober à cette sympathie. Alors, plus rien ne se fait, quelle que soit la puissance de la générosité de celui ou de celle qui nous offrait sa sympathie et son amitié.

 

On a observé, dans les hôpitaux de Londres, que les petits poupons qui étaient soignés par leur mère, dont les mères prenaient part aux soins donnés par les infirmières, guérissaient deux fois plus vite que les autres. Il y avait donc dans leur organisme lui-même une espèce de vague de santé qui était déclenchée, qui était suscitée et produite par la présence de leur mère, à laquelle tout leur être devenait sensible.

 

Eh bien ! Telle est la puissance de Dieu : sa puissance créatrice, c’est ce rayon de sympathie, c’est cet élan d’amitié, c’est cette présence d’amour qui fait que le monde dans sa pensée, dans sa volonté est un cadeau, un échange, un témoignage, un sacrement de son amour ; et si nous ne répondons pas à cet amour, si nous n’apportons pas le consentement de notre « oui« , le monde n’est pas créé. C’est un faux monde, c’est un monde mutilé, c’est un monde défiguré, c’est un monde-objet, c’est un monde où ne passe plus le souffle de la présence et la lumière de l’amour. C’est un faux monde, celui que Dieu ne veut pas créer ! Car le seul monde qu’il puisse vouloir créer, c’est ce monde, où à travers l’univers qui nous entoure et dans lequel nous sommes enracinés, c’est le monde dans lequel il s’échange avec nous et nous avec lui.

 

Mais ce monde dont la première dimension est l’amour, Dieu ne peut pas le créer tout seul, pas plus que la vérité ne peut luire en vous, si vous vous bouchez les oreilles, pas plus que la musique ne peut résonner en vous, si vous faites du bruit avec vous-même, pas plus que l’amour ne peut prendre racine dans votre intimité, si votre coeur se ferme à son appel.

 

Justement le monde, le vrai monde n’est pas une mécanique. Le vrai monde, c’est l’ostensoir de la tendresse divine, c’est le sacrement de sa Présence, c’est le don de son Amour. Et c’est pourquoi justement le véritable savant – qui est un contemplatif – le véritable savant peut trouver dans le monde, dans les cailloux, dans les insectes, peut trouver dans la matière et dans l’atome, peut trouver la joie, la joie d’une rencontre, parce que justement, le monde est plein de cette pensée et de cette tendresse divines, jusque dans le caillou que nous foulons au pied et qui n’existe que parce Dieu pense à lui et l’aime ou plutôt pense à nous et nous aime, à travers lui.

 

Dieu est donc encore victime, victime dans le monde, victime dans l’univers, victime dans la création, dans la mesure où nous ne prenons pas le monde à sa source, dans la mesure où nous ne le recevons pas à genoux, comme le cadeau de sa tendresse. Alors le monde se défait, comme une radio affolée ne nous transmet plus que, une épouvantable cacophonie. Le monde devient une cacophonie, il devient un rouleau compresseur, il devient le tremblement de terre, le tremblement de terre et le volcan ! Et Dieu souffre en tout cela, il souffre avant nous, plus que nous, en nous, pour nous.

 

Ce n’est donc pas parce que Dieu est impuissant d’une impuissance mécanique, c’est parce que le monde n’est pas une mécanique, c’est parce que la création n’est pas un pur objet sans signification, c’est parce que la création tout entière est le chant de son Amour que nous ne pouvons entendre qu’en étant accordés à son Amour, comme saint François quand il chante le Cantique du Soleil. Et si François l’a chanté, c’est justement parce que plus que personne, il a vu dans le monde un cadeau qu’il fallait recevoir à genoux.

 

Et c’est le plus beau témoignage de sa sainteté que il ait voulu, avant de mourir, sachant qu’il ne quittait rien, que la mort allait l’unir à tout davantage encore, en l’unissant plus profondément à Dieu, il ait voulu recueillir dans un immense bouquet d’allégresse et d’amour, il ait voulu presser toute cette création contre son coeur en entendant chanter le Cantique des Créatures parce qu’en chacune il entendait une note, une note de joie où l’éternel Amour se révèle et qui le chante.

 

Le monde n’existe pas encore, il n’est pas encore créé, comme nous ne sommes pas encore véritablement humains, comme nous ne sommes pas encore entièrement des personnes, comme nous n’avons pas encore conquis notre liberté, qui ne peut être que le fruit parfait d’un amour sans limites. Le monde est remis entre nos mains, comme nous sommes nous-même confiés à nous-même, et dans le monde comme en nous-même, c’est Dieu qui nous est confié.

 

Alors, ne disons pas : « C’est Dieu qui l’a voulu ! » Disons : « c’est Dieu qui est victime. » Mais disons justement : il ne faut pas ajouter, il ne faut pas ajouter à ce mal du monde le mal que nous pourrions faire nous-même. Il y en a assez pour nous submerger, il y en a assez pour tuer Dieu, cela suffit ! Il faut, au contraire, que nous nous sentions mobilisés par l’Évangile pour exorciser, pour endiguer le mal, pour en atténuer les effets, pour en extirper les racines.

 

Car celui qui a reposé sur le cœur, le cœur du Christ comme saint Jean, il ne peut pas, il ne peut plus être le complice du mal. Aussi bien, c’est saint Jean qui nous dit, nous rappelant notre tâche : c’est que nous sommes envoyés dans le monde pour porter la vie et la joie. C’est saint Jean qui nous dit : « Comment un homme pourrait-il prétendre qu’il aime Dieu qu’il ne voit pas, s’il n’aime pas son frère qu’il voit ? » (1 Jn. 4,20).

 

Saint François, d’après les Fioretti, a désarmé le loup de Gubbio. Il a fait un pacte d’amitié avec lui. Il lui a interdit de nuire et de faire du mal aux créatures de Dieu et il lui a promis qu’il serait nourri jusqu’à sa mort, s’il respectait ce pacte d’amitié. Cette exquise histoire est le symbole de cette victoire de François, cette victoire de la sainteté, qui ose justement, dans l’intention créatrice de l’éternel Amour, de cette victoire sur les forces de ténèbres et de haine.

 

Gandhi raconte lui-même – Gandhi le grand libérateur de l’Inde – que dans son ashram, dans son école-ermitage, que dans son école-ermitage où il y avait des enfants, des jeunes gens et des adultes, dans une région habitée par des serpents venimeux, il avait absolument interdit d’en tuer un seul et que, pendant 25 ans, il n’y a pas eu le moindre accident, justement parce que, les animaux sentaient cette atmosphère de bienveillance de la part de l’homme, ils n’étaient pas en défense, ils ne se sentaient pas menacés, comme les enfants étaient parfaitement tranquilles, couverts par la parole convaincue et convaincante de Gandhi qu’il ne leur arriverait aucun mal.

 

Le monde, ce n’est pas une réalité jetée devant nous comme un paquet que l’on puisse prendre brutalement avec les mains. Le monde est un secret d’amour et il y a autant de mondes qu’il y a de regards pour le percevoir, pour le connaître et pour le construire.

 

Nous voyons d’ailleurs aujourd’hui la formidable puissance qui est entre nos mains, cette puissance atomique qui donne le pouvoir sur le coeur même de la matière, sur les énergies les plus profondes de l’univers et nous savons bien que ce n’est pas Dieu qui jettera la bombe atomique, mais nous, mais nous.

 

Est-ce que le premier cri de la Bible, ce n’est pas le cri de l’innocence de Dieu ? Toute la Bible est remplie par ce cri de l’innocence de Dieu. Ce n’est pas Dieu qui a inventé la mort, ce n’est pas Dieu qui a inventé la douleur, l’agonie, la souffrance des innocents, pas plus qu’il n’a inventé le péché qui est un refus d’amour. Comme il est victime du péché, il est victime jusqu’à la mort de la Croix, victime de toutes les conséquences du péché.

 

Le mal, le spectacle du mal, le cri de la douleur humaine, et surtout les abîmes épouvantables de la méchanceté et de la cruauté humaines, nous appellent au secours, au secours de l’univers, de cette création déshonorée, au secours de l’homme, au secours de l’innocent bafoué et piétiné, mais davantage encore au secours de Dieu. Car là où il y a le mal, c’est le visage de Dieu qui est défiguré, comme le visage de la mère est assombri et déchiré par le mal qui atteint son enfant, et qui l’atteint plus elle-même que son enfant, parce qu’elle vit en lui et pour lui.

 

Ne répétons pas, ne répétons pas pas ces vieux clichés : « que Dieu le veut ! » « Qu’il calcule l’épreuve ! » « Qu’il nous attend au bout du laminoir ! » « Que c’est pour notre bien ! » Sans doute Dieu est toujours là, il est toujours là dans la mort, dans l’agonie, dans la maladie, dans le désespoir, dans la prison, dans l’hôpital, il est là sous l’échafaud, il est là au bout de la corde du pendu, il est là dans l’horreur de la haine et de la guerre, mais il est là comme la victime, il est là comme l’amour qui veut parer le coup, pour nous protéger, pour nous défendre, en nous enveloppant de sa Présence, en nous cachant dans son cœur. Mais ce n’est pas lui qui met en marche la machine infernale. C’est lui qui nous appelle à la détruire, c’est lui qui nous envoie pour guérir le mal, pour apaiser la souffrance, porter partout le sourire de sa tendresse.

 

Verlaine, qui n’était qu’un ivrogne et un débauché, mais qui dans sa faiblesse, savait que Dieu l’avait visité et pouvait le visiter encore a écrit ce mot si touchant :

« Allez, rien n’est meilleur à l’âme

Que de faire une âme moins triste ! »

 

Allez, rien n’est meilleur à l’âme que de faire une âme moins triste. Alors nous allons garder de cette méditation justement le désir ardent de ne pas ajouter au mal, de ne pas l’accroître, de ne pas le propager, de ne pas étaler notre souffrance pour multiplier celle des autres ! Cette volonté, au contraire, d’alléger la vie, d’y faire circuler la grâce et la tendresse, et d’éviter par-dessus tout, cette guerre atroce, cette guerre à coup d’épingles dans les relations de la vie quotidienne, d’éviter cette médisance derrière le dos qui tue la confiance, qui défait la réputation, qui empêche le rayonnement d’une vie et d’une action, car c’est dans ces toutes petites choses, c’est dans ces nuances infinitésimales de la vie quotidienne que le mal commence et qu’il a son aspect le plus horrible, parce que cela, nous pourrions l’éviter.

 

Il y a des coups de passions folles qui emportent un homme avant toute réflexion. Là, il est facile de comprendre et d’absoudre, parce que c’est une force de la nature qui jaillit et qui renverse une sensibilité trop fragile. Mais ces coups d’épingles, ces petites nuances perfides de la médisance, de la dureté, du mépris, de l’absence calculée, c’est cela qui commence, qui commence par défaire l’atmosphère, par y semer des miasmes et des germes de haine et de guerre. C’est cela qui empoisonne la vie des communautés, c’est cela qui empêche la Présence de Dieu de circuler et de se communiquer.

 

Il importe donc essentiellement, sachant que Dieu est toujours la première victime du mal, qu’il paie toujours pour nos défaillances. Pour le délivrer, pour le détacher de cette croix où il ne cesse d’être crucifié, il faut, il faut que nous sentions que notre vocation, est avec Jésus, de vaincre le mal dans sa racine, en nous d’abord, afin que chacun puisse devenir, puisse devenir autour de nous, une note d’amour et de joie dans le Cantique du Soleil. Que nous réalisions ainsi à chaque instant du jour le mot de Verlaine :

« Allez, rien n’est meilleur à l’âme

Que de rendre une âme moins triste ! »

 

Ou le mot non moins admirable de saint Jean de la Croix :

« Là où il n’y a pas d’amour,

Mettez l’amour et vous extrairez l’amour. »

 

 

(*) TRCUSLivre « Silence Parole de vie  »

Publié par Anne Sigier, Sillery, septembre 2001, 250 pages

ISBN : 2-89129-146-8